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Pourquoi l'Etat français détruit-il des défenses d'éléphants ?

La lutte contre le trafic d'ivoire s'est considérablement accrue. Quitte à utiliser des moyens spectaculaires.

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
A Dongguan, dans la province de Guangdong (Chine), les autorités chinoises ont détruit 6,2 tonnes d'ivoire, sous forme de défenses ou transformé en objets d'art, le 6 janvier 2014.  ( REUTERS)

Le ministère de l'Ecologie a donné rendez-vous à la presse, jeudi 6 février, à 11 heures. Au programme du ministre Philippe Martin : une curieuse cérémonie, inédite en Europe. "A proximité du Champ-de-Mars", à deux pas de la tour Eiffel,les autorités procéderont à la destruction publique de 700 défenses d'éléphants : soit environ 3 tonnes d'ivoire, d'une valeur équivalente à un million d'euros. 

Les Philippines en juin, les Etats-Unis en novembre, la Chine début janvier, et bientôt la France et Hong Kong : jamais des pays non-africains n'avaient, jusqu'à ces derniers mois, brûlé et broyé l'ivoire confisqué et stocké par leurs douanes. A plusieurs milliers de kilomètres des parcs nationaux africains, pourquoi mener désormais de telles actions ? Francetv info se penche sur le début d'une prise de conscience.

L'électrochoc : les massacres de Boubandjida

Un éléphant mutilé, la trompe sectionnée, gît au sol. Un autre est presque décapité, tandis que les corps de trois pachydermes restent inanimés sur l'herbe sèche du parc national de Boubandjida, dans le nord-est du Cameroun. En février 2012, le conservateur du parc, Matthieu Fomepa, révèle que près de 500 bêtes y ont été tuées par des braconniers en l'espace de deux mois.

La carcasse d'un éléphant dans le parc national de Boubandjida, dans le nord-est du Cameroun, le 16 février 2012. (AP / SIPA / AP)
L'Afrique comptait plusieurs millions de pachydermes au milieu du XXe siècle. Braconnage et extension des zones urbaines les ont décimés : il en reste aujourd'hui environ 500 000 sur le continent. Le commerce d'ivoire est illégal depuis 1989, mis à part quelques exceptions ponctuelles. Mais pour la seule année 2011, au moins 25 000 éléphants ont été tués par des braconniers, a rapporté la Convention sur le commerce international des espèces sauvages menacées (Cites).

"Tant que la lutte contre les trafics d'animaux sauvages n'a pas été perçue que comme une question environnementale, elle n'a jamais à ce point mobilisé les Etats", constate Céline Sissler-Bienvenu, directrice France et Afrique francophone du Fonds international pour la protection des animaux (Ifaw), contactée par francetv info. Les témoignages des ONG ainsi que les images de ce massacre de Boubandjida ont "fait l'effet d'un électrochoc, note la spécialiste. Pour la première fois, nous avons pu montrer l'ampleur des massacres en un lieu donné, sur une période courte."

Un enjeu : la stabilité du continent africain

"Puisque ces massacres avaient été orchestrés par des rebelles soudanais, cela démontrait que nous faisions face à des commandos pour qui la vente d'ivoire peut financer des conflits armés ou le terrorisme, poursuit Céline Sissler-Bienvenu. Ce sont des réseaux criminels organisés, dont l'activité a un impact sécuritaire."

Pour la première fois, les organisations internationales se mettent en branle. Quelques mois après la révélation de cette hécatombe, la Banque africaine de développement (BAD) et le WWF lancent "un appel conjoint à l’action et à l’engagement des gouvernements et d’autres institutions pour combattre [ce] fléau (...) qui pille les ressources naturelles africaines et constitue une menace majeure pour la stabilité et l’économie du continent."

Parallèlement, en mars 2013 à Bangkok, puis en décembre au Botswana, deux sommets internationaux accouchent de mesures d'urgence provisoires. L'étape suivante se joue en France, en décembre. Face à 20 délégations et chefs d'Etats africains, François Hollande annonce, en ouverture d'une table ronde organisée à l'Élysée, le nouvel engagement de la France.

Des moyens : la coordination entre services

La France s'est ainsi dotée, le 5 décembre, d'un plan national d’action, indique le ministère de l'Ecologie.En vertu de cet effort, les amendes vont passer de 150 000 à 750 000 euros en cas de trafic en bande organisée, les pouvoirs des officiers de police judiciaire (OPJ) seront renforcés et les procureurs mieux formés à instruire ce genre d'affaires. "C'est un premier pas", se félicite, prudente, Céline Sissler-Bienvenu. Elle prône une coopération au niveau national et international : entre les Etats, les ministères, les brigades mobiles de la Cites, les douanes, etc.

Des sculptures en ivoire importées illégalement aux Etats-Unis, exposées avant leur destruction, à Denver, dans le Colorado, le 14 novembre 2013.  (RICK WILKING / REUTERS )
En France, par exemple, "les saisies d'ivoire sont dispatchées dans les différents parquets et sont difficilement quantifiables. La plupart d'entre elles se font en sortie d'avion, dans les valises des touristes. Or, elles ne sont pas la priorité des douanes, contrairement aux contrefaçons. Pourtant, la récurrence des saisies montrent qu'il existe un problème". Car, si l'Asie (en l'occurence, la Chine et la Thaïlande) est destinataire de ce marché illégal, l'Europe peut se révéler zone de transit. En décembre, France 3 Poitou-Charentes se faisait l'écho de l'interception de 82 kilos de défenses d'éléphants, trouvés dans le coffre d'une voiture près d'Angers. Plus qu'un souvenir de vacances.

Des symboles : l'image de pays intransigeants

En détruisant publiquement leurs stocks, les Etats "envoient un message" aux trafiquants. En juin 2013, le gouvernement philippin a montré l'exemple. Plaque tournante du trafic en Asie, l'archipel a commencé la destruction de cinq tonnes de défenses d'éléphants, suivi par la Chine, avec 6,1 tonnes broyées. "Mais il s'agit surtout d'un petit geste pour ne pas perdre la face vis-à-vis de la communauté internationale", explique la spécialiste. "Il y a eu des actions de démantèlement de réseaux, mais si le pays voulait vraiment lutter contre ce blanchiment, il lui suffirait de fermer le marché domestique [légal]", explique Céline Sissler-Bienvenu.

Car si la vente d'ivoire d'éléphants d'Afrique est interdite depuis 1989, quatre pays d'Afrique australe (Afrique du Sud, Zimbabwe, Botswana et Namibie) ont cependant été autorisés à en vendre au Japon, et surtout à la Chine, en 1999 et en 2008, alimentant la demande croissante des nouvelles classes moyennes.

En revanche, la condamnation par les autorités kényanes d'un trafiquant d'ivoire chinois à 170 000 euros d'amende ou à 7 ans de prison (la peine la plus lourde jamais prononcée pour de tels faits dans le pays) traduit un effort amorcé sur place. Au Zimbabwe, en octobre, quatre braconniers ont par ailleurs été condamnés à des peines d'au moins 15 ans de prison pour avoir empoisonné au cyanure 300 pachydermes. Mais selon le président de la Zimbabwe Conservation Task Force, "ceux qui ont été arrêtés et condamnés sont du menu fretin sacrifié par les gros et dangereux poissons, qui eux restent intouchables". Et de citer "hommes politiques et hommes d'affaires importants". Ces condamnations sont autant de "preuves de courage des Etats", note Céline Sissler-Bienvenu. Même si "sur le terrain, il faut témoigner de beaucoup plus de volonté politique". Soit : plus que des symboles.

Une résolution présentée en février devant le Conseil de sécurité de l'ONU, une circulaire de la garde des Sceaux, Christiane Taubira, adressée aux procureurs sur le durcissement des peines, des destructions de défenses (longtemps réclamées par l'association Robin des bois), etc., la France veut "être un exemple pour l’ensemble des pays européens", a promis François Hollande dans son discours du 5 décembre. Et maintenant, place aux actes.

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