Crise en Ukraine : pourquoi le conflit avec les séparatistes prorusses n'a jamais été réglé dans les régions de Donetsk et Lougansk
Cela fait huit ans que ces territoires du Donbass situés dans l'est du pays sont contrôlés par des rebelles. Mais le protocole de paix devant conduire à des élections et à une autonomie n'a guère progressé.
Peut-on actuellement parler d'un "conflit ukrainien" quand l'ancien n'a jamais été réglé ? Après deux mois d'échanges musclés et de tractations, l'attention internationale se recentre, à nouveau, sur les territoires sécessionnistes d'Ukraine orientale. Malgré les accords de Minsk, en 2014 et 2015, le sort d'une partie du Donbass reste incertain. Et dans un contexte déjà tendu, la Douma, la chambre basse du Parlement russe, a décidé de demander à Vladimir Poutine de reconnaître l'indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL) – contrôlées de facto par les séparatistes prorusses.
Cette initiative a été aussitôt dénoncée par les Occidentaux. Mais à ce stade, elle reste avant tout symbolique. "La Douma voulait surtout participer à l'effort patriotique collectif, mais elle ne joue pas de rôle central dans le fonctionnement de la politique étrangère russe", nuance Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique et spécialiste des sociétés post-soviétiques. Le Kremlin, d'ailleurs, a déjà fait savoir qu'il avait "pris note" de cet appel mais qu'il n'y donnerait pas suite. Prendre une telle décision n'est pas à l'ordre du jour, a précisé le porte-parole Dimitri Peskov, car "elle ne cadre pas avec les accords de Minsk" auxquels la Russie reste attachée.
Peu d'avancées depuis les accords de Minsk
Le protocole de paix prévoit certes le retour des territoires dans le giron de Kiev, mais en échange d'une très large autonomie garantie par la Constitution ukrainienne. Ces textes sont "très avantageux pour la Russie", poursuit la chercheuse, et Moscou a tout intérêt à conserver ce cadre pour obtenir des concessions. "La Russie veut l'autonomie de ces territoires dans la Constitution ukrainienne, des élections au Donbass puis une démilitarisation – ces points figurent dans cet ordre" dans le texte, explique Alexandra Goujon, maitresse de conférences à l'université de Bourgogne. "Mais l'Ukraine considère qu'il est impossible d'organiser des élections tant que la zone ne sera pas démilitarisée."
L'ex-ministre des Affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeier, avait bien imaginé une formule de compromis en 2016 : des élections avec des observateurs internationaux, selon la loi ukrainienne, puis une entrée en vigueur de l'autonomie politique si les élections étaient jugées conformes par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), suivie d'une démilitarisation immédiate. Mais cette "formule Steinmeier" a peu de chance d'être appliquée et le contexte est peu propice aux concessions. En 2019, des milliers de manifestants avaient d'ailleurs défilé à Kiev pour dénoncer ce scénario, vécu par les participants comme une compromission au bénéfice de Moscou.
Les discussions diplomatiques au format "Normandie" (France, Allemagne, Ukraine et Russie) n'ont jamais cessé mais la situation est bloquée, malgré quelques avancées. "Il y a eu des échanges de prisonniers [en 2019 et 2020] et un éloignement des armes lourdes de part et d'autre de la ligne de contact", résume Alexandra Goujon, mais "ce conflit est fait pour ne pas être résolu" afin de "mettre Kiev dans une position inconfortable". Anna Colin Lebedev souligne également une volonté de déstabilisation russe.
"Moscou préfère une zone d'instabilité permanente et n'a pas grand intérêt à la résolution du conflit."
Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiquesà franceinfo
"Pendant huit ans, ces territoires se sont déconnectés de l'Ukraine, avec un arrimage progressif à la Russie", insiste Alexandra Goujon. Une grande partie des forces russes se sont retirées et des corps militaires séparatistes se sont constitués. "Les huit ans de guerre ont nourri le sentiment anti-Kiev et la Russie a très largement encouragé les demandes de passeport dans la population", ajoute Anna Colin-Lebedev, avec plus de "600 000 nouveaux citoyens russes dans ces territoires". Des habitants franchissent quotidiennement la frontière pour décrocher le précieux sésame, a constaté une équipe de France 2.
Moscou invoque des motifs humanitaires pour justifier le décret d'avril 2019 facilitant ces demandes de passeport. Mais Kiev dénonce une volonté d'annexion. De quoi offrir un futur droit de regard à la Russie ? "Si une large offensive était déclenchée et que des zones d'habitation et des habitants étaient touchés, la Russie pourrait intervenir", avertit Denis Pouchiline, dirigeant de Donetsk. Et Moscou maintient la pression sur son voisin, en invoquant justement la sécurité de ses ressortissants toujours plus nombreux. "Nos citoyens et compatriotes vivant dans le Donbass ont besoin d'aide et de soutien", a déclaré le président de la Douma, Viatcheslav Volodine, pour motiver l'appel à Vladimir Poutine.
Statu quo en l'absence de relance des accords
Ce conflit a déjà fait plus de 14 000 morts et 850 000 personnes ont été déplacées, selon le Conseil norvégien pour les réfugiés. Si les combats ont perdu en intensité depuis 2015, les populations sont lasses et les violations du cessez-le-feu sont innombrables. En témoignent les listes publiées chaque jour par la mission de surveillance dédiée au sein de l'OSCE : sur la seule journée du 16 février, 24 incidents et accidents ont été recensés à Donetsk et 129 à Lougansk. "Les forces armées peuvent presque se voir sur la ligne de contact", rappelle Anna Colin Lebedev.
Moscou se présente donc comme le garant de la sécurité régionale. "La probabilité que Kiev lance une opération militaire est réelle et élevée", selon le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov, en miroir aux accusations occidentales sur les rassemblements de troupes russes. Mais même dans le scénario optimiste d'élections libres, Moscou aurait toutes les cartes en main pour empoisonner la vie de Kiev. "Il y a de fortes chances qu'un tel scrutin soit remporté par des formations pro-russes, ce qui peut être déstabilisant pour le pouvoir ukrainien, résume Anna Colin Lebedev. A la moindre décision législative de Kiev qui serait interprétée sur place comme une oppression, la Russie pourrait alors intervenir."
"L'objectif russe est de déstabiliser l'Ukraine en profondeur, afin que le pays ne puisse pas faire ses propres choix en matière de politique étrangère, par exemple avec une adhésion à l'Otan ou l'UE."
Alexandre Goujon, maîtresse de conférences à l'université de Bourgogneà franceinfo
A ce stade, l'hypothèse d'une annexion "à la criméenne" est prématurée : "Il n'y aura pas de reconnaissance d'indépendance tant que les Russes cherchent à obtenir des concessions sur les accords de Minsk." Surtout, Moscou n'a pas d'intérêt immédiat à intégrer les républiques sécessionnistes, a fortiori avec un risque important de conflit ouvert. "La Russie n'a pas besoin de ce bassin minier avec une forte part de retraités, dévasté économiquement et où il n'y a plus d'investissements."
En retour, Anna Colin Lebedev fait observer que "l'Ukraine n'a pas très envie non plus de réintégrer ces territoires et que l'opinion est très remontée à l'égard des populations de ces territoires séparatistes, considérés comme des traîtres". En résumé, Kiev est peu enclin à des concessions pour récupérer ces territoires, et Moscou compte exploiter le dossier aussi longtemps qu'il en aura besoin. De quoi inscrire ce conflit ouvert encore un peu plus dans la durée, à moins d'un coup d'accélérateur dans les accords de Minsk. Alexandra Goujon rappelle tout de même que le cas "des autres Etats séparatistes, y compris les plus anciens comme la Transnistrie, ne sont toujours pas résolus alors que ces conflits-là sont gelés".
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