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Enquête "C'est comme si j'étais un criminel" : des étudiants étrangers enfermés en Pologne après avoir fui l'Ukraine

Une enquête réalisée par Radio France, en partenariat avec plusieurs médias internationaux et avec le soutien de l’ONG Lighthouse Reports, révèle que plusieurs étudiants d’origine africaine qui vivaient en Ukraine sont actuellement détenus dans des centres fermés pour étrangers en Pologne.

Article rédigé par franceinfo - Sarah Bakaloglou
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Le centre surveillé pour étrangers de Lesznowola, près de Varsovie. (DOCUMENT LIGHTHOUSE REPORTS)

Ils faisaient des études dans les technologies de l’information, dans le management, à Kharkiv, à Lutsk ou encore à Bila Tserkva…et se retrouvent désormais enfermés dans un centre de détention pour étrangers à une quarantaine de kilomètres de Varsovie, après avoir fui la guerre en Ukraine. C'est ce que révèle l'enquête de Radio France, mercredi 23 mars, menée en partenariat avec plusieurs médias internationaux et avec le soutien de l’ONG Lighthouse Reports.

>> A la frontière polonaise, "les gardes ukrainiens nous ont tapés avec des bâtons", racontent des étudiants étrangers

"Je ne pensais pas me retrouver dans cette situation en fuyant en Pologne, comme si j’étais un criminel", témoigne Samuel (le prénom a été changé) au téléphone, étudiant de Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine. Après avoir voyagé jusqu’à Kiev, puis Lviv (près de la frontière polonaise), le jeune Nigérian explique avoir traversé la frontière le 27 février avec sa carte d’étudiant, son passeport étant resté à l’université pour des raisons administratives. "Mais quand je suis arrivé en Pologne, les garde-frontières m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas me laisser circuler, car je n’ai pas de passeport, et pour cette raison, je devais être détenu", se remémore celui qui a de la famille en Allemagne, enfermé depuis plus de trois semaines.

Le 25 février, Michał Dworczyk, chef du cabinet du Premier ministre polonais, assurait pourtant que "toute personne fuyant la guerre serait accueilli en Pologne, notamment les personnes sans passeport". "Difficile de ne pas y voir du racisme", observe Małgorzata Rycharska, de l’ONG Hope & Humanity Poland, qui ajoute "ne pas comprendre pourquoi ces personnes ont été enfermées". Contactée, l’ambassade du Cameroun à Berlin, qui a identifié pour l’instant trois de ses ressortissants dans ces centres fermés, fait part aussi de sa surprise. Et assure que les étudiants camerounais avaient des documents d’identité valides avec eux.

52 étrangers fuyant l’Ukraine envoyés dans des centres fermés

Dans le centre de Lesznowola, une vingtaine de non-Ukrainiens arrivant d’Ukraine sont actuellement détenus, parmi lesquels nous avons identifié pour l’instant quatre étudiants d’origine africaine. En tout, il y aurait 52 personnes étrangères fuyant l’Ukraine envoyées dans ces centres fermés du 24 février au 15 mars, selon une lettre des garde-frontières adressée au député Tomasz Anisko.

Lettre des garde-frontières polonais indiquant que 52 personnes non-ukrainiennes mais fuyant l’Ukraine ont été envoyés du 24 février au 15 mars dans des centres pour étrangers. (DOCUMENT RADIO FRANCE)

Contactés, les garde-frontières indiquent ne pas pouvoir donner davantage d’informations, pour des raisons de protection d’identité. De son côté, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) explique "être au courant de trois centres en Pologne où les ressortissants de pays tiers arrivant d’Ukraine, sans documents de voyage adéquats, sont emmenés pour des vérifications d'identité" mais précise ne pas inclure celui de Lesznowola.

"Nous sommes des étudiants d’Ukraine, nous ne méritons pas d’être ici", dénonce Samuel, qui ajoute ne pas comprendre pourquoi il se retrouve dans un centre où sont enfermés des migrants ayant tenté de traverser illégalement la frontière avec la Biélorussie l’an dernier. Gabriel (le prénom a été changé), un autre étudiant nigérian qui étudiait à l’Institut national du commerce et de l’économie de Kharkiv, raconte lui qu’à son arrivée en Pologne, "les garde-frontières nous ont pris nos téléphones de force". Dans un entretien téléphonique avec un représentant de la diaspora nigériane - obtenu par Radio France -, Gabriel indique avoir été forcé à demander la protection internationale en Pologne, "sinon ils m’ont dit que j’allais en prison". Dans l’attente de la décision, il a été envoyé dans ce camp fermé où il séjourne depuis fin février, décrivant "une situation très mauvaise".

Gabriel (nom d’emprunt) était étudiant à l’Institut du commerce et de l’économie de Kharkiv, en Ukraine. (DOCUMENT RADIO FRANCE)

Si théoriquement, la loi polonaise permet le placement en centres fermés en cas de demande d’asile dans des situations très précises (en cas de risque, par exemple, que la personne s’échappe lors de la procédure), la pratique diffère. Varsovie avait déjà été pointé du doigt par l’ONU pour la détention systématique de migrants et réfugiés lors de la crise à la frontière biélorusse l’an dernier. "Plein de gens ici sont devenus fous, je suis terrifié, il y en a qui sont là depuis neuf mois", s’effraie Gabriel. Pas d’accès à des avocats, téléphones avec caméra retirés, accès internet d’une vingtaine de minutes par jour seulement… L’étudiant, qui indique être passé devant un tribunal, menottes aux poignets, explique ne jamais avoir voulu demander l’asile en Pologne. "Nous étions juste des étudiants, répète-t-il. Ils devraient me déporter et me laisser rentrer au Nigeria, mais même cela, ça peut prendre parfois six mois", s’inquiète-t-il.


Enquête : Maud Jullien, Halima Salat Barre, Jack Sapoch, Daniel Howden, May Bulman, Nadine White, Steffen Lüdke, Hélène Bienvenu, Sarah Bakaloglou.

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