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Portrait Coupe du monde 2022 : Tamim Ben Hamad Al Thani, l'émir du Qatar qui a fait du sport son instrument majeur de "soft power"

Le souverain de 42 ans est l'un des architectes du Mondial qui s'ouvre dimanche, point d'orgue d'une stratégie dans le sport qui a permis au petit émirat d'exister, de rayonner et de se protéger de ses voisins du Golfe.

Article rédigé par Paolo Philippe
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
L'émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al Thani, salue le président de la FIFA, Gianni Infantino, à l'occasion du tirage au sort de la Coupe du monde, le 1er avril 2022 à Doha (Qatar). (FRANCOIS-XAVIER MARIT / AFP)

La scène remonte au mois de septembre. Tamim Ben Hamad Al Thani est au volant d'une voiture et conduit deux journalistes du Point à travers les rues ultra-modernes de Doha. Il disserte politique, s'arrête au musée national dessiné par Jean Nouvel et fait même visiter l'un des stades sortis de terre pour le Mondial de football. "Il nous a baladés dans Doha et on sentait qu'il était très fier, à tel point qu'il a tenu à nous montrer des détails, la pelouse du stade", raconte Luc de Barochez, qui rencontrera le lendemain l'émir du Qatar dans son palais pour une longue interview.

Cette opération de com' dit beaucoup du souverain. Un homme décrit comme séducteur, attaché à l'image et à sa Coupe du monde au Qatar, apothéose de sa stratégie de soft power par le sport qui débute dimanche 20 novembre. L'émir de 42 ans, pourtant, est un homme aussi puissant qu'absent dans les médias. Sa discrétion est érigée en valeur cardinale. "Sa parole est rare. Et quand une parole est rare, elle est précieuse", explique Sihem Souid, lobbyiste qui gère la communication du Qatar en France. "On voulait une couv'", explique-t-elle. L'émir voulait-il se payer la une d'un hebdomadaire français pour faire taire les critiques ?

Son pays fait sa mue, lui fait ses gammes

L'entretien a été publié à deux mois du Mondial, au moment où le vent du boycott a commencé à réellement souffler en Europe pour dénoncer une compétition marquée par de nombreuses aberrations humaines, sociales et écologiques. Dans Le Point, puis fin octobre devant l'assemblée locale, l'émir a dénoncé une campagne de critiques "sans précédent" contre son pays. "Les Qatariens ne sont pas insensibles aux critiques, mais cela ne va pas gâcher la fête", juge Sihem Souid. Il faut dire que l'émirat prépare l'événement depuis longtemps.

Né à Doha en 1980, Tamim Ben Hamad Al Thani a grandi au sein de la famille princière qui règne sur le pays depuis près d'un siècle et demi. Il a d'abord appris les rudiments du pouvoir dans les pas de son grand-père, Khalifa Ben Hamad Al Thani, qui a débuté son règne un an après l'indépendance du protectorat britannique, en 1971. Puis dans ceux de son père, Hamad Ben Khalifa Al Thani. "Il y a eu en réalité deux indépendances. La première, formelle, en 1971. Puis l'indépendance géopolitique en 1995, avec l'arrivée du père de l'émir actuel. Hamad Ben Khalifa Al Thani a sorti le Qatar de l'anonymat par une politique tous azimuts", explique Nabil Ennasri, docteur en sciences politiques et co-auteur de L'empire du Qatar, le nouveau maître du jeu ? (Ed. Les Points sur les i).

L'émirat de la péninsule arabique, grand comme la Corse et peuplé d'un peu moins de trois millions d'habitants (dont 10% seulement sont qatariens), est passé en trente ans d'un pays de pêcheurs de perles au rang de cinquième exportateur mondial de gaz naturel. C'est lorsque l'Irak a envahi le Koweït, en 1991, que le Qatar s'est façonné une nouvelle identité. Il a investi dans le gaz (pour l'exporter), modernisé son image, ouvert le pays et noué des liens politiques et diplomatiques avec de nombreuses puissances, dont la France.

Tamim Ben Hamad Al Thani lorsqu'il était président du club de football d'Al-Sadd, le 9 mars 2000 à Doha. (KARIM JAAFAR / AFP)

Dans l'ombre de son père, le prince Tamim a récité ses gammes avant de monter en grade. Et le sport n'a jamais été loin. Il a commencé par devenir président d'Al-Sadd, le club de foot de la famille royale Al Thani, avant de prendre la tête du comité national olympique qatarien et d'organiser les Jeux asiatiques en 2006 à Doha, la première grosse compétition internationale au Qatar. Il a aussi été chargé de lancer la déclinaison sportive d'Al-Jazeera, la chaîne créée par Doha qui diffuse dans plusieurs langues à travers le monde.

Les cinq piliers de la diplomatie sportive

"Il était en période de formation et il s'est fait les dents dans le domaine sportif, qui correspondait à ce qu'il aimait", se souvient Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur de France au Qatar (1998-2002) et fin connaisseur de la famille Al Thani. Alors que le trône était normalement promis à son frère Jassem, Tamim Ben Hamad Al Thani est devenu prince héritier en 2003. Il accédera au pouvoir dix ans plus tard.

"Son père avait une vision extrêmement politique. Le fils assume l'héritage mais raisonne davantage en 'soft power' moderne, qu'il considère comme la véritable politique d'influence. Il a joué la carte du sport, et notamment du foot, auquel il a donné un véritable élan."

Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur de France au Qatar

à franceinfo

Le sport, utilisé comme instrument majeur de soft power pour faire de la capitale Doha un carrefour du monde, a permis à l'émir de faire plusieurs conquêtes : la Coupe du monde 2022, beIN Sports, le PSG, et plus récemment la Formule 1"On peut parler de cinq piliers de la diplomatie sportive. Il y a l'organisation d'une grande compétition internationale, dont le Mondial est le paroxysme du soft power, le réhaussement du championnat local avec l'arrivée de joueurs stars comme Desailly ou Guardiola [au début des années 2000], la vitrine planétaire avec l'achat du PSG, la création de beIN Sports pour contrôler les yeux du monde et l'investissement dans la formation, avec Aspire [une luxueuse académie sportive]", énumère le spécialiste du Qatar Nabil Ennasri.

La famille Al Thani et l'émir ont ainsi compris que "le sport permet au Qatar de se fixer comme un élément central de l'équation mondial, qui fait que les grands de ce monde auront intérêt à ce que le pays dure". La Coupe du monde et le PSG sont donc deux piliers de sa politique d'influence visant à se créer une image plus policée, se protéger de ses voisins et diversifier une économie très dépendante du gaz.

Et c'est Tamim Ben Hamad Al Thani, alors prince héritier en charge du portefeuille sportif de l'émirat, qui est à la manœuvre pour mener à bien ces deux projets. Quelques jours avant l'attribution de la Coupe du monde au Qatar à la surprise générale, le 2 décembre 2010, c'est lui qui a représenté son pays au dîner qui a tout fait basculer à l'Elysée, en compagnie notamment du président de la République Nicolas Sarkozy et du président de l'UEFA et vice-président de la Fifa, Michel Platini.

Le PSG, "son bijou, mais pas un caprice"

Et quelques mois plus tard, c'est également lui qui a été à l'origine du rachat du PSG par Qatar Sports Investments (QSI), filiale du fonds d'investissement souverain Qatar Investment Authority (QIA). "Tout ce qui était sensible remontait au big boss [et futur émir] au Qatar où on nous donnait des instructions pour insister ou lâcher des choses", explique à L'Equipe l'ancien directeur financier du PSG (1996-1999) Benoît Rousseau, mandaté par le Qatar pour négocier le rachat du club parisien.

Tamim Ben Hamad Al Thani, dont les apparitions au Parc des Princes sont très rares, place un homme de confiance à la tête du club : Nasser Al-Khelaïfi. C'est pourtant l'émir – qui est francophone et séjourne régulièrement dans ses propriétés en France – qui valide depuis Doha la stratégie globale, les transferts de premier plan comme ceux de Kylian Mbappé, Neymar ou Leo Messi, ou encore les changements d'entraîneur. "Le PSG, c'est son bijou. Mais ce n'est pas un caprice de prince", assure Nabil Ennasri. "Ils avaient en tête de faire une grande opération. Et pour justifier une candidature à la Coupe du monde, il fallait obtenir des lettres de noblesse", complète le diplomate Bertrand Besancenot.

L'émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al Thani, avec le président du PSG, Nasser Al-Khelaïfi (à droite), le 21 octobre 2015 à Paris lors d'un match entre le club parisien et le Real Madrid. (MIGUEL MEDINA / AFP)

Dix ans après, la Coupe du monde s'ouvre au Qatar, plus d'un million de spectateurs sont attendus et Doha est devenue une capitale sportive, économique et stratégique. Le couronnement d'une stratégie et d'une conviction. Lors de sa balade en voiture avec les journalistes du Point, l'émir a fait une confidence : il raconte avoir été traumatisé à 11 ans par "les images télévisées du Koweït sous un ciel noir alors que l'Irakien Saddam Hussein avait incendié les puits de pétrole", écrivent les deux journalistes.

"Son père disait que si le Koweït avait organisé une Coupe du monde, il n'y aurait pas eu d'invasion, ironise Nabil Ennasri. Le Qatar et son régime se voient comme une citadelle assiégée, un petit pays immensément riche qui suscite l'appétit des voisins. Il est passé du jour au lendemain d'un petit pays à un acteur majeur dans le domaine mondial. Et en étant un acteur incontournable, le Qatar protège ses frontières." L'émir Tamim Ben Hamad Al Thani, qui a investi des milliards dans le sport, l'a bien compris. Et la Coupe du monde au Qatar, bien plus qu'une simple compétition de football, s'inscrit dans cette logique.

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