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"C'est liberticide" : le recensement des étrangers en hébergement d'urgence inquiète les associations

Le gouvernement a récemment informé les acteurs de l'hébergement d'urgence de l'arrivée prochaine d'"équipes mobiles" dans leurs centres, afin de recenser les étrangers sans-abri. Préoccupées, les associations ont saisi le Défenseur des droits. 

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Une banderole "Un toit pour tous" devant un centre d'hébergement d'urgence à Lyon (Rhône), le 6 février 2017.  (ROMAIN COSTASECA / CITIZENSIDE / AFP)

Elles dénoncent une réforme "portant gravement atteinte aux droits fondamentaux des personnes étrangères hébergées dans les centres". Dans un communiqué publié lundi 18 décembre, 25 associations chargées d'accueillir et d'héberger des personnes sans-abri en France annoncent avoir saisi le Défenseur des droits, Jacques Toubon, après la diffusion de deux circulaires prévoyant le recensement des personnes étrangères dans leurs centres d'accueil. 

Ces circulaires des ministères de l'Intérieur et de la Cohésion des territoires, datant des 8 et 12 décembre selon la Fédération des acteurs de la solidarité, "prévoient en effet l’envoi d’équipes mobiles constituées d’agents de l’Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) et du service étranger des préfectures dans les centres d’hébergement", "en vue d’identifier les personnes de nationalité étrangère." Marquant leur inquiétude, les signataires appellent le Défenseur des droits à "intervenir auprès du gouvernement", afin que ces dispositions "ne soient pas mises à exécution"

Interrogées par franceinfo, plusieurs de ces associations dénoncent un projet  "liberticide" et "dangereux", remettant directement en cause le principe d'un accueil inconditionnel en hébergement d'urgence. Alors que le ministère de l'Intérieur tempère, le Défenseur des droits, lui, s'interroge sur le respect des droits des étrangers, dans un tel contexte de recensement. 

"Connaître la situation des personnes hébergées"

Dévoilée par plusieurs médias dont Le Monde, une circulaire du 12 décembre, cosignée par le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb et le ministre de la Cohésion des territoires Jacques Mézard, prévoit l'"examen des situations administratives dans l'hébergement d'urgence". Le document ne manque pas de rappeler, dans un premier temps, un article-clé du Code de l’action sociale et des familles (CASF), qui garantit que "toute personne sans-abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence." Tout en "réaffirmant" cette inconditionnalité, et ce que l'on soit français ou étranger, le gouvernement appelle à "bâtir localement un dispositif de suivi administratif robuste des personnes étrangères" dans ces centres. 

Pour cela, la circulaire prévoit la mise en place "progressive" d'équipes "mobiles", composées de personnels des préfectures et d'agents de l'OFII. Annonçant leur venue au moins un jour en avance, ces équipes seront chargées d'orienter les personnes étrangères vers d'autres structures, en fonction de leur situation. Le gouvernement promet une "orientation vers un logement pérenne" pour les personnes sans-abri bénéficiant d'une "protection internationale" et un "accès (...) à l'hébergement des demandeurs d'asile" pour ceux qui ont ce statut ou souhaitent l'obtenir. Mais pour les "personnes en situation irrégulière", ayant reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF), la circulaire prévoit "une aide au retour" ou l'orientation "vers un dispositif adapté, en vue de l'organisation d'un départ contraint"

Face aux inquiétudes des associations, le ministère de l'Intérieur, interrogé par franceinfo, se défend de toute remise en cause des droits existants. La circulaire a "pour objet de connaître la situation des personnes hébergées et de leur proposer au plus vite la solution qui leur est la mieux adaptée", assure le ministère. Ce dernier le garantit : ce dispositif "n'aura pas pour effet de 'remettre à la rue' des personnes prises en charge en hébergement d'urgence pendant la période hivernale, y compris lorsqu’elles sont en situation irrégulière". 

La circulaire n’aura pas pour effet d’autoriser les 'équipes mobiles' à venir procéder à des contrôles d’identité ni, à fortiori, à des interpellations d’étrangers en situation irrégulière dans les lieux d’hébergement. 

Le ministère de l'Intérieur

à franceinfo

Contacté par franceinfo, le ministère de l'Intérieur annonce dans le cadre de ce dispositif la "mobilisation de 20 000 logements, d’ici la fin 2018, destinés aux bénéficiaires d’une protection internationale", et "la création de 5 000 nouvelles places de centres provisoires d'hébergement pour les réfugiés les plus fragiles". Quelque 7 500 places seront créées en parallèle, entre 2018 et 2019, pour les demandeurs d'asile. 

"Il y a là une atteinte à des fondamentaux"

La Fédération des acteurs de la solidarité, qui recense plus de 800 organismes de lutte contre l'exclusion en France, est à l'origine de la saisine du Défenseur des droits sur ce texte. Les principales associations d'accueil et d'hébergement d'urgence en France – Emmaüs, la Fondation Abbé-Pierre, le Secours catholique ou la Fondation de l'Armée du Salut – sont parmi les signataires de cette saisine. "Ce rassemblement associatif est assez inhabituel et montre bien la gravité de la situation", alerte Florent Gueguen, directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité. Le 8 décembre, le responsable associatif et les représentants d'une vingtaine d'autres associations ont quitté précipitamment une réunion place Beauvau, au cours de laquelle ce dispositif leur avait été présenté. "Les associations se sont mises en commun pour s'opposer à la mise en œuvre de cette circulaire liberticide", explique Florent Gueguen, racontant comment le ministère leur a "expressément indiqué que l'objectif était d'accroître les mesures d'éloignement" des étrangers sans-abri en situation irrégulière. 

Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, se remémore des velléités similaires de la part d'autorités locales. "Certains préfets demandaient aux centres de leur donner la liste des bénéficiaires, et de ne plus prendre en charge les personnes déboutées du droit d'asile", se souvient-il, mais cela n'avait pas donné de suite." Cette fois-ci, le contexte semble différent. "Là, nous sentons une volonté forte, organisée au plus haut niveau de l’Etat, qui crée des moyens pour agir assez vite. Ça nous inquiète énormément", reconnaît Christophe Robert.  

Il y a là une atteinte à des fondamentaux. L’accueil inconditionnel, c’est le socle de notre action. Les associations ne peuvent pas s’engager dans une logique de tri.

Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre

à franceinfo

Les centres d'accueil et d'hébergement d'urgence "sont des lieux de protection de la personne", abonde Florent Gueguen. "Nous nous refusons de participer à des mesures de coercition et de contrôle, ce n'est pas notre rôle !", insiste-t-il. Selon lui, ce dispositif est même "dangereux". "Si des étrangers sans-abri n'ont plus confiance en nos associations, ils ne viendront plus. Cela va donc augmenter le nombre de personnes à la rue et de campements de migrants", affirme-t-il, catégorique. Une conséquence qui, selon plusieurs associations, ira directement à l'encontre de l'objectif présenté par Emmanuel Macron, cet été : n'avoir plus aucun migrant "dans les rues" d'ici la fin de l'année. 

Le Défenseur des droits s'interroge

Jacques Toubon, le Défenseur des droits, a ainsi reçu la saisine des associations ce lundi. Mais il n'a pas attendu leur action pour interroger le ministère de l'Intérieur. Contactés par franceinfo, les services du Défenseur des droits confirment avoir déjà prévenu le gouvernement de leurs interrogations – et de leurs inquiétudes – à l'égard du dispositif. A l'instar des associations, ils ont souhaité alerter sur les risques de remise en cause de l'accueil inconditionnel en hébergement d'urgence, et d'éloignement de certains étrangers sans-abri de ces structures. "Or, ce sont des gens déjà en très grande vulnérabilité", s'inquiètent les services du Défenseur des droits. "Les femmes, les enfants malades, ce sont eux que l'on va 'trier' désormais." L'institution rappelle en effet que depuis plusieurs années, du fait d'une saturation des centres d'hébergement d'urgence en France, s'opère déjà "une priorisation des publics" dans ces structures. "Dans certaines circonstances, si des personnes sans-abri ont une obligation de quitter le territoire et ne sont pas en situation de 'particulière vulnérabilité', elles peuvent être laissées à la rue", expliquent les services du Défenseur des droits. 

Avec le ministère de l'Intérieur s'occupant du sujet, on est alors étranger avant d'être une personne sans domicile fixe. En termes de droits fondamentaux, cela devient vraiment compliqué. 

Les services du Défenseur des droits

à franceinfo

Le Défenseur des droits s'interroge également sur l'accompagnement social et l'accès aux droits des étrangers en hébergement d'urgence, avec l'intervention de ces "équipes mobiles" mandatées par le gouvernement. Ces dernières doivent en effet, selon la circulaire annonçant le dispositif, "informer les personnes sur leurs droits et les procédures applicables", et "s’assurer qu’elles ont pu faire valoir l’ensemble de leurs droits". L'institution saisie par les associations lundi s'interroge sur la réelle application de ces mesures. "Les agents des préfectures vont donc expliquer les droits en matière de séjour et les recours possibles des étrangers contre leurs propres décisions ? Nous pouvons nous interroger sur les garanties mises en place pour que ces informations soient loyales", relèvent les services du Défenseur des droits, notant par exemple l'absence, à ce stade, d'interprètes dans ce dispositif. 

Jacques Toubon et ses équipes attendent désormais la réponse du ministère de l'Intérieur sur leurs interrogations. "Sur la question de l'inconditionnalité, nous pouvons nous réserver la possibilité d'intervenir devant la Cour européenne des droits de l'homme", annoncent-ils à franceinfo. Quant à la Fédération des acteurs de la solidarité, elle examine, avec les autres associations signataires, "la faisabilité d'une saisine du juge administratif" pour faire annuler cette circulaire tant remise en cause. 

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