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Reportage "On a l'amputation facile" : le récit d'un médecin français au poste médical de Bakhmout, en Ukraine

Article rédigé par Agathe Mahuet - Laurent Macchietti
Radio France
Publié
Temps de lecture : 4 min
Aarsène Sabanieev est un médecin franco-ukrainien. Il vient de passer trois semaines au poste médical avancé de Bakhmut en Ukraine, sous les bombardements russes.  (Aarsène Sabanieev)

C’est le front le plus disputé depuis des semaines, en Ukraine : la région de Bakhmout, dans le Donbass, sur laquelle s’acharne l’armée russe et que défendent avec force les soldats Ukrainiens. Là-bas, les pertes militaires sont énormes et les médecins proches des combats le constatent chaque jour.      

C’est très chaotique, très sale, beaucoup de boue, beaucoup de sang". Le poste médical n’est qu’à cinq minutes de la ligne de front et Arsène Sabanieev, franco-ukrainien, vient d’y passer trois semaines en tant qu’anesthésiste. "C’est un peu comme dans les films. Les militaires arrivent avec souvent des membres arrachés, des trous dans le corps. Notre mission, c'est de les stabiliser". Il faut ensuite les accompagner vers l’hôpital, à trois-quarts d’heure de là, via des routes bombardées. "Il y a des tirs d’artillerie à proximité, quand on est dans l'ambulance on peut recevoir des éclats, notre véhicule en a reçu un peu. J’ai eu à transporter un soldat, la moitié du visage arraché. On a dû lui faire une coniotomie : placé un tuyau dans sa gorge. Il n'était pas sédaté, il était pleinement conscient, donc il respirait par ce petit tuyau pendant 45 minutes. C'était un jeune de 20 ans, et ça m'a marqué parce que quand je l'ai laissé, il m'a serré avec ses deux mains, il m'a fait comprendre qu'il me remerciait. Et puis on est parti, c'était touchant", se rappelle le médecin.

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Arsène Sabanieev, 32 ans, anesthésiste franco-ukrainien, est né à Kiev et désormais installé à Lille. Il vient de passer trois semaines au poste médical avancé de Bakhmut. (AGATHE MAHUET / RADIO FRANCE)

L’anesthésiste de 32 ans fait partie d'une unité qui assiste l’armée, "les Hospitaliers". Dans ce poste de soins de Bakhmout, dit-il, une centaine de soldats sont pris en charge quotidiennement. Mais au plus fort des combats, ces derniers jours, il a vu passer jusqu’à 250 blessés, souvent accueillis avec les moyens du bord. "Parfois pendant des heures, il ne se passe rien et puis dix patients très lourds arrivent en dix minutes. Le problème, c'est qu'on n'a pas la place pour les accueillir donc on fait ça dans le couloir. Ce qu'il faut comprendre c'est qu’il y a trois chirurgiens sur place, trois anesthésistes". Et 95% sont des volontaires, rarement diplômés en médecine, ce qui pose là-aussi problème. "On a l'amputation facile par exemple: des membres qui auraient pu être sauvés. Aucun geste n'est réalisé sous une aseptise optimale, donc il y a indirectement un nombre d'infections très important qui arrive et donc des décès".  

"Un obus peut tomber n'importe où"

L'enjeu quotidien est donc celui-là : comment protéger un hôpital mobile ? "On ne peut pas protéger à Bakhmout, c’est une illusion. Quand on entre à l'intérieur du poste médical, on est entre quatre murs, on pense qu'on est en sécurité mais c'est illusoire. Le lieu est fréquemment bombardé. Les russes savent pertinemment où il se situe donc de temps en temps, ils mettent des coups de pression et ils bombardent à côté pour nous rendre le travail difficile", détaille Arsène Sabanieev.  Lui a donc décidé de travailler systématiquement avec casque et gilet pare-balles, "Tout le temps, en permanence, je ne l'enlevais jamais". "J'ai réellement compris qu’on n'est pas du tout protégé. Je pense que personne n'est préparé à être bombardé; sans jeu de mot : c'est la roulette russe. Un obus peut tomber n'importe où, un éclat peut nous traverser. On ne sait pas, on est dans l'incertitude et c’est cette idée d'incertitude qui fait le plus peur", raconte-t-il.   

L'une des salles de soin du poste médical avancé de Bakhmout, à quelques pas de la ligne de front dans le Donbass   (Arsène Sabanieev)

Bakhmout, pire endroit au monde, en ce moment, dit-il. "Des dizaines de milliers de soldats de chaque côté qui sont en train de s'affronter sur une ligne de front qui doit faire à peine 20 kilomètres de long. Il y a donc une intensité extrêmement forte : il y a de l'artillerie, il y a de l'aviation, il y a des attaques au phosphore, il y a des armes thermobarique. Tout l'arsenal de la Russie est concentré là-bas", énumère avec horreur le trentenaire.   

Des civils pris au piège des bombardements

L’hôpital accueille aussi quelques habitants de la ville prise au piège par les combats, "il y a encore des civils qui sont restés à Bakhmout : ce sont des 'fous' !". L'anesthésiste se rappelle d'une anecdote qui remonte à quelques jours. "Un enfant de quatre ans a été touché et est arrivé avec des éclats, son père aussi était touché, la mère présente était en pleurs. Ça m'a marqué. Le chirurgien a dit à la mère : mais pourquoi tu pleures ? Pourquoi tu n'es pas partie avec ton enfant ? Et je pense qu'il a raison, quand on a un enfant on ne peut pas se trouver dans une zone comme ça".  Si certains auraient pu quitter la ville, beaucoup décident de rester par principe. C'est cette détermination que retient Arsène Sabanieev. "Ce qui m’a marqué c’est la résilience des ukrainiens : malgré le massacre qui est en train de se poursuivre là-bas, personne ne parle de faire la paix, personne ne parle capituler, de discussion ou de compromis. Malgré l'énorme sacrifice, les centaines de blessés au quotidien, les jeunes gens qui étaient en bonne santé et qui se retrouvent amputés, démembrés : ils en veulent, et ils en ont gros". Les Ukrainiens iront jusqu’au bout ! affirme-t-il : il suffit d’une journée à Bakhmout, pour le comprendre. 

Arsène Sabanieev, un anesthésiste franco-ukrainien, sur le front à Bakhmout

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