Reportage "Ici, je me sens bien" : à Bobigny, des mineures exilées trouvent refuge dans une maison réservée aux femmes

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des résidentes de la "Women's house" de Bobigny (Seine-Saint-Denis), un centre réservé aux jeunes mineures non accompagnées, le 8 octobre 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)
Depuis plus de deux ans, l'association Utopia 56 loue une maison en Seine-Saint-Denis pour héberger des migrantes dont la minorité n'a pas été reconnue par l'Etat. Elles y trouvent un accompagnement juridique et social et peuvent y rester jusqu'à leur majorité.

Vêtements et chaussures s'entassent dans le salon de la Women's house ("maison des femmes" en français) de Bobigny (Seine-Saint-Denis). "Il me va bien, non ?" Maria*, espiègle, essaie un pantalon orange à pattes d'éléphant devant le miroir. L'association d'aide aux exilés Utopia 56, qui gère la maison, vient de recevoir des dons. Ce dimanche soir d'octobre, accompagnatrices et résidentes s'affairent à trier les objets encore utilisables de ceux qui ne le sont pas. L'ambiance est chaleureuse. Une femme tresse les cheveux d'une autre devant une série de Nollywood (l'industrie du cinéma au Nigeria) à la télévision. Une autre pianote sur son portable en commentant, amusée, les essayages de ses voisines. Dans la cuisine, un plat aux arachides mijote et dégage une odeur réconfortante.

"Ici, je me sens bien, c'est calme", glisse Maria, ancienne résidente de la maison. Ouverte en avril 2021 par Utopia 56, en collaboration avec Médecins sans frontières, la Women's house héberge neuf femmes étrangères qui n'ont pas encore réussi à faire reconnaître leur minorité. Pour bénéficier de l'aide sociale à l'enfance (ASE), les mineurs étrangers non accompagnés (MNA, anciennement appelés mineurs isolés) qui arrivent en France doivent faire reconnaître leur minorité lors d'une évaluation faite par les services départementaux.

Une difficile reconnaissance de minorité

Selon un rapport du Sénat (document PDF) de 2021, 55% des personnes évaluées sont déboutées à l'issue de ce processus. A Paris, selon les estimations de la mairie, seuls 33% des 8 500 jeunes qui auront fait une évaluation d'ici la fin de l'année 2023 seront reconnus comme mineurs.

Des résidentes et bénévoles de la "Women's house" de Bobigny trient des vêtements dans le salon, le 8 octobre 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Souvent, les papiers d'identité ne sont pas considérés comme fiables pour prouver la minorité. D'autres fois, "l'évaluateur estime que les incohérences dans le récit des jeunes, leur 'maturité' ou leur 'morphologie' ne permettent pas de prouver qu'ils sont mineurs", poursuit Maëlle Vi Van, avocate en droits des étrangers. Les jeunes sont par exemple interrogés sur l'âge de leurs oncles et tantes, sur leurs souvenirs d'un événement comme la pandémie de Covid-19. "C'est un peu ridicule pour un jeune qui n'a pas été scolarisé. Et puis dans certaines cultures, la définition de parent n'est pas la même qu'en France et l'âge n'est pas une donnée importante", ajoute l'avocate.

Awa*, ancienne résidente de la Women's house, se souvient d'une évaluation dont elle ignorait même l'objectif. "C'était long, j'étais fatiguée. Personne ne m'a dit pourquoi on me posait toutes ces questions", explique l'Ivoirienne de 18 ans, assise dans le canapé du salon. Lorsque ces jeunes ne sont pas reconnues mineures, elles peuvent faire un recours devant un juge. "Mais cela prend des mois", explique Coline, 24 ans, coordinatrice de la maison. "En attendant qu'une nouvelle décision soit prise, elles sont remises à la rue." Car lorsqu'un jeune n'est pas reconnu mineur, il est de facto considéré majeur et sa situation relève des services de l'Etat. Mais les structures d'accueil pour adultes sont très souvent saturées.

"Comme une coloc de dix jeunes"

Jusqu'en juillet 2023, la mairie de Paris pouvait héberger les mineures à l'hôtel le temps de leurs recours, mais ce dispositif a pris fin cet été. "Nous avons proposé à l'Etat un immeuble pour héberger les jeunes dont le recours est en cours d'examen, mais nous avons essuyé un refus", défend Dominique Versini, adjointe à la mairie de Paris en charge des droits de l'enfant et de la protection de l'enfance. Un autre foyer, situé dans le 15e arrondissement, peut accueillir 40 jeunes, mais il va fermer ses portes à la fin de l'année.

La Women's house est donc l'un des rares endroits à prendre en charge les mineurs qui déposent un recours, et spécialement les filles. En deux ans, elle a accueilli 32 "bambinettes", comme elle les surnomme, dont 17 ont été reconnues mineures par la suite. Elles sont originaires de Côte d'Ivoire, de Guinée, du Congo, du Nigeria. Certaines sont arrivées seules, d'autres accompagnées. "Elles peuvent rester le temps qu'elles veulent, jusqu'à ce qu'elles soient prises en charge par l'ASE"poursuit Coline, la coordinatrice. Le séjour le plus court était de trois semaines, le plus long d'un an.

"Notre but est de créer un 'safe space', un endroit sécurisant où elles peuvent se reconstruire, se reposer, loin des mauvais souvenirs et des regards."

Coline, coordinatrice de la "Women's house"

à franceinfo

Pour que le séjour se passe au mieux, la Women's house a des règles précises. Personne ne pose de questions aux jeunes femmes sur leur âge ou leur parcours, afin de ne pas leur faire revivre les interrogatoires de l'administration. Les résidentes se répartissent les tâches ménagères et les courses. En semaine, elles doivent respecter un couvre-feu à 21 heures, ramené à minuit le week-end. Aucun garçon n'est autorisé à rester dormir pour respecter le principe de non-mixité. "Ce sont des ados qui viennent de différentes cultures, donc forcément, il peut y avoir des différends, mais c'est comme une coloc de dix jeunes", observe Coline. 

Maria cuisine à la "Women's house" de l'association Utopia 56 à Bobigny, le 8 octobre 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Chaque nuit, une femme membre de l'association reste veiller de 20 heures à 9 heures. "La nuit est calme, les femmes se détendent, regardent des séries, discutent… Moi, je suis là pour répondre à leurs demandes", explique Evane, "veilleuse" quatre nuits par mois.

Des sorties au musée et des concerts de rap

Utopia 56 propose aussi des activités sportives et culturelles aux exilées. Des leçons d'escalade, de boxe anglaise, de foot ou de handball réservées aux femmes sont proposées. "On a pu les emmener à des concerts de rap, à la patinoire, au musée, visiter Paris", se rappelle Coline. "J'ai fait des ateliers de dessin, de peinture. Une sortie à la tour Eiffel…", illustre Awa. En juillet dernier, un camp équestre s'est tenu en Occitanie et des résidentes ont pu séjourner en dehors de Bobigny chez des hébergeurs solidaires.

"Au début, ici, j'étais timide, je restais dans ma chambre. Mais les filles sont venues me parler et petit à petit, je me suis sentie à l'aise."

Awa, ancienne résidente ivoirienne

à franceinfo

Des ateliers de sensibilisation à la sexualité et à la vie affective ont aussi été instaurés. Des infirmières et des sages-femmes sont en lien régulier avec les jeunes filles. Dans la maison, les résidentes ont accès à des protections hygiéniques, du maquillage et des préservatifs. La réappropriation de son corps et de sa sexualité fait partie du processus de reconstruction des résidentes.

Un parcours marqué par les violences sexuelles

Car la plupart des jeunes filles qui arrivent à Bobigny ont derrière elles un parcours jalonné par les violences sexuelles. Seules les anciennes résidentes, plus confiantes, ont accepté de se confier à ce sujet. "J'ai quitté la Côte d'Ivoire en 2021 parce que mon père voulait me marier de force", raconte Awa, assise à l'écart dans une chambre. "J'ai réussi à rejoindre le Maroc avec une tante, mais il y avait trop de violences", livre-t-elle.

"J'ai travaillé dans une famille au Maroc pour payer ma traversée, mais ils n'étaient pas bien avec moi, ils me battaient. L'homme me demandait des choses que je ne voulais pas faire."

Awa

à franceinfo

Selon un rapport de 2022 (document PDF) du Centre Primo Lévi, spécialisé dans l'accueil des personnes victimes de torture, les femmes représentent 50,5% des déplacés dans le monde et presque toutes ont subi des violences sexuelles. En France, un tiers des femmes exilées disent avoir été victimes de violences sexuelles, selon une autre étude du Lancet Régional Health publiée en septembre. 

Des protections hygiéniques mises à disposition des résidentes de la Women's house de Bobigny, le 8 octobre 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Après avoir récolté suffisamment d'argent pour traverser la Méditerranée, Awa raconte avoir une nouvelle fois subi les avances de passeurs. "Quand tu es une fille, tu es toujours en danger. Les hommes attendent toujours quelque chose de toi, des choses sexuelles. Il y a tellement de violences sur le chemin…", poursuit-elle à voix basse. "C'est pour ça que la non-mixité soulage, quand on a vécu des choses avec des hommes pas gentils, on ne veut plus avoir affaire à eux."

A ses côtés, Maria acquiesce. Elle évoque un moment qu'elle "n'oubliera jamais". Alors qu'elle avait quitté la Côte d'Ivoire pour fuir les violences de son beau-père, elle a rencontré une "dame" sur le chemin qui l'a aidée jusqu'en Algérie. Elles sont arrivées à Oran, où "des hommes n'arrêtaient pas de [leur] demander des choses sexuelles", relate-t-elle lentement. La dame qui l'accompagnait a mis fin à ses jours. Pour Maria, son suicide est une conséquence de ces violences sexistes.

Un avenir à construire

Pour pouvoir se reconstruire après un tel parcours, Awa a été suivie pendant un an par une psychologue lors de son séjour à la Women's house. Aujourd'hui, comme Maria, elle a été prise en charge par l'ASE et vit dans un hôtel d'Ile-de-France. Elle a entamé un CAP commerce et rêve d'ouvrir une boutique de vêtements. "En me baladant avec mes copines d'ici, j'ai rencontré mon petit ami qui travaille en boulangerie. Il est MNA comme moi", confie-t-elle dans un sourire.

Les autres résidentes suivent des parcours professionnels pour devenir assistante sociale, esthéticienne ou encore cuisinière. "On les voit arriver toutes fatiguées, et il y a plusieurs révolutions", observe Coline. "La première, c'est la première fois qu'elles rient et prennent plaisir à prendre soin d'elles. La seconde, c'est lorsqu'elles sont prises en charge par l'ASE, elles deviennent hyper-bavardes." Awa revient d'ailleurs très souvent voir celles qu'elle considère comme "sa famille". Mais d'autres filles attendent. Selon l'adjointe Dominique Versini, en ce moment, "il y a une augmentation très importante du nombre de jeunes" qui arrivent chaque jour à Paris.

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée

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