Adhésion de l'Ukraine : l'Union européenne risque-t-elle de devenir ingouvernable à plus de 30 membres ?

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel
France Télévisions
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La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et le président du Conseil européen, Charles Michel, à Bruxelles (Belgique) lors d'un sommet européen, le 9 février 2023. (NICOLAS MAETERLINCK / BELGA / MAXPPP)
L'arrivée de l'Ukraine dans l'UE est quasiment acquise, mais elle risque aussi de chambouler beaucoup de choses. La question de la révision des traités, hautement inflammable, est notamment sur la table.

C'est quasiment acquis, l'Union européenne (UE) va grandir. Elle doit même, selon le président du Conseil européen Charles Michel, être prête à accueillir l'Ukraine, la Moldavie et les pays des Balkans "d'ici à 2030". La question de l'élargissement de l'UE au-delà de ses 27 membres a longtemps été bloquée par plusieurs Etats, dont la France. Mais la guerre en Ukraine a tout changé. La preuve ? Lors d'un déplacement à Kiev, mardi 2 octobre, la ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna a lancé qu'elle se trouvait à "l'intérieur des futures frontières de l'Union européenne", selon des propos rapportés par L'Express.

Le sujet doit d'ailleurs être abordé lors d'une réunion informelle des chefs d'Etats et de gouvernement à Grenade (Espagne), vendredi 6 octobre, au lendemain de la troisième réunion de la Communauté politique européenne, où presque tous les pays du continent sont représentés. Si une grande partie des Vingt-Sept sont désormais d'accord concernant la relance de la machine de l'élargissement, les modalités de celui-ci font débat. 

L'abandon du droit de veto envisagé

La question qui obsède les diplomates européens est celle de l'opportunité de modifier les règles de gouvernance de l'UE. Il faut dire qu'il y a urgence, tant les processus de décision peuvent être lents, comme la réforme du marché européen de l'électricité, toujours pas bouclée, l'a illustré. "L'Union risque de devenir ingouvernable à 30 ou plus, en rendant les prises de décisions toujours plus longues, alors que nous vivons dans un monde qui évolue toujours plus rapidement", explique à franceinfo Gaëlle Marti, professeure de droit public à l'université Lyon 3. L'experte fait partie des douze co-auteurs d'un rapport commandé par les ministères français et allemands des Affaires étrangères, et qui porte sur les pistes de réformes en vue d'un élargissement.

Plusieurs hypothèses y sont envisagées pour rendre l'UE plus efficace, dont l'abandon "du droit de veto dans les domaines dans lesquels il est utilisé, comme la fiscalité ou la défense", explique la spécialiste. Une façon de s'assurer qu'un pays comme la Hongrie, dirigée par le proche de Vladimir Poutine, Viktor Orban, ne puisse plus bloquer un paquet de sanctions à l'encontre de la Russie. Le rapport propose également de revoir le nombre de commissaires européens, un par pays à l'heure actuelle, ainsi que le nombre de parlementaires. "On ne peut pas simplement ajouter encore des députés à la proportionnelle du poids démographique des nouveaux membres, le Parlement européen est déjà l'un des plus gros au monde", confirme à franceinfo Steven Blockmans, directeur du Centre pour l'étude des politiques européennes.

Pour ajouter de la lisibilité à l'UE, le rapport propose aussi d'harmoniser les lois électorales des Etats membres lors des élections européennes, que les compétences des institutions soient plus explicites, mais aussi que le Parlement et le Conseil s'accordent sur un mode de désignation du président de la Commission, pour rendre le processus plus démocratique. Les experts ne vont cependant pas jusqu'à proposer le droit d'initiative au Parlement européen, qui permettrait aux eurodéputés de proposer des lois. Réclamé depuis longtemps par les élus, il est pour le moment réservé à la Commission européenne.

Vers une révision des traités ?

Si l'Europe doit évoluer, se pose, dès lors, l'épineuse question de la modification des traités qui gouvernent l'UE. Les douze experts proposent ainsi d'organiser une convention qui associerait experts, élus et citoyens européens "et permettrait d'assurer davantage de transparence", souligne Gaëlle Marti. L'adoption de modifications des traités devrait ensuite être ratifiée par les Etats membres, dans certains cas par référendum "selon les règles des pays". Au risque de revivre le psychodrame qui a suivi le rejet français et néerlandais de la Constitution européenne en 2005. 

De quoi refroidir certains des Vingt-Sept. "Il est clair que l'Allemagne est prête, mais d'autres Etats membres ne veulent pas en entendre parler", expliquait ainsi une source diplomatique à franceinfo. Et la France ? Preuve que le sujet est important, c'est l'Elysée qui a tenu à répondre à nos questions, initialement envoyées au ministère des Affaires étrangères. Mais l'entourage d'Emmanuel Macron reste pour l'instant mutique sur les intentions du chef de l'Etat, préférant renvoyer à "une décision collective européenne".

La tentation de continuer à "droit constant"

Face au peu d'empressement de certains pays pour changer les règles du jeu, les responsables européens risquent de devoir composer avec l'existant. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a ainsi invité les Etats à ne "pas attendre" une modification des traités pour élargir l'UE, lors de son discours sur l'état de l'Union prononcé le 13 septembre. Il faut dire que la question du poids de l'Ukraine intégrée dans l'UE rend urgente une adaptation des règles. En plus de ses 40 millions de citoyens, le pays pourrait monopoliser une grande partie des subventions européennes, au détriment des autres Etats membres. Une analyse interne du Conseil de l'UE, révélée mercredi par le Financial Times, estime ainsi que l'adhésion de l'Ukraine, la Géorgie, la Moldavie et six pays des Balkans à l'UE "couperait de 20% les subventions de la politique agricole commune (PAC) aux Etats membres" et transformerait certains bénéficiaires du budget européen, comme la Pologne ou l'Estonie, en contributeurs nets.

Les chiffres alarmistes sont cependant débattus entre les spécialistes du sujet. "Les calculs que nous avons faits montre que l'arrivée de l'Ukraine ne bousculera pas totalement les équilibres financiers", pointe auprès de franceinfo Steven Blockmans. Dans leur rapport, les douze experts franco-allemands préconisent d'ailleurs d'augmenter le budget de l'UE, mais aussi de le rendre plus flexible en cas de crise. "On peut également imaginer revoir la façon dont fonctionne la PAC", ajoute Steven Blockmans. Des objectifs justement réalisables sans changement de traité. 

"Il est possible de faire beaucoup de choses sans modifier les traités, notamment en utilisant les accords d'adhésion signés par les pays candidats."

Steven Blockmans, directeur de recherche au Centre pour l'étude des politiques européennes

à franceinfo

De plus, assure le chercheur, certaines dispositions, "comme la réduction du nombre de commissaires européens" sont d'ailleurs déjà prévues "par le traité de Lisbonne" adopté en 2007, mais "jamais appliquées". Faire avancer l'UE "à droit constant" risque cependant de raviver des fractures anciennes, en laissant penser que l'Europe se fait sans ses peuples, même "si les accords d'adhésions doivent être adoptés par chaque Etat membre". Les Européens vont devoir se montrer créatifs. "L'UE a toujours su s'adapter, modère Steven Blocksman. Nous avons tout de même accueilli dix pays en même temps en 2004 : c'était un big bang, mais nous avons su l'accompagner."

L'une des solutions pourrait être la mise en place de plusieurs "cercles" d'intégration. Les douze experts proposent ainsi que certains pays volontaires à l'intérieur de l'UE puissent aller plus loin en termes d’intégration politique ou économique. "Mais attention, cela ne veut pas dire une union à deux vitesses, car le reste des Etats membres devraient toujours respecter les traités, notamment l'Etat de droit", précise Gaëlle Marti. Une option déjà proposée en 2017 par Emmanuel Macron, lors du discours de la Sorbonne.

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