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Reportage Togliatti, une ville-usine suspendue au destin de Renault en Russie

Depuis 2012, Renault est l’actionnaire majoritaire de l'usine AvtoVAZ à Togliatti, d'où sortent les Lada. Dans le "Detroit russe", les habitants redoutent le départ du constructeur français qu'ils n’ont pourtant pas toujours porté dans le cœur.

Article rédigé par Sylvain Tronchet - Anastasia Sedukhina
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
A Togliatti, berceau d’Avtovaz, deux générations de Lada garées côte à côte. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

À la réception du Lada Resort, l'un des meilleurs hôtels de Togliatti, trois horloges sont accrochées au mur : l'une indique l'heure locale, les deux autres celles de Paris et de Tokyo. Si cette ville de 700 000 habitants, à 1 100 kilomètres au sud-est de Moscou tutoie les grandes capitales mondiales, c'est qu'elle abrite le siège d'AvtoVAZ depuis sa création en 1970.

Plus qu'un siège en réalité : une gigantesque usine automobile, qui fut l'une des plus grandes du monde sous l'URSS, propriété aujourd'hui à 68% de l'alliance Renault-Nissan. Ici, dans cette ville renommée en 1964 en mémoire de l'ancien dirigeant communiste italien Palmiro Togliatti, on fabrique des Lada, depuis la légendaire "Jigouli", et désormais aussi des Renault et des Dacia, destinées au marché russe.

Le "bâtiment bleu", siège d’AvtoVAZ à Togliatti (Russie).
 (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

L'usine à l'arrêt par manque de composants

Mais aujourd'hui, Renault, sous pression, s'interroge. Et la ville également. "On ne sait pas ce que vont faire les Français, se lamente Zoulfia, magasinière chez AvtoVAZ, et bien sûr que ça m'inquiète." Comme beaucoup de femmes russes de sa génération, cette quadragénaire élève seule son fils étudiant. "Il va falloir que je trouve un deuxième boulot en avril et en mai", souffle-t-elle. Il y a quelques jours, Zoulfia et ses collègues ont appris que l'usine allait être de nouveau arrêtée. Avec les sanctions, certains composants n'arrivent plus jusqu'au bord de la Volga. "On nous impose de prendre nos vacances d'été en avril", peste Irina, une collègue de Zoulfia. Toutes les deux ont dit non. La vie est trop dure à Togliatti pour sacrifier ses congés estivaux, expliquent-elles. Et tant pis si leur salaire sera divisé par deux. Elles ont l'habitude. Elles se débrouilleront.

La guerre en Ukraine a tout remis en cause. Et semble avoir brisé un élan que même le Covid n'avait pas réussi à enrayer. Depuis 2017, AvtoVAZ avait renoué avec les bénéfices. C'était pourtant loin d'être gagné quand le Français a pris le contrôle de l'usine en 2012. "Les installations étaient en très mauvais état, se souvient Piotr Zolotaryov, ancien responsable syndical à la retraite depuis 2017, après 33 ans passés sur la chaîne. Certaines machines dataient du début de l'usine, les ateliers étaient mal ventilés, l'été, on s'effondrait à cause de la chaleur. On était très loin des standards européens", explique-t-il. AvtoVAZ avait tenté un premier mariage avec General Motors qui avait notamment accouché d'une drôle de voiture : la Chevrolet Niva. "Le gouverneur de la région avait acheté la première, se souvient Piotr en riant, quand il est venu en prendre livraison, devant toute l'usine, les portières refusaient de se fermer !" L'union américano-russe capote. Les Français seront les sauveurs de l'industriel russe.

Dans les rues de Togliatti, berceau d’Avtovaz, on croise parfois d’antiques Lada toujours en état de marche, comme ce modèle 1200 S.
 (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Des réformes douloureuses dans la mémoire de tous

Mais le traitement de choc est douloureux. En quatre ans, l'usine perd la moitié de ses 70 000 salariés. "Les gens étaient méfiants au début quand la direction française est arrivée, se souvient Leonid Emchanov, président du syndicat indépendant d'AvtoVAZ. La première chose qu'ils ont promise c'est qu'il y aura des licenciements, mais que ceux qui restent seront augmentés. Seulement, il n'y pas eu d'augmentation réelle, juste quelques kopeks…" Les syndicats protestent à l'époque. Mais les méthodes de la direction, héritées de l'Union soviétique, sont encore extrêmement brutales. "Alors qu'on organisait une grève, j'ai été enlevé dans le hall de mon immeuble en partant au travail, tôt le matin", se remémore Piotr Zolotaryov.

"Les vigiles d'AvtoVAZ nous ont emmené dans la forêt avec un ami, et ils ont menacé de s'en prendre à nous."

Piotr Zolotaryov, ancien responsable syndical à la retraite

à franceinfo

Tous admettent que la culture d'entreprise a changé depuis cette époque. Et les conditions de travail se sont améliorées. Mais la vie reste dure à Togliatti. Les salaires sont faibles, aux alentours de 35 000 roubles par mois (un peu plus de 370 euros). "C'est moins que les Roumains chez Dacia", peste Leonid Emchanov. "Les Français ont également revendu les sanatoriums, les jardins d'enfants, les centres de vacances dont nous disposions", regrette le leader syndical. "La ville s'est appauvrie depuis l'arrivée de Renault", analyse Pavel Kaledine, un journaliste indépendant de Togliatti. "L'usine s'est débarrassée d'équipements socioculturels que la ville n'a pas les moyens d'entretenir et de développer. Les Français ont changé de fournisseurs, et des entreprises sous-traitantes ont dû fermer ici."

Alexandre Kalinine et Anna Perova dans les locaux du syndicat indépendant d’AvtoVAZ, à Togliatti (Russie).
 (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

La fin de l'âge d'or des ouvriers d'AvtoVAZ

Irina constate le déclin de la cité-usine : "Cette ville a été construite grâce à AvtoVAZ. Les gens venaient ici pour gagner de l'argent. Mais maintenant, ça ne vaut plus le coup, on peut trouver ailleurs du travail avec un meilleur salaire." Au syndicat indépendant, Alexandre Kalinine, un conducteur d'engin, fait les comptes : "Plus de la moitié des gens que je connais chez AvtoVAZ ont un deuxième boulot. Ils sont taxi, livreurs…" Dans la ville, les publicités pour les avocats qui proposent de regrouper des crédits pour faire face au surendettement fleurissent sur les abribus.

Mais c'est aussi grâce à Renault que le groupe occupe une place de solide leader sur le marché russe. Les informations selon lesquelles le constructeur français pourrait se désengager de Russie inquiètent tout le monde. "C'est très douloureux de lire que Renault va partir parce qu'ils ont fait beaucoup de bien à AvtoVAZ," déplore Andreï Ivanoff, qui dirige une petite entreprise de peinture, fournisseur d'AvtoVAZ, dans la ville voisine de Samara. "Moi, j'ai déjà dû mettre cinq personnes en vacances forcées. Sur 25 salariés, c'est énorme !"

"Nous ne voulons pas le départ des Français, même s'ils ne nous ont pas toujours très bien traités", tempère Anna Perova, qui va partir à la retraite après 32 ans comme opératrice de production. "Bien sûr, tout le monde se sent mal aujourd'hui, poursuit cette femme truculente qui devient sombre soudainement et choisit ses mots avec prudence. Les événements qui se déroulent en Ukraine ne plaisent à personne. Les Ukrainiens sont sous les bombes. Et pour nous qui sommes ici, vous voyez les conséquences de cette opération militaire."

"Nous voulons que cette opération se termine le plus tôt possible, que la paix revienne en Ukraine. Et que nous puissions recommencer à travailler normalement."

Anna Perova

à franceinfo

Les appels au boycott, les sanctions internationales qui coupent l'usine de certains composants essentiels ne sont pas vraiment compris à Togliatti. L'un des rares Français qui restent encore sur place, Jordan Delafosse, le constate tous les jours en ce moment. "Beaucoup de mes collègues russes ont l'impression qu'on les punit comme s'ils avaient fait quelque chose de mal, raconte ce jeune ingénieur en mission pour un prestataire de Renault depuis presque trois ans. Les gens qui appellent au boycott ne perçoivent pas la réalité de ce qu'est Renault ici. Nous, on produit des véhicules, pour une catégorie de gens pas spécialement aisés. Et les gens ici se disent : mais en fait, vous nous en voulez à nous ? C'est très difficile à admettre et à comprendre."

Rester, partir ?

Sa compagne, Ievguenia Slabienko, a monté un petit jardin d'enfants avec un encadrement en langue anglaise. Elle ressent déjà les premiers effets de la crise qui s'annonce. "Les prix grimpent sur tout un tas de produits, explique-t-elle, et une partie de ma clientèle a des problèmes financiers. J'ai peur qu'ils me quittent parce que je ferai partie des premières dépenses qu'ils supprimeront."

Le couple est surtout confronté à une situation imprévue. Jordan vient d'apprendre que les projets de développement sur lesquels il travaille sont gelés. S'il n'a plus de contrat, il ne pourra pas rester en Russie. "J'ai deux enfants d'une précédente union qui ont des liens très forts avec leur père, explique Ievguenia. Et je suis attachée à mon pays. L'idée de quitter ma famille me fend le cœur. Je suis en plein conflit personnel." La jeune femme envisage l'avenir avec inquiétude. "Je commence à réaliser que nous n'aurons plus de vêtements de bonne qualité pour les enfants, peut-être plus de nourriture de bonne qualité non plus, confie-t-elle. Quand je vois tous ces magasins qui ferment, c'est comme si on me disait : vous n'êtes plus la bienvenue. Et je le vis très mal."

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