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Crise climatique : on vous explique pourquoi le traité sur la Charte de l'énergie est comparé à un "suicide collectif"

Critiqué par les climatologues comme par les organisations environnementales, ce traité signé dans les années 1990 fait l'objet d'une ultime réunion de négociations entre pays européens vendredi. 

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7min
La mine de charbon de Garzweiler (Allemagne), le 25 avril 2019. (INA FASSBENDER / AFP)

Il concentre les critiques, ces derniers jours, des scientifiques, de jeunes victimes du réchauffement climatique, ou de certains élus comme Pascal Canfin, eurodéputé LREM. Le traité sur la Charte de l'énergie (TCE), un accord international qui doit faire l'objet, vendredi 24 juin, d'une dernière réunion de négociations entre pays européens, est visé, depuis mardi 21 juin, par une plainte de cinq jeunes Européens* proches du mouvement climat devant la Cour européenne des droits de l'homme, et par une lettre ouverte(PDF) de 78 scientifiques, dont les climatologues Valérie Masson-Delmotte et Christophe Cassou.

Tous appellent les pays de l'Union européenne à se retirer de ce traité, présenté comme une menace pour la lutte contre le réchauffement climatique et l'accord de Paris. Pourquoi ce texte, qui date de 1994, est-il si décrié ? Explications.

Ce traité sert à protéger les investissements étrangers dans l'énergie

Le TCE est une relique de la chute de l'URSS, initié par les pays d'Europe de l'Ouest pour sécuriser leurs investissements dans le secteur de l'énergie dans les pays peu stables de l'ancien bloc communiste. Officiellement*, il sert à "promouvoir la sécurité énergétique à travers les opérations d'un marché plus ouvert et plus compétitif, tout en respectant les principes de développement durable et de la souveraineté sur les ressources énergétiques".

Derrière cette formule se trouve un mécanisme pour protéger les investissements des entreprises énergétiques étrangères dans les pays où elles travaillent. Il leur donne l'assurance d'être aussi bien traitées que les entreprises locales et leur permet de réclamer des compensations financières si une nouvelle loi locale a un impact négatif sur leur activité.

Ces compensations peuvent être réclamées devant un tribunal classique. Mais aussi devant un tribunal arbitral privé, un système beaucoup plus opaque. "Aujourd'hui, on sait qu'il y a 150 cas d'arbitrages qui invoquent ce traité. Mais il y en a peut-être beaucoup plus, il n'y a aucune obligation de transparence", regrette Yamina Saheb, autrice du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) et signataire de la lettre ouverte.

Il est accusé d'empêcher les Etats d'agir contre le réchauffement climatique

Le climat se réchauffe car l'être humain utilise depuis la révolution industrielle des énergies fossiles – charbon, pétrole, gaz – pour se déplacer, construire, fabriquer et s'alimenter. Pour limiter la casse, l'accord de Paris, signé en 2015 lors de la COP21, prévoit une baisse organisée des émissions de gaz à effet de serre (GES) des Etats, jusqu'à atteindre la neutralité carbone en 2050. Cette révolution énergétique nécessite des politiques climatiques ambitieuses. Le dernier rapport du Giec montre "que les scénarios qui nous donnent une chance de limiter le réchauffement actuel à 1,5 °C à la fin de ce siècle [l'un des objectifs de l'accord de Paris] nécessitent une fermeture prématurée des infrastructures d'énergie fossile prévues ou existantes", relèvent les scientifiques dans leur lettre ouverte.

C'est là qu'intervient le traité sur la Charte de l'énergie. En 2018, quand le ministre Nicolas Hulot travaille à la fin de l'exploitation des hydrocarbures en France, l'entreprise canadienne Vermillon menace. "La mesure viole les engagements internationaux de la France en tant que membre du traité sur la Charte de l'énergie de 1994 qui prévoit la protection des investissements dans le secteur de l'énergie", peut-on lire dans un courrier au Conseil d'Etat obtenu par l'association Les Amis de la terre (PDF). Le texte du gouvernement français sera, par la suite, largement vidé de sa substance, en permettant aux projets en cours de se poursuivre. Mais il interdit bien le lancement de nouveaux chantiers. En Allemagne, l'exécutif, qui a fait voter la sortie du charbon, a versé 4,35 milliards d'euros aux exploitants de centrales à charbon pour éviter des poursuites dans le cadre de la Charte de l'énergie. Aux Pays-Bas, l'entreprise Uniper attaque le gouvernement* pour son projet de sortie du charbon.

Autant d'exemples qui inquiètent les scientifiques du Giec. Dans son dernier rapport(PDF, page 78), le groupe d'experts constate "un haut niveau de protections des investisseurs contre une bien nécessaire action climatique, illustré par la part de plaintes réglées en faveur des investisseurs étrangers dans le cadre du traité de la Charte de l'énergie". Pour Yamina Saheb, "ce traité empêche les Etats d'agir [en faveur du climat]. Quand on en est signataire, on perd sa souveraineté sur les politiques climatiques." L'experte en politique énergétique balaye l'argument des partisans du traité, qui pointent que de nombreux litiges concernent les énergies renouvelables. C'est notamment le cas en Espagne, où l'Etat se voit attaqué par des entreprises s'estimant lésées par la baisse des subventions au secteur. "Le traité protège des subventions qui n'ont plus aucun sens économique parce que les prix de ces énergies ont baissé", juge Yamina Saheb.

Le compromis envisagé par l'UE est jugé insuffisant par les scientifiques

La préoccupation climatique a percuté le processus de modernisation de ce traité lancé il y a deux ans. L'affaire est rendue complexe par la nécessité d'obtenir l'unanimité des Etats membres, parmi lesquels on trouve des pays producteurs d'énergies fossiles comme le Kazakhstan ou le Tadjikistan. L'UE a mis sur la table un compromis, valable uniquement pour les pays européens, et doit l'officialiser le 24 juin.

S'il est adopté, il permettra d'exclure de l'accord de nouveaux investissements dans les énergies fossiles, mais protégera les investissements passés dans le pétrole et le charbon jusqu'en 2030 et dans le gaz jusqu'en 2040. Avec ce dispositif, "les pays de l'UE auront le choix entre conserver les infrastructures d'énergie fossile existantes jusqu'à la fin de leur durée de vie ou affronter de nouvelles procédures d'arbitrage. Ces deux options mettent en danger les objectifs de neutralité carbone de l'UE et le Green New Deal", relèvent les signataires de la lettre ouverte.

Chargée il y a quelques années par le secrétariat du traité d'étudier la manière de l'aligner avec l'accord de Paris, Yamina Saheb estime qu'il n'y a qu'une solution : la sortie collective de ce traité des pays de l'UE, sans respecter la clause qui prévoit qu'un Etat membre continue de l'appliquer pendant vingt ans après son départ. En 2020, la France avait demandé à la Commission européenne d'étudier cette option. L'experte regrette que la présidence française de l'UE, qui va s'achever le 30 juin, n'en ait pas fait l'une de ses priorités. Elle redoute la décision du 24 juin et prévient : "Ce sera soit un retrait collectif, soit un suicide collectif."

* Les liens suivis d'un astérisque sont en anglais.

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