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"Génocide", "dénazification"… Comment Vladimir Poutine réécrit l'histoire pour justifier la guerre en Ukraine

Le président russe accuse Kiev d'être "nazifiée" et responsable d'un "génocide". Une rhétorique provocatrice qui caractérise son interprétation de l'histoire entre les deux pays.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Vladimir Poutine s'adresse aux Russes depuis le Kremlin, à Moscou (Russie), dans une vidéo diffusée le 24 février 2022. (KREMLIN.RU / AFP)

Plus d'une semaine de guerre, et toujours la même rhétorique. Dans une allocution télévisée, jeudi 3 mars, Vladimir Poutine a remercié les soldats russes pour leur "précieux combat contre des néonazis". Depuis le début de l'invasion de la Russie en Ukraine, le président russe ne cesse de répéter que l'objectif de Moscou est de "dénazifier l'Etat ukrainien" et de "protéger les personnes victimes de génocide de la part de Kiev".

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Dans le camp adverse, le président ukrainie, Volodymyr Zelensky, a utilisé le même registre en comparant l'invasion russe aux agissements de "l'Allemagne nazie". En témoigne cette caricature d'Hitler tapotant la joue de Poutine, tweetée par le compte officiel de l'Ukraine. 

Des accusations constantes depuis 2014

Ce n'est pas la première fois que Vladimir Poutine et les dirigeants russes avancent de telles allégations envers leur voisin pro-occidental. Elles font partie d'une rhétorique ancienne utilisée par le Kremlin. En 2014, lorsque la Russie annexe la Crimée, l'argument de la présence de "nazis" en Ukraine est déjà présent dans le discours officiel.

A la télévision russe, entièrement contrôlée par le pouvoir, "les chaînes affirment que des trains et des bus remplis de néonazis ukrainiens sont sur le point d'arriver dans le Donbass pour pratiquer une extermination de russophones", décrit Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à Paris-Nanterre, spécialiste de la Russie post-soviétique. Les médias assurent que Moscou vient libérer les habitants de la Crimée et de l'est de l'Ukraine, menacés par des "néonazis" qui auraient illégalement pris le pouvoir à Kiev.

Sept ans de guerre plus tard, en 2021, l'accusation circule à nouveau au printemps lorsque la situation se tend entre Moscou et Kiev. La chaîne d'Etat russe Rossiya 1 annonce que le "drapeau nazi flotte au-dessus des tranchées ukrainiennes dans le Donbass" et argue que l'Ukraine est un "Etat nazi", soutenu par la France et l'Allemagne, relève Arte.

A l'automne, alors que quelque 150 000 soldats russes sont envoyés aux frontières ukrainiennes, selon les estimations occidentales, le ministère russe des Affaires étrangères affirme sur Twitter que l'Ukraine et les Etats-Unis ont voté contre une résolution de l'ONU condamnant la glorification du nazisme, note la BBC (en anglais). Le 21 février, lors de la reconnaissance officielle des territoires séparatistes du Donbass, Vladimir Poutine invoque à nouveau "le génocide" que subissent d'après lui "quatre millions de personnes" russophones dans ces régions et accuse Kiev de "néonazisme".

Raviver un passé traumatisant pour les Ukrainiens

Ces allégations sans preuves se fondent sur les inquiétudes soulevées depuis 2014 au sujet de liens entre des groupes d'extrême droite ukrainiens et des néonazis. "Elles font référence au bataillon Pravi Sector, qui s'est battu dans le Donbass et qui a été réintégré à l'armée régulière ukrainienne. Certains de ses membres avaient une idéologie nazie, mais ils ont été écartés par le président Zelensky", explique Carole Grimaud-Potter, professeure de géopolitique russe à l'université de Montpellier. 

Ces accusations renvoient aussi au rôle de l'Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque des Ukrainiens de l'Ouest ont rejoint l'Allemagne nazie pour lutter contre les Soviétiques. "La cause de ces ralliements n'était pas l'idéologie nazie, mais le fait que l'Allemagne leur avait promis de les aider à être indépendants de l'URSS", rappelle la chercheuse. Aujourd'hui, il existe toujours des manifestations nationalistes en Ukraine, mais elles sont portées par une minorité d'habitants. "Le président Zelensky a d'ailleurs interdit ces marches, comme les hommages au nationaliste Stepan Bandera [allié à l'Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale]", précise Carole Grimaud-Potter.

"En utilisant les termes 'nazis' et 'génocide', Vladimir Poutine cherche à provoquer les Ukrainiens sur des moments douloureux de leur histoire."

Carole Grimaud-Potter, spécialiste de la Russie

à franceinfo

Autre accusation grave formulée par Vladimir Poutine : un "génocide" perpétré par l'Ukraine contre les russophones dans le Donbass depuis huit ans. Une allégation "ridicule" pour le chancelier allemand Olaf Scholz, cité par la RTBF"Il n'y a pas une once de vérité dans ces accusations", a martelé le ministère américain des Affaires étrangères.

Mais pour Carole Grimaud-Potter, le terme permet de raviver un passé traumatisant pour l'Ukraine. "Il se réfère à la grande famine qu'ont subie les Ukrainiens durant les années 1930, au moment de la collectivisation des terres par les Soviétiques russes, pendant laquelle jusqu'à 5 millions d'habitants moururent", pointe-t-elle. 

Une réécriture de l'histoire

Plus largement, ces références historiques revisitées illustrent l'interprétation que Vladimir Poutine fait de l'histoire de la Russie et de l'Ukraine. "Pour Poutine, la Russie ne peut exister que comme un empire, comme ce fut le cas avec l'URSS. Si elle est faible, elle risque de ne plus exister", analyse Vera Ageeva, professeure associée à la Haute école des études économiques (HSE) à Saint-Pétersbourg, en Russie. Au nom de la sécurité de la Russie, l'Ukraine ne doit donc pas rentrer dans le giron occidental. Et elle a tort de se percevoir comme une victime de l'impérialisme tsariste, puis soviétique, et désormais russe, puisqu'elle fait partie de la Russie.

En juillet 2021, dans un texte intitulé De l'unité historique des Russes et des Ukrainiens, Vladimir Poutine assure ainsi que les Ukrainiens et les Russes ne sont qu'un seul et même peuple et que "l'Ukraine moderne est entièrement une création de l'époque soviétique". Il accuse l'Ukraine d'être devenue indépendante à cause de "personnes radicalisées" et de "néonazis". 

"Vladimir Poutine se demande s'il est à la hauteur de Pierre le Grand, de Catherine II, de Staline, de Lénine... C'est pourquoi il glorifie la Grande Guerre patriotique contre le nazisme, dont la mémoire est redevenue une sorte de religion d’Etat."

Thomas Gomart, historien des relations internationales

à "L'Obs"

Pour les pays occidentaux, le président russe franchit avec ce texte une nouvelle étape dans son rapport de force avec l'Ukraine. Pour la chercheuse Vera Ageeva, Vladimir Poutine cherche avant tout à s'adresser aux Russes. Ces derniers "ont perdu des millions de soldats et de civils durant la Seconde Guerre mondiale, cette référence à l'histoire est au cœur du discours russe contre l'Occident", étaye-t-elle. Mais, alors que la Russie traverse une crise économique, le dirigeant cherche aussi à raviver un thème qui pourrait faire consensus au sein de la population.

Cette rhétorique a-t-elle un effet sur les citoyens russes En 2014, Vladimir Poutine avait obtenu leur soutien lors de l'annexion de la Crimée, mais aujourd'hui, "les Russes sont plus conscients de la façon dont le Kremlin et ses médias peuvent les manipuler, ils savent qu'il n'y a pas de génocide, pas de preuves, assure Vera Ageeva. Ils savent que pour Poutine, l'Ukraine est un maillon territorial dans des enjeux bien plus larges."

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