Crise climatique : pourquoi snobe-t-on la sobriété, solution taboue et grande absente des débats de la présidentielle ?
D’ici 2030, la France devra avoir réduit ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55% par rapport au niveau de 1990, en vertu de ces engagements de l'accord de Paris. Alors que les scénarios des experts mettent en avant la nécessité de revoir nos modes de vie, les politiques évitent, pour la plupart, le sujet.
"Votez pour moi ! Votez pour moins !" Alors que la France doit réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre pour enrayer le réchauffement climatique, difficile d’imaginer des candidats à l’élection présidentielle mettre en avant un discours de sobriété. De quoi ? Commençons par une définition, empruntée à l'Ademe : selon l’agence, la sobriété décrit "une recherche de modération dans la production et de la consommation de biens et de services nécessitant des ressources énergétiques ou matérielles". Pour Yves Marignac, porte-parole de l’association Négawatt, il s'agit, par ce biais, de promouvoir un mode de vie "compatible, quand on le généralise, avec les limites planétaires." Et ce tout en assurant "des conditions de vie décentes pour tous”, résume le porte-parole de l'association qui, depuis 2001, planche sur des scénarios de transition énergétique.
Dans les pays riches comme le nôtre, cela consiste à dire adieu à un certain nombre "de services dispendieux, voire nuisibles : le recours excessif à l'avion, le fait de se déplacer seul dans un SUV en ville, etc. Autant de choses dont on sait que ce n'est ni généralisable, ni indispensable”, poursuit le spécialiste. Mais si "la sobriété est de plus en plus reconnue par les experts comme un levier indispensable d'action pour la soutenabilité, elle reste connotée négativement dans le débat politique".
Pourquoi, alors que la personne qui remportera le scrutin au mois de mai aura la responsabilité de mettre la France au pas de course vers la neutralité carbone, est-il si difficile d’aborder cette piste frugale ?
La sobriété reste en marge de la politique
Dans les faits, rares sont les politiques qui s’enthousiasment pour ce qui apparaît aux yeux de beaucoup comme un discours de restrictions. Historiquement, cette notion de frugalité accompagne pourtant l'émergence de l'écologie politique, avec la candidature de René Dumont, en 1974. "A l’époque, ce n'est pas un axe central de sa proposition politique, mais on retrouve l’idée d'une nécessité de modération générale et d'une critique du productivisme”, explique le politologue Bruno Villalba, professeur à AgroParisTech où il dirige le Master Gouvernance de la transition, écologie et société. Pas loin de cinquante ans plus tard, la crise écologique n’a pas vraiment remis cet argumentaire au goût du jour, constate-t-il.
Quand bien même l’introduction nécessaire de politiques de sobriété figure dans la Stratégie nationale bas carbone – la feuille de route pour la lutte contre le réchauffement climatique, révisée en 2018 –, ce concept n’est porté dans le débat qu’à la marge gauche de l’échiquier politique. Il apparaît, par petites touches, dans le programme de certains grands candidats à l’élection présidentielle, comme chez l’écologiste Yannick Jadot ou le candidat de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, relève le politologue.
"Au fur et à mesure que les enjeux environnementaux ont été perçus comme des problèmes importants par les Français, l'écologie a été récupérée et portée par des acteurs politiques plus traditionnels qui ont écarté cette dimension de sobriété de l'écologie politique", explique Simon Persico, politologue, enseignant à Sciences-Po Grenoble et spécialiste des partis et des politiques environnementales. "Elle n'est pas du tout récupérée par l'exécutif et encore moins par la droite, qui défend le paradigme productiviste consistant à dire qu’il faut retrouver la croissance économique, assimilée à l'extension de la production et de la consommation, poursuit-il. Et ce même si ce discours va contre les scénarios crédibles de transitions écologiques."
Les concepts de croissance verte ou encore le développement durable ont ainsi émergé pour concilier écologie et logique de marché, marginalisant l’idée que les politiques publiques pourraient inciter le citoyen à consommer non seulement mieux, mais moins.
Promettant que le Plan de croissance serait "un plan Vert", le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, promettait d’ailleurs à l’été 2020 que le gouvernement veillerait à ce que toutes ses décisions de relance favorisent "un nouveau modèle de croissance" fondé sur "la décarbonation, la sobriété énergétique et les innovations vertes". "En règle générale, les politiques parlent très peu de sobriété", abonde Yves Marignac, "une majorité d'entre eux restent culturellement imprégnés d'un monde où la sobriété est vue comme quelque chose de négatif." Le spécialiste rappelle qu’Emmanuel Macron, dans son long discours de présentation du plan France 2030, censé relever le pays éprouvé par la crise sanitaire, avait ainsi lancé solennellement : "J'appelle le pays à produire davantage."
Elle est décrite comme un "modèle Amish"
Non seulement la notion est discrète dans le débat public, mais elle est carrément discréditée par le chef de l’Etat. "J'entends beaucoup de voix qui s'élèvent pour nous expliquer qu'il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile", moquait Emmanuel Macron en septembre 2020, interpellé par 70 élus qui demandaient un moratoire sur la 5G. "Je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l'écologie contemporaine", tranchait-il. "Le retour à la bougie, c’est un vieux réflexe utilisé pour décrédibiliser le combat antinucléaire des écologistes dans les années 70 et qui a perduré jusqu’à aujourd’hui", explique Yves Marignac.
"On simplifie, on exagère et on caricature les mesures de sobriété pour les rendre non-désirables", décrypte-t-il. A l’inverse, toujours dans son discours de présentation du plan France relance 2030, Emmanuel Macron convoquait conquête spatiale et exploration des fonds sous-marins, potentiels pourvoyeurs de ressources. Un discours dominant qui, "au lieu de s'inscrire dans les limites planétaires telles que les scientifiques les identifient clairement aujourd’hui, reste dans l'idée de les repousser." Pour Bruno Villalba, difficile d'égratigner "l'imaginaire fantasmé de la technique". Un "rouleau compresseur" culturel, "indissociable de notre représentation du bien-être, de l'avenir, de l'innovation, etc".
Dans ces conditions, les pistes offertes par les "solutions techniques" dominent la discussion politique sur le changement climatique, loin devant la question de la sobriété. "Nous sommes pour la recherche et pour investir dans la R&D (recherche et développement), mais des fausses solutions sont agitées dans le débat public et nous détournent de ce qu’il faut faire maintenant. Pas en 2040, pas en 2050. Maintenant", s’agace l’écologiste Delphine Batho, porte-parole de Yannick Jadot. Selon elle, cet imaginaire technophile braque les projecteurs sur la seule question de l’énergie nucléaire, "un totem" mis en avant "pour occulter le tabou de l'indispensable réduction de la consommation d'énergie en France", accuse-t-elle. L'ancienne ministre est par ailleurs favorable à un abandon progressif de l’atome.
Dès lors, comment introduire dans une campagne présidentielle un concept perçu comme dépassé et contraignant ? "Ce n’est pas du moins. C’est du mieux", corrige Delphine Batho. "Il existe un mouvement de terrain aujourd’hui de gens qui aspirent à un autre imaginaire qu’à celui de la société consumériste, polluante, dans laquelle on vit mal." Cependant, passée la primaire écologiste, où la sobriété avait été débattue au même titre que la décroissance, la notion ne perce pas dans cette campagne alors que Yannick Jadot peine à mettre l'environnement au menu.
Une apparition discrète dans certaines lois
Cet autre imaginaire peut-il seulement déboucher sur des politiques publiques ambitieuses dans une France qui a connu le mouvement des "gilets jaunes" en réponse à l’annonce d’une taxe carbone ? "Il existe une reconnaissance progressive de l'importance de la sobriété par les pouvoirs publics, mais un tabou à l'afficher comme une orientation globale", estime Yves Marignac. Aussi, "on l'introduit au compte-gouttes, sur des sujets où l’exécutif a le sentiment que cela peut passer." On parle ainsi de sobriété dans la Loi pour la croissance verte de 2015, la loi Climat de 2021, la loi sur l’économie circulaire de 2020 ou encore le texte sur l’empreinte environnementale du numérique.
Agnès Catoire, qui figurait parmi les 150 Françaises et Français tirés au sort pour participer à la Convention citoyenne sur le climat, estime quant à elle que c’est encore trop peu. "Les 150 mesures que nous avons initialement produites s'inscrivaient dans cette optique de sobriété de manière générale : sobriété numérique, mais aussi la sobriété publicitaire, etc... Toutes ces mesures formaient un tout cohérent", se souvient-elle. "Le fait que le gouvernement ne vienne finalement que piocher dans ces mesures pour n’en garder que quelques-unes a vidé de son sens notre travail", déplore-t-elle, regrettant que l'initiative n'ait pas permis un plus vaste débat sur notre modèle de société.
D'autant plus que les Français peuvent consentir à plus de sobriété "à condition que les mesures soient justes et expliquées", estime-t-elle. "Parmi nous, même ceux qui étaient choqués par la proposition de limiter la vitesse à 110 km/h [sur les autoroutes] ont fini par être convaincus et par réaliser qu’il s’agissait d’une mesure hyper impactante, totalement gratuite et très facile à mettre en œuvre", cite-t-elle en guise d'exemple.
La prise de conscience d'une partie de la population
"Les politiques semblent attendre que la prise de conscience spontanée du citoyen soit suffisante pour rendre possible son action", constate Yves Marignac, mais plusieurs signaux vont dans le sens de citoyens plus demandeurs de sobriété que les politiques (ou du moins, plus demandeurs que ne le pensent les dirigeants). En septembre, une consultation sur l’avenir de l’Europe, qui a rassemblé 700 citoyens représentatifs de la population française, s'est achevée sur une conférence rassemblant là encore 100 Français tirés au sort. Trois "priorités" ont émergé de ces discussions. La première ? "Développer la sobriété énergétique pour consommer moins en arrêtant le superflu."
Ils réclamaient, entre autres, une baisse du parc européen de voitures et l'instauration des quotas de consommation par secteurs, souligne Euractiv. A partir de ces pistes, "Ia Commission européenne proposera des idées, des réformes issues de vos contributions. Tout cela se fera à 'ciel ouvert'", déclarait le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune, prévenant que tout ne serait "peut-être pas repris", ni forcément "tout de suite".
"De toute façon, à un moment donné, nous n’aurons plus le choix que de subir ces mesures, conclut Agnès Catoire. Nous proposions juste de se préparer un petit peu et de le faire dans la douceur."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.