: Reportage Coupe du monde 2022 : au Qatar, on a foulé la piste de running climatisée, "le seul endroit pour faire de l'exercice dehors"
En plein cœur de Doha, vous pouvez faire chauffer vos mollets sur une piste de plus d'un kilomètre. Quand il fait 50°C à l'extérieur, l'air y est stabilisé à 26°C. Le tout au prix d'une énorme facture énergétique.
Entre deux profondes inspirations, Austin, un Anglais taillé comme un deuxième ligne de rugby, remue sa grande carcasse le long du serpentin de bouches de climatisation. Il doit faire plus de 35°C, ce mardi 22 novembre, et il n'est que 11 heures. Alors les 20°C qui sortent du sol du running path (parcours de course) de Umm Al Seneem pour venir chatouiller ses mollets ne sont pas un luxe. "C'est le seul endroit pour faire de l'exercice dehors, raconte le joggeur, qui a déjà avalé plusieurs tours. Même après 21 heures, c'est insupportable dehors".
On sentirait presque encore la peinture fraîche. Il y a un mois à peine, le gouvernement du Qatar a inauguré à Doha, la capitale du pays, cette piste de running climatisée. C'est la plus longue du monde, avec 1,3 km. Moitié tunnel, moitié charmille ; moitié glacière, moitié passoire thermique. L'infrastructure vise à redonner aux Qatariens le goût de l'effort, qu'ils ont perdu dans leurs 4x4 rutilants et dans leurs malls (d'immenses centres commerciaux), où escalators et ascenseurs font le boulot à la place de leurs jambes. Après avoir instauré une Journée nationale du sport le 2 février, l'émir compte en effet sur la Coupe du monde pour redonner le goût de la bougeotte à une population en surpoids à 80%, obèse à 40%, selon une étude réalisée en 2016 par Qatar Biobank*, un équivalent de Santé publique France. Mais après un mois d'ouverture, le succès est mitigé.
Les (rares) articles consacrés au running dans l'émirat conseillaient jusqu'à récemment de mettre le réveil à 4 heures du matin pour chausser les pointes sans risquer l'apoplexie. Femi Ogunode touche du bois. Le sprinteur nigérian, naturalisé qatarien, n'a pas encore fait de malaise en alignant les foulées sur le bitume de Doha. Question d'adaptation. "Quand il fait trop chaud à Doha, je cours très tôt le matin, à 5 heures, ou très tard le soir, après 20 heures", nous fait comprendre l'athlète olympique, meilleur sprinteur d'Asie, avec un record 9,91' sur 100 m. Ah si, il a une limite, une seule : "Je ne cours jamais au-dessus de 42°C".
Austin, lui, aurait déjà lâché l'affaire. "L'été, le mercure peut grimper jusqu'à 47°C, et 40°C la nuit. C'est beaucoup trop chaud pour seulement espérer sortir dehors". Alors, le jour de notre rencontre, l'Anglais est encore venu courir… en voiture : "J'habite à cinq minutes." Dans le quartier où se niche le parc Umm Al Seneem, les trottoirs se réduisent à une bande de sable et sont encombrés par les SUV garés tête-bêche. "C'est l'un des grands changements de la vie ici, raconte celui qui a quitté le fog londonien pour le soleil du Qatar il y a trois mois. On arrête de marcher. Donc il faut trouver des façons de s'activer".
Une infrastructure très énergivore
Cette oasis de verdure dans un environnement aride, ça a un coût. Des panneaux solaires installés au-dessus du tunnel permettent, selon les chiffres officiels*, de fournir 60% de l'électricité nécessaire à rafraîchir la structure. N'empêche : depuis l'autre bout du tunnel, on entend le bruit ronronnant des turbines qui font tourner la climatisation. Même les bancs envoient de l'air froid et l'éclairage y est encore allumé à la mi-journée. "Sachant en plus que cette électricité est produite à partir de gaz ou de pétrole*..., soupire Vincent Viguié, chercheur au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (Cired). Le Qatar communique beaucoup sur ses innovations technologiques qui permettent une clim' moins gourmande en énergie, mais si ça sert à chauffer encore plus l'air extérieur, le résultat est complètement inverse."
Les quelques ouvertures et les passages pour les piétons entraînent une sacrée déperdition d'air frais, et les visiteurs du parc ont plutôt tendance à installer leur nappe de pique-nique juste à côté du tunnel, pour profiter de la fraîcheur à l'ombre, mais en restant statiques.
L'existence et la pertinence de cette infrastructure énergivore posent question, en pleine crise énergétique et climatique mondiale. Mais avant de pointer du doigt l'émirat – 60% de l'électricité produite au Qatar est utilisée pour rafraîchir l'air brûlant –, Gilles Dufrasne, chercheur et auteur d'un rapport sur le bilan carbone de la Coupe du monde pour l'organisme européen Carbon Market Watch (CMW)* souhaite prendre du recul : "C'est une approche légitime aussi de considérer le fait que la climatisation dans un pays où il fait en effet très chaud est nécessaire. Donc c'est un peu comme en Europe, ou en tout cas dans les pays du nord de l'Europe, nuance le chercheur. On y a clairement besoin de chauffage en hiver. Ça me paraît aussi clair qu'il y ait besoin de climatisation dans un pays comme le Qatar." Un avis nuancé par Vincent Viguié sur le pays qui climatise deux tunnels de course en extérieur, une rue commerçante de Doha et donc ses stades pour la Coupe du monde : "Il serait plus pertinent de faire du sport en indoor, dans des grandes salles avec des tapis de course par exemple, ce serait beaucoup moins énergivore. Cette Coupe du monde contribue à faire rentrer la clim' dans la normalité."
"Il n'y a pas beaucoup de coureurs"
Au moment de couper le ruban, le 17 octobre, Muhammad Arqoub Al-Khalidi, responsable de l'embellissement des routes et des places publiques pour la ville de Doha, espérait voir chaque jour 6 000 personnes s'égayer dans le parc et dans le tunnel. En journée, malgré la mise en télétravail forcé de tout le personnel des administrations, les badauds se comptent sur les doigts d'une main. Le soir, à la nuit tombée, ce sont plutôt les enfants qui jouent au stock-car avec les rosalies mises à disposition.
Franceinfo y est allé deux fois, à deux moments de la journée. Bilan des courses : on cherche encore un Qatarien en baskets... Et Manjurah, un Indien de 34 ans contraint de se limiter à la marche à cause d'un dos douloureux, n'en a pas vu beaucoup plus : "C'est vrai, il n'y a pas beaucoup de coureurs. Sur 100 personnes, 10 maximum viennent courir, pas plus." Un peu plus loin, deux coureurs filent sur nous. Mais toujours pas de Qatariens à l'horizon : "Je suis du Sri Lanka", et "moi je suis du Népal", "on est partis pour faire 10 km".
Le Qatar est le seul pays à proposer ce type d'infrastructures. Outre la piste d'Umm Al Seneem, que franceinfo a testée, la capitale dispose d'un autre tunnel du genre, à Al Gharafa. Et ce n'est que le début : le nombre de parcs dans Doha a presque triplé en dix ans ; il y en avait 56 en 2010, il y en a aujourd'hui 148.
Pour inciter au sport, l'émir a aussi fait installer dans ces parcs des Fitness Box, sorte de containers flanqués d'un écran géant sur lequel un coach initie au déhanchement façon "Véronique et Davina". Mais seulement une poignée d'expatriés ont l'habitude de déplier leur tapis de gym. Ce n'est donc sans doute pas en mars prochain que le vainqueur du marathon de Doha s'approchera des temps réalisés à Paris ou à Berlin. Avec 2h38, le vainqueur de la dernière édition aurait pointé à une bonne demi-heure des lauréats en France ou en Allemagne.
* Les liens suivis d'un astérisque pointent vers des contenus en anglais.
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