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"Clause Molière" : que pensent les ouvriers de l'obligation de parler français sur les chantiers ?

Reportage sur deux chantiers parisiens très cosmopolites, où la barrière de la langue peut créer quelques incompréhensions. Les ouvriers ne s'en plaignent pas, les chefs d'équipe sont plus partagés.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des ouvriers sur le chantier de l'Arena 92, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 11 mars 2015 (photo d'illustration). (MAXPPP)

"Ne parler que français sur les chantiers ? Cela n'arrivera jamais." L'idée fait rire Paulo, ouvrier brésilien, qui prend sa pause déjeuner avec deux collègues portugais sur le chantier de plusieurs immeubles de bureaux dans le 15e arrondissement de Paris, jeudi 16 mars. Parler français, c'est pourtant la règle que défend une partie de la classe politique, à droite. Le 9 mars, le conseil régional d'Ile-de-France, présidé par Valérie Pécresse (Les Républicains), a adopté une règle qui s'appliquera à tous les marchés publics gérés par la région. Surnommée "clause Molière", elle impose aux entreprises candidates de n'employer que des ouvriers maîtrisant le français, ou de payer un interprète.

Plusieurs autres régions (Hauts-de-France, Normandie, Auvergne-Rhône-Alpes...), des départements (Haut-Rhin, Charente) et des villes (Montfermeil, Chalon-sur-Saône) ont adopté des mesures similaires, invoquant la lutte contre le recours aux travailleurs détachés venus de pays membres de l'Union européenne, mais aussi "la sécurité des travailleurs sur les chantiers", comme l'a expliqué Valérie Pécresse.

Franceinfo s'est rendu sur deux gros chantiers parisiens (non concernés par la clause, car ils ne sont pas gérés par la région), afin de demander aux ouvriers si la barrière de la langue leur posait problème.

"L'être humain s'adapte, on arrive toujours à se comprendre"

Le chantier situé dans 15e arrondissement de la capitale ressemble effectivement à une auberge espagnole. "On a des Turcs, des Portugais, des Roumains, des Polonais, des Slovaques, des Maghrébins", énumère Romain, logisticien. Selon ses estimations, 60% des quelques centaines d'ouvriers présents sont de nationalité étrangère, et "20% ne parlent pas du tout le français". Le chantier vient d'accueillir un gros contingent d'Italiens, venus installer les grandes vitres qui recouvrent la façade. "On arrive toujours à se faire comprendre", rassure Romain, faisant signe vers son collègue : "Lui parle italien. Si j'ai besoin de me faire comprendre, je vais le voir."

Alexandre, conducteur de travaux, est en charge des Italiens. Leur langue, il l'a apprise sur les chantiers, de même que des rudiments d'espagnol et de portugais. Tout le monde ne peut pas en dire autant, mais ce n'est pas grave. "Nos réunions se font quand même en français, ou en anglais si besoin. On a fait des réunions de sécurité dans la langue des poseurs." Et au quotidien, quand il ne maîtrise pas la langue d'un ouvrier, "l'être humain s'adapte. Si on n'arrive pas à parler, on fait des gestes et on finit par se comprendre." Son entreprise exige tout de même qu'il y ait toujours au moins un francophone chez les sous-traitants étrangers, pour servir de relais avec les autres.

"Trouver quelqu'un qui parle français ici, c'est super difficile"

De l'autre côté de la capitale, dans le 17e arrondissement, au pied du futur palais de justice de Paris, qui doit être inauguré en juin et dont le chantier est d'une autre ampleur, on constate aussi la grande diversité des nationalités et des langues. On croise un peintre égyptien, qui a appris le français grâce à ses enfants et sert d'interprète à des collègues originaires du Maghreb ; deux Roumains qui travaillent en France depuis l'entrée de leur pays dans l'UE et sont devenus parfaitement bilingues ; des Espagnols qui déclinent nos questions, craignant de ne pas assez maîtriser la langue pour y répondre. Mais les ouvriers, presque unanimes, assurent que tout le monde maîtrise le vocabulaire de base, et que la débrouille permet d'éviter les incompréhensions.

Des ouvriers sur le chantier du futur palais de justice de Paris, porte de Clichy (17e arrondissement), le 17 mars 2017. (LOUIS BOY / FRANCEINFO)

Les chefs d'équipe, en revanche, sont plus mitigés. "Trouver quelqu'un qui parle français ici, c'est super difficile", assure Mustafa, chargé de l'installation du système d'alertes incendies. L'équipe avec laquelle il travaille est composée de Turcs, comme lui, et d'Albanais, et il estime "qu'environ 10% d'entre eux parlent français". Les réunions se font pourtant dans la langue de Molière, et c'est lui qui traduit à ses compatriotes, pendant qu'un Albanais plus francophone que les autres fait de même pour les siens. Mustafa plaide pour l'embauche d'ouvriers plus à l'aise avec la langue : "Il y a trop souvent des erreurs. Parfois, le chef ne passe pas par moi et explique directement la tâche à l'ouvrier. Puis c'est lui qui vient me voir pour me dire que mon gars a monté le système à l'envers", soupire-t-il.

"Il ne connaissait pas le mot 'refaire'"

Sébastien, technicien en charge du réseau électrique, constate lui aussi que le fait de ne pas maîtriser la langue occasionne des incompréhensions. Le matin même, il a dû venir en aide à un collègue pakistanais perdu devant un schéma et une liste de tâches à accomplir. "On lui demandait de refaire un chant plat [un morceau de bois qui habille l'encadrement d'une porte]. Mais il ne connaissait pas le mot 'refaire' ni les termes 'chant plat'", raconte-t-il. Tous deux ont fini par se comprendre : "Il ne peut pas faire une phrase avec sujet-verbe-complément, mais il a des rudiments. C'est un peu 'my taylor is rich', version française."

Si certains ouvriers sont perplexes face à l'argument de la sécurité qui justifient les "clauses Molière" – "les consignes sont accompagnées de dessins, donc il n'y a pas d'incompréhension possible", estime un chef d'équipe –, Sébastien est plus partagé. "Pour certains corps de métiers, comme le gros œuvre ou l'électricité à courant fort, la langue peut freiner la compréhension de consignes de sécurité particulièrement complexes."

Un panneau détaille les consignes de sécurité devant l'entrée d'un chantier dans le 15e arrondissement de Paris, le 16 mars 2017. (LOUIS BOY / FRANCEINFO)

Pour autant, comme d'autres, il est sceptique sur l'intérêt de la mesure qu'imposera désormais la région Ile-de-France dans ses appels d'offres. "A mon avis, c'est surtout une mesure protectionniste. Et il risque d'y avoir un manque de main d'œuvre", juge l'électricien. "Le BTP est un secteur en crise, le métier est dur et physique, on y côtoie des gars qui sont un peu rudes... Je pense que la mentalité des Français, aujourd'hui, fait que peu de gens voudraient travailler dans ce domaine." Pour les ouvriers rencontrés ce jour-là, il n'y a donc pas de vrai problème avec la francophonie sur les chantiers. Comme si la "clause Molière" cherchait à soigner une maladie imaginaire.

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