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Un autre point de vue sur le Zimbabwe

Le Zimbabwe est-il bien cet enfer décrit très souvent par la presse occidentale ou l'écrivaine britannique Doris Lessing, prix Nobel de littérature? Pas si simple, répond René-Jacques Lique, ancien journaliste de l’AFP et auteur d’une biographie sur le président zimbabwéen Robert Mugabe, âgé de 89 ans. Lequel a été réélu le 31 juillet 2013 pour un 5e mandat consécutif.
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Le président du Zimbabwe, Robert Mugabe, à Harare le 18-4-2012. (Reuters - Stringer)
Vous jugez très durement la couverture du Zimbabwe par les médias occidentaux qui portent un jugement assez unanime et sans concession sur le régime de Robert Mugabe. Pourquoi ?

Que les médias aient un jugement unanime et sans concession sur Mugabe, c’est une certitude. Mais j’ajouterai : partial, engagé et mensonger.
«Partial» parce qu’ils ne veulent voir qu’une face du Zimbabwe et que leur vision de l’histoire globale de ce pays s’arrête le plus souvent à 1980, date où Robert Mugabe est arrivé au pouvoir après avoir mené une très longue guerre d’indépendance coûteuse en vies humaines contre une régime raciste et ségrégationniste ignoble, d’abord quand la Rhodésie était une colonie britannique puis quand le Blanc Ian Smith en a proclamé unilatéralement l’indépendance vis-à-vis de Londres.

Si l’on oublie ou si l’on met de côté le très lourd passé de ce pays, depuis 1888, année où l’affairiste britannique Cecil Rhodes posa pied sur cette terre d’Afrique australe, alors on ne comprend rien au Zimbabwe des années 80 ni à celui d’aujourd’hui.

«Engagé», parce qu’il ne faut pas me faire croire que les journalistes ne connaissent pas le passé particulièrement odieux et injuste des régimes politiques qui ont dirigé ce pays avant Mugabe, et que ne pas en parler c’est nier volontairement une partie des problèmes du présent. J’y reviendrai à propos de la terre pour répondre à votre deuxième question, mais, quand je lis dans des centaines et des centaines d’articles que Mugabe «confisque» la terre aux propriétaires blancs, et que jamais, absolument jamais, on s’interroge pour savoir comment ces «braves» fermiers Blancs ont acquis ces milliers d’hectares de terres agricoles, car au Zimbabwe on parle en milliers et non en centaines ou en dizaines comme en Europe, alors nul doute que ce traitement de l’information, avec de graves omissions, est délibérément engagé. Et quand on s’engage, l’on ment parfois un peu, souvent passionnément.

Paysan en train de récolter des feuilles de tabac à Odzi, à quelque 200 km à l'est de Harare, la capitale du Zimbabwe, le 18-2-2011. (Reuters - Philimon Bulawayo)

Deux exemples seulement, mais j’en ai des dizaines en cartons.

Le premier : le bilan des victimes de ce que l’on a appelé les «massacres du Matabeleland», dans les années 1982-1983. C’est un gros post-it que les journalistes collent avec plaisir dans le dos de Mugabe quand ils rappellent son parcours.

J’ai épluché des dizaines d’articles évoquant ces événements, tant dans la presse francophone qu’anglophone. Les bilans cités vont de 5.000 morts à 40.000 morts et, le plus souvent à la louche, entre 10.000 et 20.000 morts.

Sauf que le bilan réel de ces affrontements, entre d’un côté, l’armée de Mugabe, et de l’autre, les partisans de son vice-président Joshua Nkomo et ceux que l’on appelait alors les «dissidents», un bilan, dressé en 1997 dans un rapport intitulé Briser le silence et établi par les plus farouches adversaires de Mugabe, les membres de la Commission catholique Justice et Paix, a dénombré après des mois d’enquête seulement  2 .750 tués, tout en ajoutant qu’il y eut «sans doute plus» de victimes. Rien d’autre.

En compulsant mes archives, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi tous les journalistes parlaient de 10 000 à 20 000 morts tout en citant comme source de leurs articles ce rapport Briser le silence. Je n’ai trouvé qu’un seul article, je dis bien un seul, dans le Daily Telegraph londonien, qui, en avril  2008, citant ce même rapport, rappelait lui ce seul bilan de 2.750 morts. La même semaine, le quotidien français Libération écrivait : «La répression aurait causé 20 000 à 30 000 morts.» Merveilleux conditionnel qui autorise tout. Et désolé, mais ces journalistes ne sont pas des perdreaux de l’année, qu’ils ne plaident pas l’ignorance.

Le deuxième exemple que je vous citerai pour illustrer la mauvaise foi partisane des médias, est celui de la «dame décapitée».

Fin avril 2002, Andrew Meldrum, correspondant du quotidien britannique The Guardian, raconte l’histoire horrible d’une pauvre Zimbabwéenne, favorable à l’opposition, qui a été décapitée à la hache par des partisans de Mugabe devant ses deux malheureuses petites filles. La même histoire est aussitôt reprise par les agences de presse, puis brodée de nouveau dans un autre journal londonien, The Independent. Andrew Meldrum et tous les journalistes occidentaux n’avaient en fait que repris et réécrit le récit de ce crime qu’avait publié le Daily News, un quotidien d’opposition du Zimbabwe.

D'anciens combattants de la guerre d'indépendance chantent des slogans lors d'une manifestation de soutien au président zimbabwéen, Robert Mugabe, le 11-10-2007, Sur la pancarte, au-dessus de sa photo, on peut lire en anglais: «Vrai héros aficain».  (Reuters - Emmanuel Chitate)

Aucun, je dis bien aucun journaliste, n’a essayé de vérifier la véracité de ces faits pour le moins extraordinaires ! Une décapitation à la hache avec une motivation politique, cela n’est pas fréquent et mérite sans doute une investigation poussée. Mais on est au Zimbabwe, alors allons-y : répercutons l’info, faisons circuler, et on vérifiera après. Quand Andrew Meldrum et les journalistes du Daily News ont été traduits en justice pour diffusion de fausses nouvelles, ce fut un déchaînement contre le vilain Mugabe qui profitait de cette histoire pour brimer la presse et verrouiller la liberté d’information. Ah, oui !, j’ai oublié de vous préciser que toute cette histoire était complètement inventée et qu’elle était sortie par le biais d’un communiqué du MDC de Tsvangirai. Pas un média ne s’est attardé sur la crédibilité douteuse de ce parti d’opposition qui affirmait au monde entier que ses partisans étaient décapités à la hache, mais tous ont joué haro sur Mugabe, pourfendeur de la liberté de la presse. Si cette attitude n’est pas un traitement de l’information partisan, engagé et volontairement mensonger, cela y ressemble beaucoup ou alors les mots n’ont plus de sens.
 
Quel bilan tirez-vous de la gestion du pays par Robert Mugabe, 89 ans, qui vient de se faire réélire pour la 5e fois après 33 ans de pouvoir? Notamment de la réforme agraire, aux résultats souvent présentés comme catastrophique par Libération? Ainsi, dans un pays considéré autrefois comme le grenier à blé de l’Afrique australe, «la faim est en progression»: «un habitant sur quatre des zones rurales» risque «d’avoir besoin d’une aide alimentaire», dixit le Programme alimentaire mondial (PAM).
Vous oubliez dans votre citation que le PAM précise que l'actuelle pénurie est due «à des conditions météo défavorables, à la rareté et au coût élevé des inputs agricoles comme les semences et les engrais, et au prix élevé des céréales dû à la mauvaise récolte de maïs ». Maintenant, si vous me demandez si c’est bien raisonnable de se porter candidat à sa succession à 89 ans, je vous dirai non.

Votre question comporte deux points : le bilan de la gestion du pays par Mugabe et la réforme agraire.

Je n’oserai vous dire que le Zimbabwe va bien ni que son économie et ses secteurs sociaux sont performants. C’est une évidence. Mais là encore, à qui la faute ? Au seul Mugabe ou, pour partie aussi, à la communauté internationale et à ses bras armés que sont la Banque mondiale et le FMI ? Et là encore, les médias ont de solides œillères quand il s’agit de comprendre pourquoi des secteurs comme l’éducation ou la santé sont en ruines. Est-ce que Mugabe s’est levé un beau matin en décrétant de réduire les salaires des fonctionnaires, des enseignants et du personnel soignants de 50%, en décidant de la fin du contrôle des prix des produits de premières nécessité, en mettant fin à la gratuité de certains services sociaux, ou cela lui a-t-il été imposé dès 1992 par un plan d’ajustement structurel concocté par le FMI et la Banque mondiale ? La réponse est dans la question. Pour ce qui est des compressions des dépenses de l’Etat, le Zimbabwe a dû subir dix fois ce que l’Union européenne impose à la Grèce aujourd’hui. Du jour au lendemain, on a décrété la misère pour tous. Alors comment s’étonner que les profs, les médecins ou les infirmières se soient exilés en Afrique du Sud pour y trouver des salaires dignes de leur travail.

Le dernier Premier ministre blanc de la Rhodésie (devenu depuis le Zimbabwe), Ian Smith, le 22-9-1998 à Londres. (Reuters - Paul Hackett)

C’est même ce plan d’ajustement structurel très dur qui a fait émerger une opposition politique et a donné des ailes au syndicat que dirigeait à l’époque Morgan Tsvangirai, le Congrès zimbabwéen des syndicats (ZCTU). En juin 1993, le prix de la farine de maïs, aliment de base des Zimbabwéens, a augmenté d’un coup de 54%, à la suite de la suppression des subventions sur ce produit imposée par la Banque mondiale et le FMI. En même temps, le prix des transports a été multiplié par deux. Peut-on penser qu’en France, si, du jour au lendemain, la SNCF et la RATP augmentaient de 50% leurs tarifs cela ne provoque pas un mécontentement populaire ?

A cette époque, un rapport de la Banque mondiale portant sur 15 pays africains indiqua que le Zimbabwe était celui qui dépensait le plus pour ces services sociaux : 2,9% de son PIB pour la santé et 8,7% pour l’éducation, alors que la moyenne des autres pays n’était que de 1,2% pour la santé et de 3 % pour l’éducation. Mais le FMI et la Banque mondiale écrivirent noir sur blanc que ces dépenses étaient «anti-économiques et rétrogrades».

Tout ceci pour rappeler que, avant de jeter la pierre à Mugabe, sachons aussi qui a «cogéré» ce pays par instances internationales interposées. Enfin, à propos de la réforme agraire, là encore, il y a beaucoup à dire. Pour les médias, c’est encore Mugabe qui, en 2000, après dix ans d’inertie et mis à mal sur le plan électoral, a décidé de lancer cette réforme en force pour se refaire une popularité dans les campagnes et chez les anciens combattants. Sauf que rien n’est moins faux.

Un peu d’histoire s’impose, même si cela fatigue certains. Après plus de dix ans de guerre de libération, la Grande-Bretagne a mis fin au massacre en imposant à Ian Smith l’acceptation des Accords de Lancaster House en décembre 1979, des accords signés de la main du ministre britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth, Lord Carrington, mais aussi par Ian Smith et Mugabe entre autres.

Que disaient ces accords à propos de la terre ? Ils reconnaissaient le problème de leur détention par les colons blancs, mais interdisait au futur gouvernement zimbabwéen, en l’occurrence celui de Mugabe, de s’approprier ces terres avant dix ans sans octroyer aux colons une compensation financières «au prix du marché et en devises», c’est-à-dire au prix fort.

Comme on savait pertinemment que le futur gouvernement zimbabwéen n’aurait jamais les moyens de racheter ces terres aux colons, la Grande-Bretagne s’était engagée verbalement, par la voix de Lord Carrington en personne, à aider financièrement le Zimbabwe pour ces rachats.

Un : cela n’eut jamais lieu. Ni les gouvernements conservateurs et encore moins ceux travaillistes de Tony Blair ou Gordon Brown n’ont sorti le moindre penny pour aider le gouvernement à racheter ces terres.

Paysanne transportant du maïs sur sa tête à Chivi, à quelque 380 km au sud-est de Harare, le 1-4-2012. (Reuters - Siphiwe Sibeko)

Deux : pourquoi, au fond, la possession de ces terres était un réel problème si ce n’est le problème majeur du Zimbabwe indépendant ? La réponse vient en quelques données simples à comprendre pour qui veut s’en souvenir.

Avant la réforme agraire de Mugabe, la Rhodésie en a connu d’autres des réformes agraires, et des belles dont plus personne ne parle aujourd’hui : celles des premières années de la colonisation, entre 1890 et 1914, celle du Land Apportionment Act de 1930, et enfin celle adoptée en 1969 après la proclamation de la Rhodésie indépendante qui ficela le paquet-cadeau offert à Mugabe en 1980, le Land Tenure Act. Toutes avec l’assentiment britannique, excepté celle de 1969, mais le gros du remodelage spatial était déjà achevé.

La particularité de ces réformes ? La gloutonnerie des Blancs, la ségrégation territoriale et leur corollaire, une inégalité criarde de la répartition de la richesse. Certains ont appelé cette Rhodésie découpée en morceaux un «joyau». D’autres, comme le géographe français Michel Foucher, soulignèrent que «à la différence des États voisins (Zambie, Malawi), à la différence aussi du Kenya, en Rhodésie du Sud, la totalité du territoire jugé utile et utilisable a été répartie, selon les critères exclusifs de la race et explicites de la ségrégation géographique.»

On parqua les Noirs, au départ, pour éviter les révoltes politiques, puis pour les écarter des terres productives. On déplaça des millions de personnes dans des «native réserves». A l’arrivée, une Rhodésie en trois morceaux : le domaine de l’État, puis les terres riches et fertiles, proches des moyens de transport et des villes, attribuées aux colons blancs, et enfin les terres abandonnées aux paysans noirs, les plus pauvres et les plus éloignées de tout. Mais ceci fut fait dans l’intérêt de tous, pour «réduire les points de contact entre les deux races», écrivit en 1931, une Commission britannique qui se penchait déjà sur le problème de la répartition des terres. En 1970, quand fut voté le Land Tenure Act, on sortit les calculettes : 45 millions d’acres rhodésiennes pour les 5,8 millions Africains, 45 millions d’acres pour les 273.000 Européens blancs. C’est ce qui explique le gigantisme des terres commerciales possédées par les fermiers blancs quand Mugabe a voulu y toucher.

Le vice-ministre de l’Agriculture qu’avait fait nommer Morgan Tsvangirai quand il était Premier ministre en 2009, le Blanc Roy Bennet possédait une plantation de café de 2000 hectares ! Quand Mugabe lança la réforme et entreprit de récupérer ces terres, tout le monde cria au scandale, mais personne ne se demanda comment le gentil Roy Bennet était devenu propriétaire d’une modeste plantation de 2000 hectares. Pour information la taille moyenne des exploitations agricoles en France est de 73 hectares. Cherchez l’erreur.

En novembre 2001, le gouvernement de Mugabe a tenté de saisir près de la moitié des terres que possédait encore la famille Oppenheimer, l’une des plus riches familles d’Afrique du Sud qui contrôle l’Anglo American et le géant minier la De Beers Investments. A l’époque, la famille Oppenheimer possédait 140.000 hectares de terres au Zimbabwe. De quoi donner le tournis aux céréaliers de la Beauce.

Membres de la guérilla contre le régime blanc rhodésien (6-2-1980). (AFP - Pierre Haski)

Ces rappels historiques sont essentiels si l’on veut comprendre la violence d’aujourd’hui. Les milliers de combattants qui ont pris les armes dans les années 70 pour renverser le régime raciste rhodésien ne l’ont pas fait pour les beaux yeux de Mugabe, mais bel et bien parce qu’ils subissaient de plein fouet l’injustice et la ségrégation. Ce sont ces gens qui ont voté et qui votent encore pour Mugabe. Quand on ose écrire que Mugabe «confisque» la terre des Blancs en 2000, c’est insultant : qui a véritablement confisqué la terre en 1888, en 1930 puis en 1970 ?

Dans l’article de Libération dont vous faites état dans votre question, à aucun moment, on ne rappelle comment ces Blancs ont pu entrer en possession de telles surfaces et de telles fortunes. On nous dresse toujours un tableau idyllique de fermiers blancs grâce à qui le Zimbabwe était un merveilleux grenier à blé auquel Mugabe a mis le feu. Moi, je veux bien, mais là encore on oublie les conditions de travail qui ont permis d’arriver à ce grenier à blé, si cher aux journalistes. Travail forcé qui cachait son nom pendant toute la colonisation, c’est-à-dire pendant un siècle.

Dès le départ, les Britanniques ont obligé les Zimbabwéens à travailler sur leurs plantations en instaurant un impôt sur les huttes ! C’est tout ce que les colons de Cecil Rhodes trouvèrent puisque les autochtones ne possédaient rien d’autre sur quoi on aurait pu les imposer. Pour payer cet impôt maudit, des générations et des générations d’Africains ont dû trimer dans les champs pour des salaires de misère. Puis on a adopté une multitude de lois sur le travail, sur les rapports entre patrons et salariés, toutes taillées sur mesure pour asservir encore davantage la main d’œuvre africaine. Voilà qui explique comment monsieur Roy Bennet a pu devenir propriétaire d’une fructueuse plantation de 2000 hectares de tabac.

Puis après l’indépendance, ces lois d’un autre âge ont été abolies, mais les conditions d’exploitation de la main d’œuvre n’ont guère changé. En 2000, quand certains Blancs ont quitté le Zimbabwe pour s’installer dans des pays voisins, l’Agence France Presse est allée enquêter sur ces fermiers qui pour certains s’étaient réinstallés en Zambie. Combien étaient payés les ouvriers agricoles zambiens embauchés par ces anciens fermiers zimbabwéens ? 100.000 kwachas par mois, soit 30 dollars. Pile le seuil minimum de pauvreté fixé à l’époque à un dollar par jour par l’ONU et la Banque mondiale. Pas «joli joli», le grenier à blé quand ouvre un peu les portes pour aller voir comment il s’est forgé.

Une dernière comparaison pour mieux faire comprendre la réalité du Zimbabwe indépendant. Aurait-on pu imaginer que, lors de la signature des Accords d’Evian qui mirent fin à la guerre d’Algérie en mars 1962, de Gaulle impose à Ben Bella que les colons restent sur le territoire algérien en possession de tous leurs biens ? Impensable ! C’est pourtant ce que Londres a imposé au Zimbabwe et à Mugabe, sans jamais les aider par la suite à corriger les inégalités criardes qui en découlèrent.

Le Premier ministre zimbabwéen, Morgan Tsvangirai, à Harare le 3 août 2013. (Reuters - Siphiwe Sibeko)

Que cette réforme agraire se fit dans la douleur, qu’elle ne fut pas couronnée de succès rapidement, c’est une évidence ; mais encore une fois : à qui la faute ?

Vous êtes très sévère vis-à-vis de l’opposant Morgan Tsvangirai. Vous dites notamment que son parti a été créé de toutes pièces par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, et qu’il travaille avec des Blancs qui ont œuvré sous l’ancien régime colonial… N’est-il donc qu’une marionnette?
Vous m’obligez à prendre de nouveau la casquette d’historien. Le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) de Morgan Tsvangirai a été créé en septembre 1999 sur une décision du puissant Congrès zimbabwéen des syndicats (ZCTU), qui revendiquait 300 000 adhérents et dont Tsvangirai était le secrétaire général. Personne ne nie cette réalité ni donc l’enracinement zimbabwéen de ce parti. Le MDC comprenait même des militants d’extrême gauche. Mais dès le premier congrès constitutif de ce parti, on vit dans les couloirs Georg Lemke, représentant du Syndicat danois pour le développement international et la coopération. Un mois plus tard, le Danemark posait d’innombrables conditions au Zimbabwe pour lui accorder une aide de 150 millions de dollars.

Quinze jours après le lancement de son parti, en octobre 1999 très exactement, Morgan Tsvangirai s’envola pour une tournée européenne pour y chercher des fonds et ne s’en cacha même pas. Au programme : Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Suède, Finlande et bien sûr la Grande-Bretagne.

Pour parfaire le soutien à ce parti, les Britanniques ont créé en avril 2000, le Zimbabwe Democracy Trust (ZDT). Qui trouve-t-on au directoire de cet organisme charitable ? Trois anciens ministres des Affaires étrangères britanniques, membres du Parti conservateur : Malcolm Rifkind, Douglas Hurd and Geoffrey Howe.

Dès sa création, le ZDT organise une nouvelle visite guidée à Londres et aux Etats-Unis pour Tsvangirai. Et là, les discrets donateurs de cette institution se révèlent : Sir John Collins, président du conseil d’administration du National Power, la puissante société d’énergie britannique qui contrôlait toute l’électricité au Zimbabwe. Sir Malcolm Rifkind, lui aussi légèrement intéressé par le Zimbabwe, puisqu’il travaillait pour la compagnie minière australienne Broken Hill Proprietary (BHP), un géant du secteur minier qui quitta à contre cœur le Zimbabwe en 1999 après des déboires financiers et des investissements de 585 millions de dollars américains dans une mine de platine à Hartley, à 80 km à l’ouest de Harare.

Mais la liste des gentils donateurs n’est pas finie : on trouvait aussi l’ancien secrétaire d’État américain pour les Affaires africaines, Chester Crocker, très soucieux des problèmes humanitaires et de la liberté des Zimbabwéens, et à peine motivé par les intérêts de la compagnie minière Ashanti Gold Fields dont il était un des directeurs associés. Ashanti Gold Fields possède bien évidemment des mines au Zimbabwe. Le cocasse de l’histoire, c’est qu’au moment où Chester Crocker tenait par la main Tsvangirai et lui expliquait sans doute toute la compassion qu’il avait pour le peuple zimbabwéen, les mineurs d’Ashanti Gold Fields à Bindura, dans le nord du Zimbabwe, menaient une grève dure pour obtenir des augmentations de salaires qu’ils n’obtinrent jamais.

Trafiquant zimbabwéen montrant des diamants à Manica (Mozambique), près de la frontière avec le Zimbabwe, le 19-9-2010. (Reuters - Goran Tomasevic )

Autre grand pourvoyeur de fonds pour les ONG du Zimbabwe qui sont accolées au MDC de Tsvangirai, la Westminster Foundation for Democracy, qui est financée quasiment à 100% par le gouvernement britannique. Du jour au lendemain, les ONG zimbabwéennes favorables à l’opposition se sont retrouvées avec des budgets colossaux.

La Westminster Foundation a son pendant aux Etats-Unis, la National Endowment for Democracy (NED). La NED ne fait pas dans le détail : argent, support technique, fournitures en tout genre, programme de formation, savoir-faire pour les médias, assistance en relations publiques, équipements de pointes, le tout attribué généreusement aux formations politiques qu’elle a sélectionnées, à des organisations de la société civile, à des syndicats, à des mouvements dissidents, groupes d’étudiants, éditeurs, journaux et autres médias.

En sachant tout cela, si l’on veut m’expliquer que le MDC est un parti totalement indépendant des puissances étrangères, cela risque d’être long.

Enfin, en ce qui concerne l’autre aspect douteux du MDC, celui des Blancs zimbabwéens qui en sont membres, là encore, le traitement médiatique qui leur est réservé est formidable. On a l’impression que ces gens sont une génération spontanée qui aurait été parachutée sur le Zimbabwe en 1980, sans aucun passé derrière eux.

Deux exemples : Roy Bennet, pauvre planteur de tabac, propriétaire de 2000 hectares expropriés par Mugabe, et qui fut nommé vice-ministre de l’Agriculture par Morgan Tsvangirai. Et David Coltart, lui aussi nommé ministre de l’Education par le MDC, et présenté par tous les médias confondus comme un ardent avocat défenseur des droits de l’Homme, catholique bon teint. David Coltart fut même l’un des rapporteurs de «Briser le silence» dont nous avons parlé précédemment, c’est dire si les questions des droits de l’Homme lui collent à la peau. Mais hélas pour Tsvangirai et hélas pour eux, ces gens-là ont bel et bien un passé qui n’est pas reluisant.

Avant d’être avocat et avant de défendre les droits de l’Homme, David Coltart a eu le temps de les bafouer un peu puisqu’il fut engagé volontaire dans la terrible police politique du régime blanc de Ian Smith, la British South Africa Police (BSAP). Il s’est engagé à 21 ans, en 1975, et n’en est ressorti qu’en 1978. Trois ans dans une police qui tuait, torturait, empoisonnait à l’anthrax pour maintenir en vie un régime raciste mourant.

Les crimes commis par cette police rhodésienne ont été minutieusement recensés par la Commission internationale des juristes de Genève qui publia un rapport sur ses exactions en 1976, un an avant que le jeune Coltart ne s’enrôle. Quand son passé fut connu, David Coltart tenta de faire croire qu’il n’avait jamais rencontré le moindre rebelle quand il était policier, mais le temps aidant, et à l’occasion d’une violente querelle avec son ancien ami Roy Bennet, il admit que cette police commit des crimes odieux. Roy Bennet, lui, est entré dans la BSAP en 1973 à 17 ans pour ne la quitter qu’en juillet 1978.

Anciens combattants de la guerre d'indépendance lors d'une manifestation de soutien au président Robert Mugabe à Harare, le 29-8-2007. Sur l'affiche verte, on peut lire: «A bas les impérialistes occidentaux !» (Reuters - Philimon Bulawayo)

Mais comme par miracle, ces gens-là n’ont aucun passé pour les médias. Roy Bennet n’est qu’un pauvre planteur de tabac que l’on a spolié et Coltart, un ardent défenseur des droits de l’Homme. Si les médias occidentaux ne veulent pas connaître le passé de certains, les Zimbabwéens eux, le connaissent bien, et cela explique aussi à mon avis pourquoi le MDC est violemment rejeté par une grande partie de la population qui a encore en mémoire ce qu’elle a eu à subir de l’armée et de la police du temps de Ian Smith. N’oublions pas que la majorité des anciens combattants sont encore en vie.

Mugabe, Robert Gabriel, «Souillure» or not «Souillure», René-Jacques Lique, L’Harmattan, 2009

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