: Vrai ou faux L'euro a-t-il contribué à la baisse du pouvoir d'achat et à la désindustrialisation de la France, comme l'affirme Marine Le Pen ?
Les données montrent que l'euro n'a pas eu d'effet majeur sur l'évolution des prix. Le recul de l'industrie est, lui, comparable dans des pays qui ont refusé l'euro.
Exit la sortie de l'euro. A la différence de sa précédente campagne présidentielle en 2017, Marine Le Pen ne milite plus pour l'abandon de la monnaie unique européenne. Dans l'émission "Questions politiques" sur France Inter et franceinfo, dimanche 20 février, la candidate du Rassemblement national a expliqué avoir entendu "le message" des Français, favorables à "rester dans l'euro", vingt ans après son apparition dans nos porte-monnaie.
"Ça reste une monnaie qui a des inconvénients", a toutefois ajouté Marine Le Pen. Et la candidate d'avancer que "chacun sait la contribution qu'a eue l'euro à l'aggravation de la baisse du pouvoir d'achat" et "à la désindustrialisation de notre pays." Mais dit-elle vrai ou faux ?
Une inflation modérée depuis le passage à l'euro
Sur la question du pouvoir d'achat, une étude de l'Insee sur l'évolution des prix à la consommation depuis la mise en circulation de l'euro donne tort à Marine Le Pen. Entre 2002 et 2016, l'inflation s'est établie à 1,4% en moyenne par an. Un chiffre inférieur à celle des quinze années précédentes (+2,1 % en moyenne entre 1986 et 2001).
"On ne peut pas dire que l'inflation soit venue rogner sur le pouvoir d'achat des ménages français depuis la création de l'euro."
Stéphanie Villers, économiste spécialiste de la zone euroà franceinfo
La croissance moyenne du revenu disponible brut par habitant, qui sert de base au calcul du pouvoir d'achat, ne "colle pas" non plus avec la théorie de la candidate du RN, argumente Sandrine Levasseur, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Elle note qu'entre 2005 et 2020, cet indicateur a augmenté de 0,8% par an en moyenne en France, soit autant qu'au Royaume-Uni, qui a toujours rejeté la monnaie unique.
La conversion en euros des tarifs en francs a toutefois entraîné, à la marge, une hausse des prix, concède l'Insee dans une étude publiée en 2017. C'est l'effet de l'arrondi à l'euro supérieur. Par exemple, un produit initialement vendu 50 francs a pu être étiqueté à 8 euros, au lieu de 7,62 euros, le prix qui aurait correspondu au taux de conversion. Cet ajustement à la hausse n'a cependant eu qu'un "impact modéré" sur les prix dans leur ensemble, "de l'ordre de 0,1% à 0,2%", selon l'institut de la statistique.
Un écart entre la réalité et le ressenti
Reste que, dans l'esprit de beaucoup de Français, le passage à l'euro demeure associé à une dégradation du pouvoir d'achat. Le changement de monnaie a "nettement accru la divergence entre la mesure de l'inflation et la perception qu'en ont les ménages", relève également l'Insee. Le graphique de l'institut statistique ci-dessous illustre ainsi l'écart entre l'inflation perçue par les Français (en rouge) et l'évolution réelle des prix (en bleu), qui se creuse clairement à partir de 2001.
Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce décalage. Les consommateurs sont, d'une part, plus sensibles aux prix qui augmentent qu'à ceux qui baissent ou restent stables, "car ce sont les premiers qui peuvent constituer une menace pour l'équilibre de leur budget", analyse l'Insee. D'autre part, ils observent mieux les variations des prix s'agissant des produits fréquemment achetés.
"Le ménage français voit surtout ce qu'il paye au quotidien, comme les produits alimentaires ou le plein d'essence."
Stéphanie Villers, économiste spécialiste de la zone euroà franceinfo
Or, c'est justement sur ces produits du quotidien, comme la baguette de pain, que l'effet d'arrondi lors du passage à l'euro a été le plus marqué. A l'inverse, il a été "légèrement baissier" pour les gros appareils électroménagers, selon l'Insee.
Enfin, l'évolution des prix à la consommation est une moyenne, établie par rapport à un panier standard de biens. Mais en réalité, les habitudes de consommation varient sensiblement d'un ménage à un autre, d'un ouvrier résidant à la campagne à un cadre urbain. Néanmoins, "l'évolution des prix calculée avec des paniers différents de consommation diffère peu de l'inflation moyenne au cours des 15 dernières années", tempère l'Insee.
L'inflation actuelle n'a pas de lien avec l'euro
"Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas actuellement un problème de pouvoir d'achat", avertit Stéphanie Villers. Sous l'effet de la levée des restrictions sanitaires et de la reprise rapide de l'économie, notamment, l'inflation a bondi au cours des derniers mois. En France, elle a atteint 2,9% sur un an en janvier, selon les derniers résultats de l'Insee. Un niveau inédit depuis les années 1980. Sur la même période, elle s'élève même à 5,1% à l'échelle de la zone euro, d'après Eurostat.
Les prix de l'énergie se sont envolés et la facture s'est alourdie à la caisse du supermarché. "Les ménages les plus précaires ont vu leurs dépenses contraintes augmenter de manière inquiétante", reconnaît Stéphanie Villers. "Mais ce n'est en rien lié à l'euro", tranche l'économiste. Au contraire, l'euro est "une monnaie stable et relativement forte", qui permet dans une certaine mesure de faire office "de pare-feu contre la hausse des prix des matières premières" et de "limiter un tantinet la casse", estime la spécialiste.
"De manière générale, l'Europe se désindustrialise"
S'il est donc impossible d'attribuer à l'euro une détérioration du pouvoir d'achat, peut-on en revanche dire qu'il a contribué au recul de l'industrie en France, comme l'avance aussi Marine Le Pen ? Les expertes interrogées par franceinfo ne sont pas de cet avis. "La désindustrialisation est un phénomène plus ancien que le passage à l'euro, qui date du milieu des années 1970", rappelle en premier lieu Sandrine Levasseur. Un phénomène qui ne touche d'ailleurs pas exclusivement la France. "De manière générale, l'Europe se désindustrialise", aussi bien dans les pays utilisant l'euro que dans les autres, relève un rapport de l'Observatoire des territoires publié en 2018.
La France est cependant le pays qui a subi la désindustrialisation "le plus durement durant les dernières décennies", relevait pour sa part France stratégie dans une note de 2020. Depuis 1991, la part de l'industrie dans le produit intérieur brut français a reculé de 7,5 points, et elle s'établissait à 13,4% en 2018, contre 25,5% en Allemagne (en recul de 5,4 points). Le Royaume-Uni a suivi une trajectoire similaire à celle de la France. Le graphique ci-dessous, extrait du rapport de France stratégie, montre à nouveau que le recul de l'industrie ne dépend pas de l'appartenance ou non à la zone euro.
Avec le passage à l'euro, la France a toutefois dû renoncer à une arme économique : la dévaluation compétitive. Ce mécanisme consiste à baisser le taux de change de la monnaie nationale pour devenir plus compétitif que les économies concurrentes, et ainsi favoriser ses exportations. Historiquement, l'industrie française a eu besoin de ces dévaluations pour que ses produits restent attractifs, pointe le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la désindustrialisation, publié en janvier. Mais en adhérant à l'euro, la France a délégué sa politique monétaire à la Banque centrale européenne, et n'a donc plus cette possibilité. Cependant, "la dévaluation compétitive ne fonctionnait qu'à court terme. Et en règle générale, l'Italie dévaluait à son tour dans les mois suivants", rembobine Sandrine Levasseur. La perte de cette arme ne saurait donc pas expliquer à elle seule la désindustrialisation de la France.
De mauvais choix face à la concurrence des pays émergents
En réalité, le passage à l'euro a surtout mis en lumière les faiblesses de l'industrie française. Stéphanie Villers insiste également sur le rôle d'un autre événement, concomitant à l'adoption de la monnaie unique : l'entrée de la Chine, "devenue l'usine du monde", dans l'Organisation mondiale du commerce, en décembre 2001. Dans un contexte de montée en puissance des pays émergents, le rapport de l'Assemblée nationale pointe comme une des premières causes de la désindustrialisation "la préférence des grands groupes français" pour les délocalisations, plutôt que de rechercher "une montée en gamme". "Le choix de la rentabilité à court terme a primé sur l’investissement", poursuit le texte.
"La France est restée positionnée sur du moyen de gamme. Elle est donc fortement concurrencée par des pays émergents aux coûts salariaux plus faibles."
Sandrine Levasseur, économiste à l'OFCEà franceinfo
Pour se différencier, l'Allemagne a davantage misé sur "une technologie plus innovante et sur des produits de qualité haut de gamme", creusant l'écart avec la France, complète Stéphanie Villers. La désindustrialisation française est donc liée à des facteurs plus profonds que le passage à l'euro. "Ce n'est pas la monnaie qui a fait que l'on s'est retrouvés sans industries", conclut l'économiste.
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