: Reportage Climat : en manifestant contre les jets privés, des scientifiques dénoncent un système "intenable" qui favorise les "ultrariches"
Dans une dizaine de pays, des membres du collectif Scientist Rebellion ont mené des actions de désobéissance civile pour dénoncer le mode de vie polluant des catégories les plus riches de la population, responsables de la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre.
Pour protester contre les jets privés, ils convoquent les sciences "dures", les sciences "molles" et des avions en papier. Ils sont astrophysiciens, économistes, biologistes, écologues… Une trentaine de scientifiques du collectif Scientifiques en rébellion ont manifesté, jeudi 10 novembre, devant le siège de Dassault Aviation, sur les Champs-Elysées, à Paris, dans le cadre d'une journée de mobilisation organisée dans une dizaine de pays pour demander "l'interdiction des jets privés, la taxation des grands voleurs", afin de "faire payer les grands pollueurs".
Alors que la COP27 bat son plein à Charm el-Cheikh (Egypte), les scientifiques multiplient ces "actions de désobéissance civile non violente". A Berlin et à Munich, dans les showrooms des marques de luxe BMW et Porsche, ou sur le tarmac réservé aux vols d'affaires de l'aéroport Schiphol d'Amsterdam, ils visent les symboles d'un mode de vie que leurs travaux ont déterminé comme incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique.
"Il faut que les efforts de sobriété viennent d'en haut"
"On n'est pas dans la dynamique de dire aux individus de mettre des cols roulés." Docteure en écologie à l'université de Rennes, Kaïna Privet n'en est pas à sa première action militante. Après Munich, en Allemagne, c'est à Paris, à deux pas des Champs-Elysées, qu'elle se présente aujourd'hui, blouse blanche sur le dos et mégaphone à la main. "Il faut aussi que les efforts de sobriété viennent d'en haut", poursuit-elle. En haut, très haut, dans les hautes sphères, parmi les utilisateurs d'un moyen de transport réservé à une élite : en 2018, un rapport intitulé "The Jet Traveler", réalisé par le secteur, estimait qu'un propriétaire de jet possède en moyenne une fortune de 1,5 milliard d'euros. Et ce, alors que "80% de la population mondiale n'a jamais mis les pieds dans un avion, et je ne parle même pas de ceux qui ont déjà volé à bord d'un jet privé", relève l'écologue.
A l'échelle individuelle, "les individus au statut socio-économique élevé contribuent de manière disproportionnée aux émissions et ont un plus grand potentiel de réduction", écrivent les auteurs du Giec dans leur dernier rapport. Mais dans le détail, en France, les seules émissions de gaz à effet de serre des jets privés représentent autour de 0,1% des émissions territoriales du pays. "C'est peu, mais comparé au faible nombre de personnes à l'origine de ces émissions et aux services rendus à la société par cet usage, c'est énorme", pointe le sociologue Milan Bouchet-Valat.
Le chiffre, en apparence dérisoire, porte une haute valeur symbolique, à l'heure où les citoyens sont appelés à faire des efforts. "Un vol de quatre heures [en jet] émet plus qu'un Européen sur une année", détaille ainsi le collectif, qui a choisi de qualifier les utilisateurs de ces avions de "grands voleurs".
"Le réchauffement climatique exacerbe les inégalités partout"
"Ce ne sont pas les individus, les personnes riches en tant que telles que nous visons, mais bien un modèle de société", précise pour sa part Ariane Lambert-Mogiliansky, économiste et chercheuse associée à l'Ecole d'économie de Paris. Selon elle, les discours relativisant l'impact des vols en jet privé font écho à ceux qui défendaient l'arrosage des golfs alors que la France traversait cet été un épisode de sécheresse d'une ampleur inédite. Car, dit-elle, "le réchauffement exacerbe les inégalités partout : entre les pays, et à l'intérieur des pays, où ce sont les plus pauvres qui souffrent de l'explosion de leurs factures d'énergie. Un système qui satisfait les intérêts de 0,01% de la population, c'est intenable."
Ces inégalités entre les plus riches, dont le mode de vie est le plus polluant, et les plus pauvres, qui subissent le plus durement les conséquences du réchauffement climatique, sont d'ailleurs au menu des discussions de la COP27. Elles s'incarnent notamment dans la question du financement des "pertes et dommages", c'est-à-dire les dégâts que subissent les pays en développement en raison de la hausse des températures, responsables de la multiplication des épisodes météorologiques extrêmes, telles que les sécheresses et les inondations.
Mais parmi les scientifiques rassemblés devant le siège de Dassault Aviation, le pessimisme règne quant à l'issue du sommet climatique : "Les gouvernements des pays développés avaient promis en 2009 de donner 100 milliards de dollars par an d'ici à 2020 aux pays en développement pour financer l'adaptation au changement climatique. Aujourd'hui, on constate que le compte n'y est pas et que les promesses visant à réduire les inégalités dans le monde ne sont pas respectées", souffle l'écologue Lauranne Gateau.
"Toutes les formes d'action sont importantes"
Ainsi, ces scientifiques espèrent inciter la population à faire pression sur leurs gouvernements pour qu'ils tiennent leur promesse, y compris à destination des plus vulnérables, chez eux, comme à l'autre bout du monde. "Longtemps, la mission des scientifiques a été d'informer les décideurs. Aujourd'hui, ces derniers ont l'information et n'en font rien", continue la chercheuse. "On continue de ne mettre en avant que la croissance, alors que la population veut avant tout un toit, pouvoir se nourrir, se chauffer et élever ses enfants dans un monde vivable", ajoute-t-elle.
Le temps médiatique offert par la COP27 et par la crise énergétique qui frappe le continent européen, ainsi que le souvenir encore frais d'un été hors norme, offrent une occasion idéale de porter ce message de convergence entre environnement et enjeux sociaux. Quitte à décontenancer l'opinion par ce mode d'action, la désobéissance civile, qui tranche avec la réserve qu'observent traditionnellement les scientifiques. "Toutes les formes d'action sont importantes, estime Milan Bouchet-Valat. Les actions en justice, les activités de recherche qui permettent d'avancer sur les connaissances (...) On fait feu de tout bois."
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