: Reportage "Ici, je me sens bien" : à Bobigny, des mineures exilées trouvent refuge dans une maison réservée aux femmes
VĂȘtements et chaussures s'entassent dans le salon de la Women's house ("maison des femmes" en français) de Bobigny (Seine-Saint-Denis). "Il me va bien, non ?" Maria*, espiĂšgle, essaie un pantalon orange Ă pattes d'Ă©lĂ©phant devant le miroir. L'association d'aide aux exilĂ©s Utopia 56, qui gĂšre la maison, vient de recevoir des dons. Ce dimanche soir d'octobre, accompagnatrices et rĂ©sidentes s'affairent Ă trier les objets encore utilisables de ceux qui ne le sont pas. L'ambiance est chaleureuse. Une femme tresse les cheveux d'une autre devant une sĂ©rie de Nollywood (l'industrie du cinĂ©ma au Nigeria) Ă la tĂ©lĂ©vision. Une autre pianote sur son portable en commentant, amusĂ©e, les essayages de ses voisines. Dans la cuisine, un plat aux arachides mijote et dĂ©gage une odeur rĂ©confortante.
"Ici, je me sens bien, c'est calme", glisse Maria, ancienne résidente de la maison. Ouverte en avril 2021 par Utopia 56, en collaboration avec Médecins sans frontiÚres, la Women's house héberge neuf femmes étrangÚres qui n'ont pas encore réussi à faire reconnaßtre leur minorité. Pour bénéficier de l'aide sociale à l'enfance (ASE), les mineurs étrangers non accompagnés (MNA, anciennement appelés mineurs isolés) qui arrivent en France doivent faire reconnaßtre leur minorité lors d'une évaluation faite par les services départementaux.
Une difficile reconnaissance de minorité
Selon un rapport du Sénat (document PDF) de 2021, 55% des personnes évaluées sont déboutées à l'issue de ce processus. A Paris, selon les estimations de la mairie, seuls 33% des 8 500 jeunes qui auront fait une évaluation d'ici la fin de l'année 2023 seront reconnus comme mineurs.
Souvent, les papiers d'identitĂ© ne sont pas considĂ©rĂ©s comme fiables pour prouver la minoritĂ©. D'autres fois, "l'Ă©valuateur estime que les incohĂ©rences dans le rĂ©cit des jeunes, leur 'maturitĂ©' ou leur 'morphologie' ne permettent pas de prouver qu'ils sont mineurs", poursuit MaĂ«lle Vi Van, avocate en droits des Ă©trangers. Les jeunes sont par exemple interrogĂ©s sur l'Ăąge de leurs oncles et tantes, sur leurs souvenirs d'un Ă©vĂ©nement comme la pandĂ©mie de Covid-19. "C'est un peu ridicule pour un jeune qui n'a pas Ă©tĂ© scolarisĂ©. Et puis dans certaines cultures, la dĂ©finition de parent n'est pas la mĂȘme qu'en France et l'Ăąge n'est pas une donnĂ©e importante", ajoute l'avocate.
Awa*, ancienne rĂ©sidente de la Women's house, se souvient d'une Ă©valuation dont elle ignorait mĂȘme l'objectif. "C'Ă©tait long, j'Ă©tais fatiguĂ©e. Personne ne m'a dit pourquoi on me posait toutes ces questions", explique l'Ivoirienne de 18 ans, assise dans le canapĂ© du salon. Lorsque ces jeunes ne sont pas reconnues mineures, elles peuvent faire un recours devant un juge. "Mais cela prend des mois", explique Coline, 24 ans, coordinatrice de la maison. "En attendant qu'une nouvelle dĂ©cision soit prise, elles sont remises Ă la rue." Car lorsqu'un jeune n'est pas reconnu mineur, il est de facto considĂ©rĂ© majeur et sa situation relĂšve des services de l'Etat. Mais les structures d'accueil pour adultes sont trĂšs souvent saturĂ©es.
"Comme une coloc de dix jeunes"
Jusqu'en juillet 2023, la mairie de Paris pouvait héberger les mineures à l'hÎtel le temps de leurs recours, mais ce dispositif a pris fin cet été. "Nous avons proposé à l'Etat un immeuble pour héberger les jeunes dont le recours est en cours d'examen, mais nous avons essuyé un refus", défend Dominique Versini, adjointe à la mairie de Paris en charge des droits de l'enfant et de la protection de l'enfance. Un autre foyer, situé dans le 15e arrondissement, peut accueillir 40 jeunes, mais il va fermer ses portes à la fin de l'année.
La Women's house est donc l'un des rares endroits à prendre en charge les mineurs qui déposent un recours, et spécialement les filles. En deux ans, elle a accueilli 32 "bambinettes", comme elle les surnomme, dont 17 ont été reconnues mineures par la suite. Elles sont originaires de CÎte d'Ivoire, de Guinée, du Congo, du Nigeria. Certaines sont arrivées seules, d'autres accompagnées. "Elles peuvent rester le temps qu'elles veulent, jusqu'à ce qu'elles soient prises en charge par l'ASE", poursuit Coline, la coordinatrice. Le séjour le plus court était de trois semaines, le plus long d'un an.
"Notre but est de crĂ©er un 'safe space', un endroit sĂ©curisant oĂč elles peuvent se reconstruire, se reposer, loin des mauvais souvenirs et des regards."
Coline, coordinatrice de la "Women's house"Ă franceinfo
Pour que le sĂ©jour se passe au mieux, la Women's house a des rĂšgles prĂ©cises. Personne ne pose de questions aux jeunes femmes sur leur Ăąge ou leur parcours, afin de ne pas leur faire revivre les interrogatoires de l'administration. Les rĂ©sidentes se rĂ©partissent les tĂąches mĂ©nagĂšres et les courses. En semaine, elles doivent respecter un couvre-feu Ă 21 heures, ramenĂ© Ă minuit le week-end. Aucun garçon n'est autorisĂ© Ă rester dormir pour respecter le principe de non-mixitĂ©. "Ce sont des ados qui viennent de diffĂ©rentes cultures, donc forcĂ©ment, il peut y avoir des diffĂ©rends, mais c'est comme une coloc de dix jeunes", observe Coline.Â
Chaque nuit, une femme membre de l'association reste veiller de 20 heures à 9 heures. "La nuit est calme, les femmes se détendent, regardent des séries, discutent⊠Moi, je suis là pour répondre à leurs demandes", explique Evane, "veilleuse" quatre nuits par mois.
Des sorties au musée et des concerts de rap
Utopia 56 propose aussi des activitĂ©s sportives et culturelles aux exilĂ©es. Des leçons d'escalade, de boxe anglaise, de foot ou de handball rĂ©servĂ©es aux femmes sont proposĂ©es. "On a pu les emmener Ă des concerts de rap, Ă la patinoire, au musĂ©e, visiter Paris", se rappelle Coline. "J'ai fait des ateliers de dessin, de peinture. Une sortie Ă la tour EiffelâŠ", illustre Awa. En juillet dernier, un camp Ă©questre s'est tenu en Occitanie et des rĂ©sidentes ont pu sĂ©journer en dehors de Bobigny chez des hĂ©bergeurs solidaires.
"Au début, ici, j'étais timide, je restais dans ma chambre. Mais les filles sont venues me parler et petit à petit, je me suis sentie à l'aise."
Awa, ancienne résidente ivoirienneà franceinfo
Des ateliers de sensibilisation à la sexualité et à la vie affective ont aussi été instaurés. Des infirmiÚres et des sages-femmes sont en lien régulier avec les jeunes filles. Dans la maison, les résidentes ont accÚs à des protections hygiéniques, du maquillage et des préservatifs. La réappropriation de son corps et de sa sexualité fait partie du processus de reconstruction des résidentes.
Un parcours marqué par les violences sexuelles
Car la plupart des jeunes filles qui arrivent à Bobigny ont derriÚre elles un parcours jalonné par les violences sexuelles. Seules les anciennes résidentes, plus confiantes, ont accepté de se confier à ce sujet. "J'ai quitté la CÎte d'Ivoire en 2021 parce que mon pÚre voulait me marier de force", raconte Awa, assise à l'écart dans une chambre. "J'ai réussi à rejoindre le Maroc avec une tante, mais il y avait trop de violences", livre-t-elle.
"J'ai travaillé dans une famille au Maroc pour payer ma traversée, mais ils n'étaient pas bien avec moi, ils me battaient. L'homme me demandait des choses que je ne voulais pas faire."
AwaĂ franceinfo
Selon un rapport de 2022 (document PDF) du Centre Primo LĂ©vi, spĂ©cialisĂ© dans l'accueil des personnes victimes de torture, les femmes reprĂ©sentent 50,5% des dĂ©placĂ©s dans le monde et presque toutes ont subi des violences sexuelles. En France, un tiers des femmes exilĂ©es disent avoir Ă©tĂ© victimes de violences sexuelles, selon une autre Ă©tude du Lancet RĂ©gional Health publiĂ©e en septembre.Â
AprĂšs avoir rĂ©coltĂ© suffisamment d'argent pour traverser la MĂ©diterranĂ©e, Awa raconte avoir une nouvelle fois subi les avances de passeurs. "Quand tu es une fille, tu es toujours en danger. Les hommes attendent toujours quelque chose de toi, des choses sexuelles. Il y a tellement de violences sur le cheminâŠ", poursuit-elle Ă voix basse. "C'est pour ça que la non-mixitĂ© soulage, quand on a vĂ©cu des choses avec des hommes pas gentils, on ne veut plus avoir affaire Ă eux."
A ses cĂŽtĂ©s, Maria acquiesce. Elle Ă©voque un moment qu'elle "n'oubliera jamais". Alors qu'elle avait quittĂ© la CĂŽte d'Ivoire pour fuir les violences de son beau-pĂšre, elle a rencontrĂ© une "dame" sur le chemin qui l'a aidĂ©e jusqu'en AlgĂ©rie. Elles sont arrivĂ©es Ă Oran, oĂč "des hommes n'arrĂȘtaient pas de [leur] demander des choses sexuelles", relate-t-elle lentement. La dame qui l'accompagnait a mis fin Ă ses jours. Pour Maria, son suicide est une consĂ©quence de ces violences sexistes.
Un avenir Ă construire
Pour pouvoir se reconstruire aprĂšs un tel parcours, Awa a Ă©tĂ© suivie pendant un an par une psychologue lors de son sĂ©jour Ă la Women's house. Aujourd'hui, comme Maria, elle a Ă©tĂ© prise en charge par l'ASE et vit dans un hĂŽtel d'Ile-de-France. Elle a entamĂ© un CAP commerce et rĂȘve d'ouvrir une boutique de vĂȘtements. "En me baladant avec mes copines d'ici, j'ai rencontrĂ© mon petit ami qui travaille en boulangerie. Il est MNA comme moi", confie-t-elle dans un sourire.
Les autres résidentes suivent des parcours professionnels pour devenir assistante sociale, esthéticienne ou encore cuisiniÚre. "On les voit arriver toutes fatiguées, et il y a plusieurs révolutions", observe Coline. "La premiÚre, c'est la premiÚre fois qu'elles rient et prennent plaisir à prendre soin d'elles. La seconde, c'est lorsqu'elles sont prises en charge par l'ASE, elles deviennent hyper-bavardes." Awa revient d'ailleurs trÚs souvent voir celles qu'elle considÚre comme "sa famille". Mais d'autres filles attendent. Selon l'adjointe Dominique Versini, en ce moment, "il y a une augmentation trÚs importante du nombre de jeunes" qui arrivent chaque jour à Paris.
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée
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