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"Il faudra des décennies pour tout déminer" : en Ukraine, un travail de fourmi pour neutraliser les explosifs qui jonchent les territoires libérés

Une surface équivalente à un tiers de la France est polluée par les pièges mortels que représentent les mines et autres vestiges des combats. Le marquage des zones à risque et les campagnes d'information sont une priorité à court terme.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des militaires de l'unité de déminage inspectent des champs près de la localité de Snihurivka, dans la région de Mykolaïv (Ukraine), le 12 novembre 2022. (NARCISO CONTRERAS / ANADOLU AGENCY / AFP)

C'est l'un des grands défis qui attendent l'Ukraine : comment déminer des dizaines de milliers de kilomètres carrés pollués par des engins explosifs en tous genres ? Dimanche 13 novembre, deux jours après la libération de Kherson, les unités spécialisées avaient déjà désamorcé 2 000 engins explosifs sur seulement 40 hectares, selon le ministère de l'Intérieur. Une goutte d'eau, tant la tâche paraît immense.

La menace est omniprésente. "Il peut y avoir des mines partout, martèlent les autorités. Nous demandons à tous de ne pas se précipiter pour regagner les domiciles", a exhorté le ministère. Les habitants doivent éviter de se rendre dans les champs, sur les rives des cours d'eau, en forêt et sur les routes qui n'ont pas encore été sécurisées. Dimanche, une famille a roulé sur un engin explosif à Novoraysk, dans la région de Kherson. Quatre personnes, dont un enfant de 11 ans, sont mortes dans l'explosion.

Le gouverneur de Kherson, Yaroslav Yanoushevich, a demandé à la population de ne pas participer à des rassemblements et d'éviter le centre-ville. Un couvre-feu a également été mis en place, de 17 heures à 8 heures du matin. Les habitants, par ailleurs, doivent obligatoirement demander une inspection préalable auprès des autorités locales, qui ont mis en place une application mobile et un numéro de téléphone dédiés.

Des mines anti-véhicules désamorcées sont mises à l'écart durant une opération de nettoyage dans la région de Kherson (Ukraine), le 14 novembre 2022. (OLEKSANDR GIMANOV / AFP)

Durant ces "mesures de stabilisation", les habitants devront s'armer de patience. Il faut compter un mois pour dépolluer une ville moyenne, a déclaré le ministre de l'Intérieur, Denys Monastyrskyi. Plusieurs semaines seront donc nécessaires dans la capitale régionale.

Des démineurs militaires de toute l'Ukraine sont dépêchés sur place pour sécuriser le secteur. Vingt-cinq unités sont désormais présentes dans la région, ainsi que des effectifs spécialisés de la police et de la garde nationale. Les deux tiers du personnel dédié du ministère sont ainsi concentrés dans l'est et le sud du pays. Ils paient parfois un lourd tribut dans leur mission périlleuse. Dimanche, un démineur est mort lors d'une opération menée dans un bâtiment administratif, a annoncé le président Volodymyr Zelensky, et quatre autres ont été blessés.

Une interminable liste d'engins et de mines

Des ONG sont également présentes dans les zones où les combats ont cessé. Le Halo Trust, principale organisation humanitaire de déminage, était déjà implantée dans le pays avant la guerre. "On voit toutes sortes d'engins explosifs, de mines antipersonnel et antivéhicules, des munitions non explosées (UXO)", explique Mairi Cunningham, responsable du programme en Ukraine. Elle se trouve actuellement à Brovary, dans la banlieue de Kiev, près de "champs de mines installés par les forces russes". Au total, une quarantaine de ses équipes se trouvent dans les régions de Kiev, Soumy, Tchernihiv et bientôt Kharkiv.

A partir de sources ouvertes et de remontées des équipes de terrain, l'ONG a recensé 265 accidents depuis le début de la guerre, qui ont fait 142 tués et 341 blessés. "Près de la moitié sont dus à l'explosion de mines antivéhicules", explique Mairi Cunningham, "et cela touche par exemple les occupants des voitures ou des fermiers occupés dans les champs." L'expert Kai Winkelman, cité en septembre par le ministère de l'Agriculture, évaluait la surface des terres agricoles contaminées autour de 25 000 kilomètres carrés, ce qui nécessitera l'équivalent de 10 millions de jour de travail et deux milliards d'euros. Les grenades à fil de déclenchement truffent également les forêts, autour de Kiev par exemple.

"Avant la guerre, nous pensions en avoir encore pour des années de travail dans les régions de Louhansk et de Donetsk. Désormais, il faudra des décennies pour tout déminer."

Mairi Cunningham, responsable du programme ukrainien du Halo Trust

à franceinfo

L'ONG, qui emploie environ 500 démineurs, prévoit de former et d'embaucher à tour de bras, afin de porter les effectifs à 1 200 démineurs l'année prochaine. Des équipes de recherche et de développement cherchent à améliorer les techniques, afin de les adapter aux contraintes spécifiques des explosifs et du terrain.

Le travail de déminage commence par une enquête, qui s'appuie notamment sur la collecte d'informations auprès de la population locale et l'élaboration d'une carte. Un chemin sûr est dessiné et les démineurs opèrent avec une distance de sécurité, mètre carré par mètre carré, chacun le long d'une ligne imaginaire qui leur a été dévolue. Un contrôle est réalisé pour vérifier le respect des standards internationaux de déminage, puis une cérémonie est organisée pour célébrer la fin de l'opération.

Neuf équipes proposent également des séances d'éducation au risque. "Les personnes déplacées ne sont pas toujours au courant de ce qui s'est passé en leur absence, poursuit Mairi Cunningham. Quand elles rentrent chez elles, elles sont moins sensibilisées". Certains habitants préfèrent également ignorer la menace mortelle : "Nous avons des accidents lors de cueillettes de champignons, une pratique vraiment ancrée dans la culture locale", pointe-t-elle.

L'éducation au risque, une urgence

A ce stade du conflit, "l'éducation au risque est l'une des premières activités à mettre en place", plaide Céline Cheng, spécialiste de l'éducation aux risques liés aux explosifs pour Handicap International. "Nous nous sommes aperçus que c'était un pays où les réseaux sociaux étaient très populaires, et les gens approchent parfois des explosifs pour les prendre en photo, explique-t-elle, après avoir mené des formations dans le pays en mars et en octobre. Nous essayons de faire évoluer ces comportements".

"Nous cherchons à leur apprendre à identifier les principaux engins utilisés dans le conflit et ce qu'ils doivent faire", poursuit Céline Cheng. Là encore, le travail est fastidieux : la liste du Centre international de déminage humanitaire, basé à Genève, a décompté en Ukraine 12 modèles de mines antipersonnel, neuf de mines antivéhicules et huit de sous-munitions explosives. Sans compter les dizaines de types de missiles, fusées, grenades, mortiers et projectiles divers.

Un démineur ukrainien installe des panneaux matérialisant la présence de mines le long d'une route près d'Izioum (Ukraine), le 1er octobre 2022. (JUAN BARRETO / AFP)

Lors de ses ateliers, Handicap International apprend aux habitants à identifier les critères de risque : zones abandonnées, immeubles détruits, combats récents... "Nous les invitons à contacter les autorités et des personnes de confiance, qui ont des informations sur ce qui s'est récemment produit dans la zone." Mais il est difficile d'anticiper l'imprévisible. En octobre, près de Kiev, la police a rapporté le cas de deux grenades cachées dans des ruches. Par chance, le dispositif de déclenchement avait été recouvert de miel.

Dans la plupart des cas, il n'existe pas de solution à court terme. "Le nombre de kilomètres carrés contaminés est immense", constate Xavier Depreytere, responsable des projets innovations à Handicap International. "En septembre, les autorités ukrainiennes faisaient état de 186 000 kilomètres carrés, soit un tiers de la France. Ce n'est pas une surface que les ONG pourront déminer en moins de cinquante ou soixante ans." Selon lui, l'une des priorités est donc "d'identifier et de marquer les zones dangereuses". Car plus le conflit est frais, plus les traces restent visibles.

"Le plus important est de marquer les zones dangereuses, car on ne pourra pas tout déminer demain."

Xavier Depreytere, responsable des projets innovations à Handicap International

à franceinfo

L'idée est aussi de rationaliser les opérations, grâce à l'emploi de drones équipés de caméras, "au lieu de gaspiller du temps dans des endroits où il n'y a rien." En partenariat avec Mobility Robotics, une société spécialisée, l'ONG vient soutenir l'action de ses homologues déjà engagées dans des opérations. Un spécialiste de la start-up s'est d'ailleurs rendu en Ukraine en septembre. Après une frappe contre un camion ukrainien de missiles, les équipes d'enquête avaient d'abord aperçu quatre engins dans le champ voisin, depuis la route. Mais "quand on a fait voler le drone, on s'est aperçus qu'il y en avait deux fois plus", relate Xavier Depreytere.

Au total, 280 000 engins explosifs ont été neutralisés depuis le début de la guerre, selon les services d'urgence ukrainiens, dont 2 145 missiles. Les unités militaires ont déjà parcouru 74 400 hectares, mais elles auront besoin d'aide. Les autorités ukraiennes planchent sur des accords d'assistance au déminage avec le Japon et le Cambodge, pays lui-même meurtri. La Croatie, entre autres, va aussi fournir une aide, notamment dans la région de Louhansk (est du pays).

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