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Reportage La nouvelle vie d'Oksana et Ola, exilées en Pologne pour fuir la guerre en Ukraine : "Notre corps est ici, notre esprit est là-bas"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial à Varsovie (Pologne)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Ola et Oksana, accompagnées de leurs trois enfants, le 1er mars 2022, à Bieniewice (Pologne). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dès les premiers bombardements de l'armée russe, ces deux mères de famille ukrainiennes ont pris la route pour Varsovie avec leurs enfants en bas âge. Les voilà seules : leurs maris sont restés au pays pour le défendre.

Cette fois, Ola n'a pas eu besoin d'ouvrir la totalité des placards de la cuisine pour réussir à mettre la main sur les tasses qu'elle cherchait. "Je commence à repérer où sont rangées les affaires", sourit l'Ukrainienne, cheveux bruns qui tombent jusqu'au milieu du dos. "Stressée" et "fatiguée", cette mère de famille a fini par "atterrir" le 26 février, à Bieniewice, une commune de 1 300 habitants à l'ouest de Varsovie (Pologne). Avec elle, sa belle-sœur Oksana et leurs trois enfants en bas âge : Matviy, 1 an et quatre mois ; Oleksander, 1 an et 10 mois ; Maksym, 5 ans. Ni l'une ni l'autre n'auraient un jour poussé la porte d'entrée de cette bâtisse sur deux étages "sans Poutine et son affreuse guerre".

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La maison leur a été prêtée par un réseau de solidarité. Et Kamil, l'hôte des lieux, a fait de la place pour les accueillir "du mieux possible après tout ce qu'elles ont vécu d'absolument terrifiant". Oksana et Ola ont quitté Lviv, la grande ville de l'ouest de l'Ukraine, dès que les premières sirènes les ont réveillées et que les premières bombes de l'armée russe ont touché le sol. "Mon beau-frère, qui est militaire, nous a dit de partir, se souvient Ola. On n'a pas cherché à comprendre, on a pris nos papiers et on est parties." Elles mettent alors le strict minimum dans le coffre de leur SUV Ssangyong Kyron : des couches pour les petits, un peu de nourriture, un peu d'eau, un peu d'argent (l'équivalent de 200 euros), et direction la frontière. Après douze heures à attendre dans l'habitacle de la voiture, pare-chocs contre pare-chocs pendant 30 kilomètres, les voilà enfin de l'autre côté, "à l'abri", chez le voisin polonais.

Les enfants d'Oksana regardent un dessin animé sur un téléphone, le 1er mars 2022, à Bieniewice (Pologne). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Ils dorment tous dans la plus grande chambre, à l'étage, tout à gauche après l'escalier. Ola et Matviy partagent le même lit, Oksana et Oleksander sont dans un autre, Maksym a le sien pour lui tout seul. Elles disposent de leur propre jeu de clés et peuvent aller et venir à leur guise. Elles ont quasiment dépaqueté tout ce qu'elles avaient emballé à la hâte et mis les manteaux sur des cintres. Elles se partagent les tâches ménagères, les machines, cuisinent à tour de rôle, parfois local, parfois ukrainien. Et ce midi, c'est au tour d'Oksana, 30 ans, de se mettre aux fourneaux.

Pour le reste, rien ne leur appartient vraiment. Les deux poussettes à l'entrée ? Un don. Le radiateur d'appoint devant la porte ? Encore un don. La chaise pour bébé dans le salon ? Aussi. Les jouets pour les enfants ? Tout pareil. Il y a même du rab : les deux mamans ont mis dans un cabas des affaires trop grandes pour leurs bébés, comme cette paire de chaussures en pointure 32 ou 33 qui pourrait être utile à l'un des 281 000 Ukrainiens ayant trouvé l'exil en Pologne (au 1er mars), selon le point réalisé par l'Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).

Dans la penderie, quelques vêtements. Sous le bureau, des produits de première nécessité. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Ça va, les enfants ?"

Pour oublier "ces horreurs", et avancer aussi, même si elle ne sait pas si elle est "là pour deux semaines, deux mois, ou plus", Oksana a un plan. "Je vais essayer de trouver un travail ici. Faire le ménage chez les autres, du jardinage... J'ai déjà repéré une association qui pourrait m'aider", raconte celle qui gère habituellement une bijouterie. Après tout, elle se débrouille "plutôt bien" en polonais. 

"C'est comme réapprendre à vivre ailleurs", veut-elle se persuader. Alors, quand il fait beau, le petit groupe fait un tour du pâté de maisons. A midi pile, les trois enfants filent à la sieste et prière de faire silence jusqu'à 13 heures. Le matin, et même l'après-midi, et même parfois le soir, Vasil et Yvan, leurs maris, passent une tête sur Messenger, l'application de discussion de Facebook. Les deux hommes, qui ont plus de 18 ans mais moins de 60 ans, sont restés au pays pour répondre à la "mobilisation générale" décrétée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky afin de lutter contre l'invasion russe.

Ola et Oksana
Ola et Oksana Ola et Oksana (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Soudain, une sonnerie retentit. Oksana se jette sur son téléphone, un visage apparaît. C'est Vasil justement, le monsieur de madame. Le voilà qui marche, arme à la main, lors d'une patrouille avec ses camarades de la Défense territoriale, une branche de l'armée ukrainienne constituée d'engagés volontaires, chargée de défendre les villes. "C'est un fusil qui sert à tuer les animaux normalement, balance, voix grave, celui qui est normalement barman. Et pour affronter les soldats russes, on peut seulement utiliser une arme qui sert à tuer des animaux". Puis la conversation dévie sur tout à fait autre chose : 

"- Ça va, les enfants ?

- Ça va...

- Ils font quoi ?

- Ils jouent, là." 

Ola (à gauche) et Oksana (à droite), parlent au téléphone avec leurs maris restés en Ukraine, le 1er mars 2022, depuis Bieniewice (Pologne).
 (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Mais attendez, c'est tout le pays qui se fait bombarder !"

Les enfants... "On les épargne le plus possible, insiste Oksana, en vérifiant par deux fois que c'est bien un dessin animé que ses deux petits regardent, allongés sur le tapis du salon. Quand on parle des images qu'on vient de voir à la télé, c'est entre adultes." Les deux mamans allument les chaînes d'information après s'être assurées qu'elles sont bien seules. Mais parfois, ce sont elles qui craquent et qui appuient sur le bouton "off" de la télécommande. Ola essaie de faire comprendre que "ce n'est pas si facile d'être là, en sécurité, alors que le pays est en guerre". "En fait, notre corps est ici, mais notre esprit est là-bas, résume avec ses mots Oksana, en poussant une petite voiture perdue sur la table. Beaucoup de nos familles et de nos amis sont encore là-bas."

Comme Valentina, bloquée quelque part près de Donetsk, et dont les vitres de l'appartement ont été soufflées lors d'un bombardement. "Maintenant, au moins, les gens savent qui est vraiment Poutine". "Pas encore tout le monde, réagit Ola, qui rappelle que certains de ses proches, installés du côté de Krasnodar, en Russie, continuent de croire que seule la région du Donbass est visée. "Ce que je leur dis ? Mais attendez, c'est tout le pays qui se fait bombarder !'" 

Ola et son enfant dans leur chambre provisoire, à Bieniewice (Pologne), le 1er mars 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Chaque fois que le téléphone carillonne, "c'est accompagné d'un stress", "tu ne sais jamais pour quoi c'est." "Mon mari, normalement, il travaille dans une entreprise d'énergie, il n'avait jamais touché une arme jusque-là", répète Oksana. "Le mien, poursuit Ola, m'a dit qu'il envisageait maintenant de rejoindre Kiev, la capitale...".

Même depuis la Pologne, les nuits sont agitées. Ola finit par craquer : "Tout le monde dort mal", "on se réveille beaucoup", "on est anxieuses", "ce n'est pas possible". Oksana, des poches sous les yeux, est persuadée qu'"on va mettre des années à s'en remettre." Son aîné, qui ne lâche pas son camion de pompiers en plastique, est venu la voir : "Il me demandait ce que faisait papa, pourquoi il n'était pas là. Je lui ai dit qu'il défendait notre petite maison".

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