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Jane Goodall, la femme qui murmure à l'oreille des chimpanzés

Le documentaire "Jane" raconte la jeunesse de cette primatologue britannique, devenue célèbre pour avoir approché, comme personne avant elle, les chimpanzés.

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
La primatologue Jane Goodall, avec un chimpanzé, dans le parc de Gombe, en Tanzanie, le 15 février 2005. (MICHEL GUNTHER / BIOSPHOTO / AFP)

A chacune de ses conférences, Jane Goodall accueille son public avec un salut de chimpanzé. Un "ouh ouuuh ouuuuuh", inspiré et expiré de plus en plus vite, de plus en plus aigu, de plus en plus fort, qu'elle conclut d'un souriant "Hello !", provoquant rires et applaudissements. La primatologue la plus célèbre du monde a bientôt 84 ans et elle n'a pas son pareil pour charmer une audience.

Elle est aussi le sujet de plus de 40 films et documentaires dont le dernier, Jane, de Brett Morgen, qui raconte ses jeunes années, est diffusé dimanche 11 mars sur les chaînes National Geographic et Nat Geo Wild. L'occasion de vous la présenter.

Une secrétaire devenue scientifique

Perché sur une termitière, au milieu de la dense forêt tanzanienne, près du lac Tanganyika, un chimpanzé ramasse une brindille, la plonge dans un tunnel du nid d'insectes, la ressort couverte de termites, qu'il gobe, avant de recommencer. Mais son brin d'herbe finit par être grignoté et ramolli. Alors il ramasse une branche, arrache ses feuilles et recommence l'opération. Nous sommes en 1960 et Jane Goodall, cachée entre les racines et les herbes hautes, observe pour la première fois un chimpanzé en train de fabriquer et d'utiliser un outil. Elle a 26 ans et n'a en poche qu'un diplôme de secrétariat.

"Maman m'avait dit que les secrétaires pouvaient trouver du travail n'importe où dans le monde", raconte-t-elle dans son livre Ma vie avec les chimpanzés. En 1957, la jeune femme, qui a économisé de quoi rendre visite à une amie d'enfance au Kenya, compte bien prolonger son voyage et, pourquoi pas, rester travailler en Afrique. Elle est alors embauchée comme secrétaire par Louis Leakey, anthropologue et paléontologue kényan. Il admire sa patience infinie, son esprit libre de tout a priori et l'envoie en mission en Tanzanie, qui est encore le protectorat britannique du Tanganyika.

Jane Goodall rêve de partir seule avec sa paire de jumelles, pour vivre au milieu des animaux. "Mais ne j'ai pas eu le droit", raconte-t-elle au Guardian. Sa mère l'accompagne un temps, ainsi que trois Tanzaniens : deux rangers font office de gardes du corps et un cuisinier s'occupe de nourrir l'équipe. Jane Goodall décrit des images de romans d'aventure : "un camp de fortune sous un palmier, sous la lune brillante, les cris des babouins qui résonnent au loin". Chaque matin, elle se lève à 5h30 du matin pour crapahuter dans la forêt et s'installer en haut d'un sommet, point de vue idéal pour observer les grands singes qui occupent la forêt en contrebas. Chaque soir, elle note ses observations et raconte sa journée à sa mère.

Jane Goodall, dans un documentaire tourné dans le parc de Gombe et diffusé sur CBS le 22 décembre 1965. (CBS PHOTO ARCHIVE / CBS / GETTY IMAGES)

Il faut plusieurs mois pour que les chimpanzés se familiarisent avec cette jeune femme à la peau blanche et à la queue de cheval blonde, spécimen rare dans leurs contrées reculées. Mais petit à petit, ils approchent de son camp. Elle nomme l'un d'eux David Greybeard, à cause de sa généreuse barbe grise. Il vient souvent manger des noix près de sa tente et apprécie les bananes que la jeune femme dépose pour lui. "Quand je le croisais dans la forêt, il venait parfois voir si je ne cachais pas une banane dans ma poche", raconte-t-elle encore dans une autobiographie. C'est lui qu'elle a surpris en train de pêcher les termites avec sa branche effeuillée. "David utilise des outils ! Il en a même fabriqué un !" se réjouit-elle alors. Une découverte capitale, alors que les scientifiques s'accordent à dire, à l'époque, que seul l'humain fabrique et utilise des outils.

Quand elle rapporte sa découverte à son patron, il déclare : "A présent, nous devons redéfinir 'l'outil', redéfinir 'l'homme', ou accepter que les chimpanzés sont des humains." Mais les découvertes de Jane Goodall suscitent aussi les critiques de la communauté scientifique. "Certains ont déclaré que j'avais dû apprendre aux singes à utiliser des outils. Si seulement, ça aurait été fabuleux !", raconte-t-elle au Guardian. D'autres lui reprochent d'avoir donné une personnalité propre aux animaux, de parler de "l'adolescence", ou encore de "l'humeur" des grands singes.

Pour donner plus de crédibilité à ses recherches, Louis Leakey la pousse à décrocher un doctorat en éthologie, alors qu'elle n'a aucun diplôme d'études supérieures. "Je n'ai fait cette thèse que pour Leakey, explique-t-elle, je n'ai jamais eu l'ambition d'intégrer le monde universitaire." Depuis, elle a pourtant reçu, à titre honorifique, des diplômes d'universités du monde entier, en plus du titre de Dame commandeur de l'ordre de l'Empire britannique en 2004 et des insignes d'officier de la Légion d'honneur française, en 2006.

Une icône de l'activisme environnemental

Juin 2013, sur l'île de Tchindzoulou, au Congo. Wounda, une jeune femelle chimpanzé orpheline, est relâchée dans la nature après avoir reçu les soins des équipes de Jane Goodall. Avant de s'aventurer dans la forêt, Wounda tourne sur elle-même, reçoit quelques caresses puis s'approche de Jane Goodall, pour la serrer contre elle avec délicatesse, pour un long câlin, que la primatologue lui rend, les yeux fermés, visiblement émue. "La chaleur de son embrassade est une chose que je n'oublierai jamais", commente Jane Goodall. La scène, filmée et diffusée sur YouTube, est vue des millions de fois. 

A plus de 80 ans, il y a bien longtemps que Jane Goodall ne passe plus ses journées au milieu de la forêt, silencieuse, à observer les grands singes. Mais elle n'a pas pris sa retraite pour autant. De chercheuse, elle est devenue activiste presque du jour au lendemain, en 1986. Elle participait à une conférence, où elle devait présenter son ouvrage Chimpanzés du Gombe. Elle a alors vu plusieurs de ses confrères décrire les menaces qui pesaient sur les animaux. "J'ai réalisé, juste là, que je ne pouvais plus être une simple observatrice, se rappelle-t-elle pour le Guardian, je devais agir, je n'avais absolument pas le choix."

Désormais, elle parcourt le monde environ 300 jours par an. Cela non plus, elle ne l'avait pas prévu. L'institut Jane Goodall, fondé en 1977 pour poursuivre ses travaux de recherches, compte à présent des centaines d'employés, des bureaux sur chaque continent. Sa mission s'est étendue à la protection des animaux, à la lutte contre la déforestation, le trafic d'animaux et le commerce de leur viande. Depuis les années 1980, elle se bat aussi contre les mauvais traitements infligés aux singes dans la recherche médicale.

Cet hyperactivisme ne s'arrête pas aux animaux. "Comment peut-on sauver les chimpanzés quand les personnes luttent pour leur survie ?", demande-t-elle souvent à ses interlocuteurs. L'institut Jane Goodall a donc donné naissance à Roots & Shoots, un programme pour la jeunesse, ainsi qu'à Tacare, un programme de développement durable qui inclut l'éducation et des micro-prêts pour aider des villages de Tanzanie, du Cameroun et du Congo.

Jane Goodall murmure aussi à l'oreille des responsables politiques. Quand elle "frappe à une porte, elle s'ouvre", résume Ian Redmond, président de Ape Alliance, une coalition de groupes de protection des animaux. "Jane est connue et a la confiance des chefs d'Etat, du dalaï-lama... Elle est devenue une icône de la protection de la nature", déclare Ian Redmond à l'AFP. Elle raconte même à CNN que Michael Jackson s'est inspiré de son plaidoyer pour les chimpanzés pour écrire Heal The World.

Et comme toute icône qui se respecte, Jane Goodall a même inspiré un épisode de la 12e saison des Simpsons, dans lequel elle devient le Dr. Joan Bushwell, qui reçoit la famille Simpson dans son sanctuaire pour chimpanzés, au Congo. Le dessin animé la présente comme une vieille dingue qui exploite les singes, trafique des diamants et vit dans une maison qui sent le caca. Mais Jane Goodall a trouvé sa caricature "très drôle". "J'ai un bon sens de l'humour", confirme-t-elle à Gawker.

Une experte du storytelling

Automne 1939. Valerie Jane Goodall, 5 ans, vit à Bournemouth, sur la côte sud de l'Angleterre, dans la grande maison bourgeoise de "Danny Nutt", sa grand-mère paternelle. La fillette est chargée de ramasser les œufs dans le poulailler. Un détail l'intrigue : "Où, sur une poule, peut-il y avoir un trou assez grand pour laisser passer un œuf ?" Un après-midi, elle se faufile en silence dans un poulailler, pour attendre, tapie dans la paille chaude, qu'une poule arrive. Elle y passe quatre heures, ignorant que sa mère envisage d'appeler la police pour signaler sa disparition, avant de rentrer en courant raconter à sa maman, "qui ne l'a même pas disputée", comment une poule pond un œuf.

Plutôt que d'égrener des chiffres inquiétants sur la déforestation ou les populations de grands singes décimées, Jane Goodall préfère raconter des histoires comme celle-ci, avec force détails. Son livre Ma vie avec les chimpanzés est gorgé de descriptions de ses jeux d'enfant, d'aventures avec son chien Rusty et d'anecdotes a priori insignifiantes dont elle s'efforce de tirer une leçon, comme dans une fable de La Fontaine. Pour raconter sa passion pour les chimpanzés, elle raconte encore souvent aux journalistes son amour de petite fille pour Tarzan, le héros des romans de Edgar Rice Burroughs, en insistant sur sa déception lorsque sa mère l'a emmenée voir le film au cinéma. "Il a épousé la mauvaise Jane", ajoute-t-elle, avec humour.

Jane Goodall reconnaît volontiers être née avec "un talent pour la communication". La narration, même. "Je pense qu'il faut des histoires pour éveiller les gens", explique-t-elle à Bustle"Vous devez atteindre le cœur des gens, pas vous engager sur le terrain intellectuel", ajoute-t-elle à Canadian Business. Ainsi elle raconte être devenue végétarienne juste après avoir lu La Libération animale, du philosophe australien Peter Singer. "Au repas suivant, en voyant de la viande dans mon assiette, j'ai pensé : 'ceci symbolise la peur, la douleur et la mort'. Et je n'ai plus jamais mangé de viande." Et pour ajouter à ce récit, elle promène avec elle une mascotte, "Cow", la petite vache en peluche qui défend les droits des animaux de ferme. "Elle a rendu je ne sais combien de personnes végétariennes, même en Argentine où les gens mangent beaucoup de viande", assure-t-elle.

Jane Goodall emmène aussi partout une peluche nommée "Mr. H". Il tient son nom de Gary Haun, un ancien soldat américain devenu aveugle dans un accident d'hélicoptère, qui la lui a offerte, pensant qu'il s'agissait d'un chimpanzé (mais la bestiole a une queue, contrairement à ceux-ci). Jane Goodall en revient toujours aux chimpanzés. "Ils sont si proches de nous que les histoires à leur sujet aident les gens à comprendre que nous ne sommes pas séparés du monde animal", explique-t-elle encore.

Même ses au revoir sont empruntés aux chimpanzés. Après deux heures d'interview, un journaliste du Guardian, en 2014, lui tend la main pour la saluer. Elle l'ignore et lui ouvre grand les bras, comme l'a fait Wounda avec elle. "Les chimpanzés ne disent pas au revoir", dit-elle, avant de partir sans se retourner.

La primatologiste britannique Jane Goodall, lors d'une conférence, à Düsseldorf (Allemagne), le 8 décembre 2017. (HENNING KAISER / DPA / AFP)

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