Catherine Jentile: «L'émotion»
Une larme qui coule, une main qui tremble, un soupir infini, un désespoir deviné…
En quelques images, voici résumés une guerre, un conflit, une catastrophe. Comme la copie un peu pâle de ces photos qui ont fait le tour du monde et qui ont symbolisé un instant ou pour toujours, l’horreur, l’injustice, l’irréparable de la violence. Cette déclinaison de la douleur a traversé les médias, les esprits et s’est finalement imposée comme la communion internationale de la compassion. Sans mot, sans traduction, sans explication nécessaires, dans un langage universel : celui de la force de l’image qui conduit alternativement à une sourde envie de demander des comptes aux bourreaux mais plus sûrement à un élan vers la victime, plus ou moins clairement identifiée. Car finalement, comment reconnaître dans l’atroce beauté de l’instant où l’image devient symbole, la souffrance d’un peuple ou celle d’un autre dans des pays limitrophes, dans des traditions comparables ou des cultures semblables. Dans un univers où une «histoire», pour employer le jargon journalistique, chasse l’autre. Un jour noyé dans le drame d’un conflit armé, le lendemain submergé par le cauchemar d’une catastrophe naturelle. La même image s’étale sur les écrans du monde entier comme par ricochets, en fonction du décalage horaire qui la fait apparaître en «prime time», à l’heure où les familles sont réunies à Los Angeles, Moscou, Jérusalem ou Bangkok, avec comme petits rappels au fil de la journée, la même image imprimée dans les journaux, que l’on repère, le temps d’un coup d’œil, sur la devanture d’un kiosque ou la table d’un café, abandonnée par le client précédent.
Cette envie de coller à la peau du malheur, de dire et de raconter la guerre, la douleur, n’est pas propre à l’image, la «vraie», celle de la télévision ou du photographe. Elle a envahi la presse écrite qui, elle aussi, veut donner du corps, de la chair, à ses reportages, au point que l’on voit apparaître de nombreux guillemets. Des petits crochets qui à l’origine du code de bonne conduite journalistique, signifiaient qu’il s’agissait bien d’une citation, de la parole prononcée par le protagoniste. Maintenant, ils encadrent, des propos qui en fait, sont la reconstitution d’un dialogue que l’on peut imaginer. Une façon d’humaniser, de rendre plus vivant et donc plus intéressant pour le lecteur, le récit d’un événement qui lui est étranger, souvent dans tous les sens du terme. Comment s’approprier des faits plus sûrement que par un vecteur universellement partagé, depuis la nuit des temps, celui de l’émotion. L’émotion érigée comme ADN de l’histoire, avec un petit ou grand H, qui justifie que l’on évoque des faits, qu’on les mette en lumière et jusqu’à en faire la «une» de l’actualité. Mais une émotion qui par sa puissance, en arrive à gommer toute polémique, tout antagonisme alors même qu’elle est née, souvent, d’une violence et donc d’une dualité.
La force de l’émotion devant laquelle on est sensé s’incliner en silence, dans un raccourci de recueillement, interdit souvent les questions, les débats, les querelles ou les cris de révolte. L’interrogation devient presque aussi choquante et embarrassante qu’une conversation un peu bruyante lors de funérailles. On est prié de s’émouvoir, pas de s’étonner ou de réfléchir au-delà des sentiments ainsi libérés, face à une image qui «parle» à tout le monde. «Cette parole de l’image» ainsi délivrée, doit suffire. Toute question serait presque un manque de respect, comme une gifle à des victimes déjà affaiblies, anéanties voire humiliées car cette question pourrait apparaître comme une prétention : celle d’oser se hisser au niveau, non pas de la victime, mais du statut afférant à cette victime. Or, on ne doit pas s’engager dans un débat de la pensée au risque de se détourner de l’océan des sentiments.
Cela représente un contresens au métier de journaliste, à la raison d’être de la presse, à la profession de foi d’Albert Londres qui a écrit que notre rôle n’est pas de plaire non plus de faire du tort, il est de «porter la plume dans la plaie». Lorsque le même Albert Londres écrit sur le bagne, au-delà des conditions insupportables imposées aux détenus, il évoque les grandes questions liées à la détention et au respect de la personne humaine, autant de concepts fondamentaux des droits de l’Homme. La légende veut d’ailleurs que son ouvrage sur le bagne de Cayenne ait été à l’origine de la fermeture de cette prison guyanaise. C’est à la suite de la publication de l’ouvrage que le débat politique a été initié en France, sur la vie dans cet univers carcéral tropical. L’émotion n’était donc pas là, le point final du reportage mais un paramètre incontournable de la démonstration de la vérité sur ce lieu ignoré, dans l’horreur de sa vie quotidienne, du grand public.
En fait, désormais le débat semble souvent avoir été réglé en amont. N’est pas victime qui veut et finalement l’émotion peut être sélective. Elle est d’autant plus «célébrée» qu’elle est politiquement correcte. Un exemple de ce point de vue est éloquent. Il concerne un épisode de la guerre en ex-Yougoslavie, sûrement un des plus terribles. Il s’est déroulé vers la fin du conflit quand il était établi dans tous les esprits, que les Serbes étaient les agresseurs et les Bosniaques les victimes. Doublement victimes : de la violence des Serbes donc, et de la passivité coupable de la communauté internationale qui n’osait pas suffisamment s’impliquer militairement dans le conflit pour y mettre un terme. C’est dans ce contexte qu’est bombardé le marché de Markalé à Sarajevo. La force des images constitue un résumé de la guerre et de l’implacable raison de la mauvaise conscience du monde : des civils désarmés, massacrés alors qu’ils essaient de s’alimenter, de nourrir leur famille, leurs enfants. Comment mieux dire qu’il faut enfin intervenir résolument et mettre un terme à ce carnage ? La lecture parfaite et logique de cet événement est implacable : une nouvelle fois, les Serbes s’attaquent lâchement aux Bosniaques. A la nuance près que ce n’est pas apparemment, la conclusion du rapport des spécialistes de la balistique qui arrive sur le bureau du secrétaire général des Nations-Unies. En effet, d’après ces experts, les tirs peuvent fort bien être partis de positions d’artillerie bosniaque. Un cynisme le cas échéant, doublé d’une atroce connaissance de la puissance de l’émotion et de son image pour, dans la douleur et l’insoutenable, forcer enfin la communauté internationale à faire son devoir : mettre un terme au conflit en ex-Yougoslavie.
Malheur cependant à ceux qui veulent, à ce moment-là, exercer leur métier de journaliste et enquêter sur ce drame. Bernard Volker de TF1 a ainsi été traîné en justice pour avoir révélé la possible manipulation de ce drame. Un jeu de rôles inacceptable où du statut de victimes, les Bosniaques seraient passés à celui de bourreaux et pire encore, bourreaux de leur propre peuple. L’émotion a ainsi gagné sur l’information. Personne ne saura jamais avec certitude qui a tiré sur le marché de Markalé alors qu’une enquête digne de ce nom aurait permis, soit de laver les Bosniaques de tout soupçon ou au contraire de mesurer pour mieux y réfléchir, comment un monde défaillant politiquement, diplomatiquement et militairement, ne se mobilise que forcé et contraint, par l’arme de l’émotion et comment il réduit un peuple à «s’automutiler» pour appeler à l’aide. Le journalisme y perd ses lettres de noblesse et la recherche de la vérité devient totalement accessoire. Deux paramètres qui jettent une ombre sur le fonctionnement des grandes démocraties. Les Nations-Unies, sans doute pour échapper à ce douloureux débat, ont visiblement «égaré», le passage du rapport des experts en balistique qui risquait d’incriminer les artilleurs bosniaques…
L’émotion à tout crin finit par nuire à l’information et donc à la compréhension. Le conflit israélo-palestinien est de ce point de vue assez éclairant. A force de ne traiter que la douleur, on la banalise, on « immunise » contre la douleur, comme si certains peuples de la planète étaient condamnés à la souffrance. Une souffrance qui finit par agacer plutôt que d’engendrer la compassion. Un phénomène qui conduit immanquablement à la même réflexion : «On n’y comprend rien, c’est toujours la même chose…» Quoi de plus désespérant pour un journaliste, quoi de plus injuste pour des populations qui constatent au jour le jour, la paralysie et donc l’incurie de la communauté internationale. L’émotion à répétition, sans analyse politique devient alors le maelström, l’anesthésie des consciences qui finalement s’ankylosent et se rassurent en pensant qu’aucune solution n’est possible dans un conflit qui dure depuis aussi longtemps. La durée du conflit elle-même étant la preuve quasi mathématique de son insolubilité. Du coup le téléspectateur s’installe dans la passivité, faute d’avoir les éléments nécessaires à une réelle compréhension du sujet. On accepte l’idée qui finit par s’imposer qu’il n’y a pas de mauvaise conscience à avoir puisque aucune sortie de crise n’est envisageable. Mais on laisse ainsi le champ libre aux militants les plus extrémistes des deux camps qui du coup, s’expriment dans un désert intellectuel où les modérés sont traités de lâches ou pire de collaborateurs. Chacun des belligérants s’appuyant sur sa douleur et donc l’émotion suscitée, pour tenter de frapper du sceau de la vérité, son propre discours.
L’émotion peut donc se décliner sous toutes ses formes et de manière répétitive, d’autant plus qu’il n’y a pas de dimension politique ou d’enjeu de responsabilité. Il s’agit d’une émotion consensuelle qui ne prête pas à débat. L’exemple récent le plus probant est sûrement le tsunami. Tous les médias du monde ont couvert et «surcouvert» l’événement de la disparition de ces victimes totalement «innocentes». Les psychologues expliquent très bien cet engouement par le fait que les lecteurs ou téléspectateurs vivent ainsi des émotions fortes par procuration. Ils s’identifient d’autant plus que «cela» aurait pu leur arriver lors de vacances dans des régions extrêmement touristiques et que ce sentiment d’appartenir au clan des survivants se double d’un plaisir parfois malsain, qui au-delà de la compassion, procure le sentiment rassurant dans son salon, de ne courir aucun danger tout en regardant la catastrophe et la douleur qui frappent les autres. Du coup une surmédiatisation peut conduire à occulter d’autres événements qui suscitent forcément une forte dose d’émotion. Ne serait-ce également que parce que les frais engagés pour couvrir le tsunami amputent d’autant le reste du budget global des différentes rédactions. Ainsi, la famine au Niger n’a sûrement pas eu la «couverture» qu’elle méritait. Mais le sujet est plus polémique, il risque d’interpeller, de souligner des responsabilités, d’engendrer des débats et enfin de déclencher une mauvaise conscience générale face à ces images insoutenables de bébés mourrant dans les bras de leurs mères, anéanties et impuissantes.
L’émotion n’est donc pas un sentiment seulement pur et indiscutable, pour tout dire, innocent. Elle répond à des impératifs politiques et culturels. Elle doit satisfaire à certains critères. A force de la décliner et de la rechercher, plus rarement de la susciter, la presse en oublie parfois sa mission première : la recherche de l’information et comprendre ce qui se passe au-delà du miroir. Faute de quoi, les journalistes réduisent d’eux-mêmes le champ de leurs investigations et de leur liberté. L’émotion est devenue une arme dans la grande guerre de la manipulation qui se joue pour le contrôle de l’image aux quatre coins du monde. La compassion mérite mieux que cela. Et on doit la traiter avec les égards auxquels elle a droit. Avec honnêteté, sans oublier de «porter la plume dans la plaie». Sinon le statut du journaliste se rapprochera plus de celui du voyeur que du rôle qui lui a permis de gagner ses lettres de noblesse : celui de témoin.
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