Reportage Elections en Pologne : à la frontière avec la Biélorussie, un long mur dresse un danger de plus sur la route des exilés

Article rédigé par Valentine Pasquesoone - Envoyée spéciale en Pologne
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Une partie du mur à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, le 8 octobre 2023 à Jurowlany (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)
L'immigration est l'un des enjeux des élections législatives polonaises, dimanche. Le parti au pouvoir, Droit et Justice, défend son bilan, notamment la construction d'un mur de près de 200 km à la frontière avec la Biélorussie.

Chaque jour, Husam sort du centre d'hébergement et marche plusieurs kilomètres dans une ville de l'est polonais. Il y a quatre mois, le jeune Yéménite a tenté à trois reprises d'entrer en Pologne depuis la Biélorussie, en franchissant une barrière métallique de 5,5 mètres de haut et 186 km de long plantée à la frontière. "Nous avons vu plusieurs personnes tomber", relate l'exilé aux cheveux noirs et longs, montrant une cicatrice à son poignet, séquelle des barbelés. A sa quatrième tentative, et à l'aide d'une échelle de fortune, Husam a finalement pu sauter sans être repoussé par les forces polonaises. 

>> L'article à lire pour comprendre l'enjeu des élections législatives en Pologne

Ce mur, érigé en moins d'un an face à des mouvements migratoires instrumentalisés par la Biélorussie, est au cœur des élections législatives en Pologne, dimanche 15 octobre. Ce même jour, le parti ultraconservateur Droit et Justice (PiS) au pouvoir organise un référendum portant notamment sur les migrations. Une façon de "légitimer son programme anti-migrants", selon Human Rights Watch.

Le PiS demande aux Polonais s'ils souhaitent maintenir ou détruire cette barrière, qu'il considère comme un puissant levier contre les arrivées irrégulières. Pourtant, les traversées continuent, même si elles n'atteignent plus les niveaux de 2021. Plus de 20 000 tentatives ont été recensées entre janvier et août, selon la porte-parole régionale des gardes-frontières citée par le Guardian.

Des routes plus dangereuses

"Coûte que coûte, il fallait traverser", raconte d'une voix discrète l'exilé partageant la chambre d'Husam. L'hiver dernier, le jeune homme a tenté quatre fois de contourner le mur. En certains points de la frontière, des plans d'eau laissent croire à un franchissement plus facile. Mais le jeune homme a été repoussé plusieurs fois de Pologne, avant de parvenir à passer par l'eau glaciale, en plein mois de décembre.

"Des recherches nous montrent que ce type de dissuasion [les murs] incite les migrants et les passeurs à emprunter des routes plus dangereuses", relève Hanne Beirens, directrice du Migration Policy Institute Europe. "Ces murs n'ont un effet que pour des petites zones, dans le cas où ils ferment entièrement des lieux. Pas dans une situation où vous avez des rivières, des forêts."

"Il est très difficile de fermer entièrement une frontière."

Hanne Beirens, directrice du Migration Policy Institute Europe

à franceinfo

Bialowieza, dernière forêt primaire d'Europe entre la Pologne et la Biélorussie, est devenue un lieu privilégié de passage. Le massif à la végétation dense est un havre de biodiversité, autant qu'un environnement hostile sur le chemin de l'exil. En foulant son sol boueux, on aperçoit de nombreux arbres tombés au sol, une végétation haute et des marais très présents. Au loin, le long du mur, une voiture de police diffuse un message d'alerte aux migrants : "Vous êtes en train d'enfreindre la loi. Si vous voulez venir en Europe, retournez au consulat et demandez un visa."

La forêt de Bialowieza (Pologne), le 8 octobre 2023. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Au fil de ses tentatives de passage, Martial* a vécu des jours reclus dans une forêt de la frontière, à "boire de l'eau sale" et sans nourriture. Le visage souriant du jeune Africain se ferme à mesure qu'il se confie sur sa traversée, "un moment très difficile de la vie". C'était lors d'une nuit sombre, à deux heures du matin, "pour être invisible". Martial raconte avoir placé des morceaux de bois sur des barbelés pour s'en protéger, puis s'être enfoncé dans une rivière jusqu'à la poitrine. "La traversée de l'eau a duré trois heures, on se tenait par la main. Vous entrez dans l'eau, vous ne savez pas ce qui va arriver", se remémore-t-il. "Il y avait beaucoup de peur. Tu te dis que tu es face à ton destin, et que tu vas peut-être mourir." Et parmi ceux qui ont préféré franchir le mur, "beaucoup de gens se sont cassé les jambes".

Des blessés graves

Dans la région de Varsovie, une connaissance de Martial, Ruth, revient d'un cours de polonais. "Je ne peux pas rester debout très longtemps", souligne d'une voix timide cette Congolaise de 21 ans. Elle montre son pied droit puis le tiroir de son bureau, rempli de médicaments. Il y a près d'un an, Ruth est tombée du mur en essayant de passer en Pologne pour la troisième fois. La jeune femme voulait prendre un autre chemin, mais des soldats biélorusses, dit-elle, l'ont forcée à monter sur une échelle collée au mur, avant de la retirer. Tombée sur le sol polonais, "je n'arrivais pas à marcher, j'essayais de ramper. Mon pied me faisait tellement mal." 

Des médicaments pris par Ruth, notamment contre la douleur, après sa chute du mur à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, le 9 octobre 2023 dans la région de Varsovie (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

L'hôpital d'Hajnowka, situé à une vingtaine de kilomètres de la frontière, est l'un des premiers points d'arrivée de ces blessés du mur. Tomasz Musiuk traverse le couloir des urgences, où des dizaines de migrants étaient alités au plus fort de la crise. Ces derniers temps, ils sont moins nombreux et occupent plutôt des lits de chirurgie orthopédique et de traumatologie. "Avant, on voyait des patients déshydratés et épuisés, qui avaient faim. Souvent, quelques heures aux urgences leur suffisaient", expose le directeur adjoint de l'hôpital. 

"Il y a des cas de fractures du bassin ou de la colonne vertébrale. Ils sont clairement liés aux blessures subies par ces migrants quand ils tombent du mur."

Tomasz Musiuk, directeur adjoint de l'hôpital d'Hajnowka

à franceinfo

Jarek et Joasia, un couple d'habitants quinquagénaires originaires du village de Bialowieza qui donne son nom à la forêt, sont devenus des habitués de l'hôpital. Bénévoles pour le groupe d'aide aux exilés Grupa Granica, ils agissent comme représentants légaux, informant et veillant au respect des droits des migrants blessés. À l'hôpital, "on amène des affaires pour que la personne se sente bien, pour sa dignité. On contacte les familles", décrit Joasia. Tous deux gardent en mémoire ces corps abîmés par la frontière. Cette jeune Somalienne au bassin fracturé, ou "les blessures ouvertes" d'une Syrienne aux jambes brisées par la chute.

Une aide humanitaire difficile à acheminer

Dans la petite municipalité paisible de Jarek et Joasia, quatre camions militaires se suivent dans une allée résidentielle, suivis d'un cinquième véhicule de l'armée, vingt minutes plus tard. Leur passage contraste avec le calme de ces quelques rues aux maisons de bois, en bordure de la forêt. Des hélicoptères sillonnent la zone, tandis que l'accès au mur est contrôlé par des soldats et gardes-frontières. Au mois d'août, la Pologne a annoncé le déploiement de 10 000 soldats, craignant des "provocations" de membres de la milice Wagner installés en Biélorussie et une nouvelle crise migratoire orchestrée depuis Minsk.

Aleksandra Chrzanowska à Bialowieza (Pologne), le 7 octobre 2023. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Cet imposant dispositif militaire fait qu'"il est beaucoup plus difficile pour nous d'aider ces personnes", prévient Aleksandra Chrzanowska, de Grupa Granica et de l'association pour l'intervention juridique. A la frontière, Grupa Granica peut recevoir à tout moment des messages d'appels à l'aide, avec des géolocalisations. "Assez souvent, nous n'avons pas le temps de les atteindre", rapporte l'humanitaire.

"Il y a de plus en plus de soldats, de garde-frontières et de policiers qui fouillent la forêt. De nombreux exilés sont arrêtés et refoulés, même quand ils veulent demander l'asile."

Aleksandra Chrzanowska

à franceinfo

Début septembre, des membres du groupe ont tenté d'aider deux hommes soudanais au cœur de la forêt. "L'armée les a attrapés et a menotté tout le monde, y compris nos bénévoles."

Des médicaments et du matériel médical pour aider des exilés à la frontière, le 8 octobre 2023 à Sokolka (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Plus au nord de la frontière, Bartosz Jakubowski, de la fondation Ocalenie, se tient prêt à intervenir. Dans l'appartement dans lequel bénévoles et salariés se relaient pour l'aide aux exilés, des médicaments, défibrillateurs, barres énergétiques et batteries s'accumulent sur les étagères, prêts à être distribués à la frontière. Pour Bartosz aussi, la présence militaire a sensiblement réduit le nombre d'alertes et d'interventions. "Avant, les forces de l'ordre n'allaient pas chercher les migrants dans la forêt. Maintenant, vous avez une ligne de soldats qui les cherchent, et ils sont très efficaces, témoigne-t-il. Nous, nous devons être invisibles". A l'approche de l'hiver et de conditions encore plus hostiles près du mur, "tout cela empêche un peu d'aider" les exilés.

*Le prénom a été modifié pour préserver l'anonymat de la personne.

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