Guerre en Ukraine : "le pays peut être matraqué, en partie détruit, mais les Russes ne gagneront pas", estime un expert en stratégie militaire
D'après Pierre Servent, Vladimir Poutine n'aura pas assez de soldats pour organiser l'occupation totale du territoire ukrainien et ses 44 millions d'habitants. Mais "le rouleau compresseur russe va continuer à se dérouler, à écraser les villes qui résistent".
L'évacuation des civils se poursuit, mardi 8 mars, dans plusieurs villes ukrainiennes pour échapper aux bombardements de l'armée russe, après l'annonce d'une série de cessez-le-feu par Moscou. Deux semaines après le début de la guerre, la capitale Kiev, Karkhiv (nord-est), la deuxième ville du pays et Marioupol (sud), résistent encore. Mais jusqu'à quand ? "L'Ukraine a prouvé une capacité de résistance assez extraordinaire", juge Pierre Servent, spécialiste des questions de défense, auteur de Cinquante nuances de guerre aux éditions Robert Laffont. Il y a eu un certain nombre de défaillances dans le mode opératoire mais le rouleau compresseur russe va continuer à se dérouler, à écraser les villes qui résistent. Kharkiv, Irpin, Marioupol, etc."
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franceinfo : Les États-Unis ont-ils raison de dire que les russes ont déjà mobilisé la quasi-totalité de leurs troupes massées à la frontière dans la guerre en Ukraine ?
Pierre Servent : Selon mes informations, oui, c'est à dire en gros, les 190 000 hommes qui étaient positionnés en Biélorussie et en Russie sont engagés dans la bataille. Les derniers qui n'avaient pas été engagés se trouvaient en Biélorussie. Il s'agit des unités composées d'appelés du contingent, donc de soldats qui font leur service militaire et qui ont été engagés tardivement parce que le commandement militaire, considérait, à juste titre, que c'était des unités qui n'étaient pas suffisamment combatives pour se retrouver en face de civils qui pourraient s'opposer en combattant. L'ensemble des forces est engagé, mais on a noté des faiblesses du dispositif, à savoir notamment sur tout ce qui est approvisionnement et logistique. On note aussi une coordination assez faible entre l'aviation et les troupes au sol. Cela explique en partie pourquoi le rouleau compresseur russe marque un peu le pas.
Il n'y a pas de ruse dans la façon d'avancer des Russes aujourd'hui ?
Non, il n'y a pas de ruse. Pour tous ceux qui ont analysé les guerres en Tchétchénie, en Géorgie, mais surtout en Syrie, les Russes reviennent à leur "savoir-faire", c'est à dire on assiège, on étrangle, on se sert des civils comme levier de guerre pour casser le moral des militaires. Il s'agit de toutes les opérations pour couper l'eau, l'électricité, la possibilité d'utiliser le portable, internet, etc. Le but, c'est vraiment de démoraliser des civils. L'objectif est de segmenter le terrain, de le matraquer par avions, avec des missiles de croisière, des lance-roquettes, multiples, des bombes thermobariques.
"Une fois que ce travail de destruction sera considéré comme à peu près terminé, il y aura pénétration au sol, y compris de tueurs spécialisés."
Pierre Serventà franceinfo
Les Tchétchènes, qui sont concentrés notamment du côté de Tchernobyl, les commandos de Wagner qui sont au sud et les Américains disent -je n'ai pas pu vérifier cette information - qu'éventuellement des miliciens syriens, ceux qui étaient spécialisés dans l'épuration ethnique en Syrie pourraient être engagés également. Il y a deux points qui bloquent, qui posent problème à Poutine, c'est Odessa et Kiev, car il a construit un narratif sur la libération de l'Ukraine des nazis. Les nazis, à partir de 1941 quand ils ont envahi l'Ukraine, n'ont pas détruit ni Kiev ni Odessa. Et donc là, il a un tout petit problème d'image.
On a tort de penser que l'armée russe est en difficulté aujourd'hui ?
Les choses ne se sont pas déroulées comme Poutine l'imaginait. Le Président russe pensait que le pays s'effondrerait assez rapidement, que le président Zelensky fuirait et qu'il serait donc possible, à la façon soviétique, de prendre la capitale Kiev. Un peu à la façon de ce que les Russes avaient fait en 1956 à Budapest, puis en 1968 à Prague. C'est ça le mode de fonctionnement russe, et c'est d'ailleurs pour ça que Poutine n'a pas engagé toutes les forces qui étaient massées autour du pays. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi.
"L'Ukraine a prouvé une capacité de résistance assez extraordinaire. Il y a eu un certain nombre de défaillances dans le mode opératoire. Le rouleau compresseur russe va toutefois continuer à se dérouler, à écraser les villes qui résistent. Kharkiv, Irpin, Marioupol, etc."
Pierre Serventà franceinfo
Et cela sans aucune distinction d'objectifs civils et militaires, et même en visant assez cyniquement les hôpitaux ou les bâtiments universitaires, les bâtiments civils, les maternités, etc. C'est un classique. Je crois qu'il n'y a vraiment que ceux qui n'ont pas suivi les derniers conflits qui sont surpris par cela. Ensuite il y aura la conquête au sol. Tout cela peut prendre encore plusieurs semaines, notamment parce que l'armée ukrainienne, d'une façon assez étonnante ne sombre pas. Elle fait face de façon incroyable alors qu'elle n'est pas ravitaillée et qu'elle n'a pas des stocks inépuisables. Alors, il y a peut-être les armements européens qui arrivent, je ne sais pas comment d'ailleurs, mais c'est vrai que l'armée ukrainienne résiste. Donc là, il y a quelque chose qui patine du côté russe, mais ils vont continuer à mettre le paquet et ils ont une maîtrise totale du ciel et une capacité en missiles de tous types, y compris de missiles de croisière navals, puisque ils ont le contrôle de la mer d'Azov et une partie de la mer Noire. Donc, en effet, cela va moins vite que ce que les russes pensaient, mais ils vont continuer à mettre toutes leurs forces dans la bataille.
On ne peut pas parler de difficultés?
Il y a difficulté par rapport aux plans d'origine, c'est à dire l'idée d'une conquête très rapide du territoire, une chute de Kiev facilitée par un coup d'État. Ce plan-là est déjoué puisqu'au treizième jour, des villes très importantes comme Kiev, Kharkiv, Marioupol ou Odessa résistent toujours. La machine russe bute sur la résistance ukrainienne. Mais dans la durée, sauf miracle, malheureusement, le rouleau compresseur russe dont parle le chef d'état-major des Armées, le général Thierry Burkhard, arrivera à ses fins. Cela ne veut pas dire que la résistance ukrainienne sera tuée. C'est pour ça que les buts de guerre de Poutine sont fous. Ils sont fous car avec 200 000 hommes, imaginer tenir un pays comme l'Ukraine, qui est plus grand que la France, qui a une population de 44 millions d'habitants c'est impossible.
"Vladimir Poutine rentre dans un conflit qui pourrait à terme le faire sauter ou marquer la fin du personnage."
Pierre Serventà franceinfo
Les Ukrainiens, l'armée ukrainienne peut perdre, le pays peut être envahi, matraqué, détruit en partie mais à mon avis, les Russes ne gagneront pas au final. Je rappelle qu'en France occupée durant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient jusqu'à 440 000 soldats d'occupation en France, dans un pays qui était administré par le régime collaborateur et antisémite de Vichy. Ce qui fait que toute la partie administration, police, gendarmerie était prise en charge par les Français du système collaborateur. Mais il y avait quand même 440 000 hommes. Donc, est ce que Poutine va mettre son million de soldats en occupation en Ukraine ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas ce qu'il cherche à l'arrivée.
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