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"Je préfère être paré au pire" : à deux mois du Brexit, les "stockpilers" britanniques font des réserves de nourriture

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une cliente fait ses courses dans un supermarché à Londres (Royaume-Uni), le 11 avril 2017. (NEIL HALL / REUTERS)

Certains habitants du Royaume-Uni font des stocks de denrées non périssables en prévision d'une sortie de l'Union européenne sans accord de leur pays.

De l'ananas au sirop, du beurre de cacahuète, des conserves de légumes, des paquets de riz et de flocons d'avoine "format familial"... Dans la cuisine de James Patrick, le placard à provisions semble sur le point de déborder. Cet ancien policier devenu journaliste fait partie des stockpilers, des Britanniques qui font des réserves de nourriture en prévision d'un Brexit sans accord. Mardi 29 janvier, à deux mois de l'échéance, le Parlement a voté un amendement réclamant que Theresa May retourne négocier le projet d'accord à Bruxelles. Les 27 ont aussitôt refusé. Et le temps est compté avant une sortie brutale de l'Union européenne.

Dans sa cuisine, James Patrick a amassé deux semaines de provisions. (JAMES PATRICK/DR)

Les supermarchés s'attendent à "d'importantes perturbations"

Partisan du "remain", James Patrick est convaincu qu'un divorce dans ces conditions aurait "un impact significatif sur la nourriture et l'industrie". Il redoute même des émeutes, en cas de pénurie de longue durée. "En février 2018, on a déjà vu des Britanniques prêts à se battre pour des crumpets [des sortes de petites crêpes] parce que leur supermarché n'était pas approvisionné quelques jours à cause de la neige, rappelle ce père de cinq enfants, interrogé par franceinfo. Vous imaginez cela à l'échelle d'un pays, pendant plusieurs semaines ?"

Si les magasins ont des problèmes d'approvisionnement, même temporaires, les gens vont paniquer et acheter tout ce qu'il reste en rayon, aggravant la situation.

James Patrick

à franceinfo

Plusieurs chaînes de supermarchés ont déjà averti que leurs rayons risquaient d'être moins bien achalandés en cas de "no deal". Car le Royaume-Uni importe 30% de ses denrées alimentaires depuis le continent. Selon Sky News (en anglais), Sainsbury's s'attend à "d'importantes perturbations" dans ses magasins, tandis que Tesco et Marks&Spencer ont commencé à stocker "des produits avec une longue durée de vie". Un document interne des douanes britanniques, dévoilé par la chaîne (en anglais) une semaine plus tôt, envisage une chute de 87% des échanges de marchandises à travers la Manche en l'absence d'accord. En cause : les contrôles douaniers et sanitaires à la frontière française, qui risquent de ralentir fortement le transport de fret.

L'incapacité des députés à s'entendre sur un projet d'accord avec l'UE, ajoutée à ces estimations, alarme certains Britanniques. Certains ont opté pour une solution toute prête : la "Brexit box". L'entrepreneur James Blake affirme à Reuters (en anglais) avoir vendu plusieurs centaines de ces kits de survie, contenant 30 jours de nourriture déshydratée. Parmi les recettes incluses : du chili con carne, du poulet tikka, des macaronis au fromage ou des pâtes à la bolognaise. Les clients y trouveront également du liquide allume-feu et un filtre à eau. Mais il faut débourser la coquette somme de 295 livres (340 euros) pour se procurer cette "Brexit box".

James Blake prépare une "Brexit box" dans un entrepôt à Leeds, au Royaume-Uni, le 21 janvier 2019. (PHIL NOBLE / REUTERS)

Du cassoulet et du vin pour "garder le moral"

Comme James Patrick, d'autres Britanniques optent pour une solution "maison", le prepping. Cette pratique consiste à se préparer pour être autonome en cas de catastrophe naturelle ou de coupures de courant prolongées. En juin dernier, le journaliste a mis en ligne un guide (en anglais), dans lequel il énumère les produits alimentaires et de première nécessité à avoir chez soi. Accessible gratuitement et déjà lu par "au moins 10 000 personnes", il a été inspiré par un document du gouvernement suédois sur les risques "de crise ou de guerre""Prepper" depuis plus de dix ans, après que des chutes de neige ont privé son village de nourriture, Andrew Rawson a publié un livre sur la question.

Même en tant que 'prepper' expérimenté, il m'a fallu beaucoup de réflexion et d'organisation pour me préparer au Brexit. Je me suis dit que ceux qui ne l'ont jamais fait ne sauraient pas où commencer.

Andrew Rawson

à franceinfo

Ce fonctionnaire a stocké de quoi nourrir sa famille de cinq personnes durant "plusieurs mois""Des produits importés (olive, tomates en boîte), des conserves (soupe, viande, poisson), des biscuits, du chocolat, des pâtes et des lentilles, du café, du lait et des céréales, des produits de toilette, de la nourriture pour nos animaux et du papier toilette", énumère ce père de trois enfants, installé dans le nord de l'Angleterre.

Dans les réserves spéciales "Brexit" d'Andrew Rawson : des conserves de légumes et de poisson, mais aussi des produits importés comme de l'huile d'olive. (ANDREW RAWSON/DR)

Dans son congélateur s'entassent des fruits, des légumes, du fromage et du beurre, car les produits frais risquent d'être les premiers à souffrir des retards à la frontière. Le petit plus : des conserves françaises commandées en ligne, pour que sa famille puisse occasionnellement se régaler d'un "confit de canard" ou d'un "cassoulet". Sans oublier "du vin", car "il est important d'avoir des petits plaisirs pour garder le moral". Au total, Andrew Rawson a dépensé plus de 1 000 livres (1 151 euros) sur huit mois.

Des milliers de "preppers" échangent en ligne

Sur les réseaux sociaux, ils sont de plus en plus de Britanniques à échanger leurs conseils. Le groupe Facebook 48% Preppers (en référence aux 48% d'opposants au Brexit lors du référendum de 2016) compte plus de 7 300 membres, lundi 28 janvier. Plus de 4 000 d'entre eux se sont inscrits au cours du dernier mois, selon les statistiques de cette page privée. D'autres échangent des "listes de hamster", énumérant les produits à stocker, sur le forum de parents Mumsnet. Plusieurs ont refusé de répondre à franceinfo, redoutant d'être identifiés et "qu'on vienne leur voler leur réserve en cas de pénurie".

Charles a accepté de témoigner, mais à la condition que son prénom soit modifié. Ce responsable en sécurité informatique de 49 ans s'est intéressé au prepping il y a une dizaine d'années. Depuis, il a toujours "quelques réserves d'avance" dans les placards de son appartement à St Albans, au nord de Londres. Le "no deal" lui semblant de plus en plus inévitable, il a commencé en août à accumuler encore plus de provisions.

Café, fruits au sirop, conserves, lait végétal, pâtée et croquettes pour son chat... Toutes ces denrées, faciles à conserver, sont entassées dans les placards de sa cuisine ou dans des cartons. Elles sont consciencieusement recensées dans un fichier sur son ordinateur, avec la date limite de consommation. Charles a également amassé "27 paquets de cigarettes" (soit "plus de trois mois de réserve"). Au total, le quadragénaire estime avoir dépensé 500 livres (575 euros) pour se préparer au Brexit.

Charles n'a pas oublié son chat, pour qui il a fait des réserves de pâtée et de croquettes. (DR)

Le gouvernement se veut rassurant

Liam a, lui, investi dans un grand congélateur. "J'habite dans un petit village, qui n'a qu'une seule épicerie. Le supermarché le plus proche est à 25 kilomètres", explique l'Ecossais à franceinfo. Si le "no deal" ralentit les importations, il s'attend à figurer "parmi les derniers" à être réapprovisionnés. Depuis trois mois, il achète donc "deux fois plus de tout". "Je cuisine en grande quantité et j'en congèle la moitié", détaille ce père au foyer, qui a également réservé "un demi-placard" à ses réserves pour le Brexit. Sans oublier le papier toilette.

Je fais preuve de bon sens. S'il y a pas de pénurie, j'aurai simplement moins de courses à faire pendant quelque temps.

Liam

à franceinfo

Pendant que les stockpilers se préparent au pire, le ministère britannique de l'Environnement, de l'Alimentation et de l'Agriculture se veut rassurant. "Le Royaume-Uni a un fort niveau de sécurité alimentaire reposant sur un large éventail de ressources, dont une forte production nationale et des importations depuis des pays tiers", affirme un porte-parole, interrogé par franceinfo. Londres a en outre passé des accords avec trois compagnies de ferries pour que le trafic naval reste fluide en cas de "no deal". "Nous nous préparons à toutes les éventualités, mais le gouvernement ne prévoit pas de stocker de la nourriture, poursuit le ministère. Que nous négocions ou non un accord, cela ne sera pas nécessaire."

"Je refuse de prendre des risques"

Les autorités britanniques ont, en revanche, décidé d'augmenter les stocks de médicaments pour tenir quatre mois et demi, au lieu de trois actuellement. Selon le Guardian (en anglais), Downing Street s'est en outre engagé à importer des produits par avion, en cas de retard des camions passant par Calais. Ces promesses ne suffisent pas à rassurer médecins et patients, qui redoutent une rupture d'approvisionnement pour les traitements importés depuis le continent. "Ma fille de 7 ans est diabétique et s'inquiète de ne plus pouvoir se soigner, confie James Patrick. Elle a besoin d'insuline, mais il est impossible d'avoir plus d'un mois d'avance de médicaments sur prescription."

Malgré les mises en garde des autorités sanitaires sur les risques de contrefaçon, certains Britanniques achètent désormais leurs médicaments en ligne, révèle le Guardian (en anglais). Comme James Patrick, Charles refuse de prendre ce risque. Il y a six mois, il a réduit d'un tiers sa dose quotidienne d'antidépresseurs, afin de garder une partie des cachets. "Je devrais avoir environ quatre mois de traitement d'ici la fin mars", évalue-t-il. Comme tous les autres stockpilers interrogés par franceinfo, le spécialiste en sécurité informatique a également constitué une trousse de premier secours, avec "du désinfectant, un anti-inflammatoire et des antidouleurs".

[A deux mois du Brexit], il y a largement plus de raisons de se préparer au pire que de ne pas le faire.

Andrew Rawson

à franceinfo

Ni les déclarations du gouvernement, ni les critiques de ceux qui les accusent d'être alarmistes n'ébranlent les stockpilers interrogés."Je préfère être paré au pire, insiste Andrew Rawson. Je veux que ma famille soit en sécurité et bien nourrie et je refuse de prendre des risques (...) en cette période incertaine." James Patrick partage cet avis, estimant que les Britanniques "ne peuvent pas simplement espérer que tout ira bien". Tout comme Andrew Rawson, qui tente tout de même de relativiser : "Si jamais il s'avère que j'ai eu tort de m'inquiéter, tant mieux."

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