"C'est loin de tout qu'on se révèle" : comment les derniers soldats français du camp de Tessalit vivent leur isolement
Ce mois-ci, le contrôle du camp militaire de Tessalit, au nord du Mali, passera des soldats français de l'opération Barkhane aux Fama, les forces armées maliennes. franceinfo a vécu les dernières heures des 80 derniers militaires français encore présents dans la base. Leur départ mettra fin à huit ans de présence française ininterrompue à Tessalit.
Si des buissons végétaux étaient emportés par le vent et roulaient dans la poussière sur l'esplanade vide du camp de Tessalit, on pourrait se croire dans un western. Et les 80 derniers soldats français seraient la garnison oubliée d'un fort posé dans une plaine sablonneuse, bordée à l'est par l'Adrar des Ifoghas, un massif montagneux désertique et surchauffé.
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Ce matin du 12 octobre 2021, un officier français quitte à grandes enjambées l'entrée du camp où, durant une heure, il a regardé une centaine de blindés et de camions civils emporter la majeure partie des installations de Tessalit. Il s'appelle Florent, il est capitaine, et il est le "comsite", le patron du camp. "Symboliquement, ce statut d'être les derniers de Tessalit, tout le monde y tient", explique-t-il en regagnant les bâtiments de son centre des opérations, le "CO". Effectivement, les jours précédents le départ du convoi de déménagement, des militaires se sont spontanément présentés comme "le dernier chef de dépôt pétrolier de Tessalit", ou le "dernier médecin réanimateur de Tessalit".
"Ça fait quelque chose de voir tout le confort partir. Nos derniers jours ici vont être rustiques"
Le capitaine Florent, dernier patron du camp de Tessalità franceinfo
Les cuisines, les douches, les frigos, les 60 tentes climatisées ont été empaquetés et déménagés vers Gao. Un des deux mortiers, du matériel de détection, de protection de la base ont aussi été chargés sur des poids lourds. "On va être à la dure", sourit le capitaine. Tessalit va fermer d'ici la fin novembre, Tombouctou en décembre, et le drapeau français a déjà disparu de Kidal. Il ne restera alors, à la fin de l'année, que cinq bases françaises en activité au Mali.
La veille encore, Tessalit était un camp bruyant, où l'on entendait les chariots élévateurs charger des containers en émettant des séries de bips, où se mêlaient à la popote les bruits et conversations de babyfoot et les playlists des soldats venus s'affaler quelques instants sur des canapés défoncés. La veille encore, en montant dans sa P4, un 4x4 Peugeot en service depuis les années 1980, le capitaine Florent nous faisait faire un tour d'une base suractive, où s'affairaient ses 200 hommes à lui et les 100 venus déménager le camp.
"On va sortir du camp français, et passer dans le camp Minusma, la mission des Nations unies au Mali", commente celui qui se transforme en guide. Les casques bleus - moins de 1 000 à Tessalit, sur les 15 000 déployés dans le pays - vivent dans une emprise qui englobe la partie française. "Ici, vous avez le contingent népalais, les spécialistes du déminage, qui interviennent quand une mine artisanale, un IED ["Improvised explosive device" pour "engin explosif improvisé"] est découvert, ou quand un véhicule a explosé en roulant dessus, comme celui-ci", dit-il en désignant un blindé détruit.
L'IED, c'est l'ennemi invisible de ce Nord Mali où les groupes djihadistes ne recherchent plus l'affrontement direct. Ils piègent les routes, les itinéraires de patrouille : "On peut essayer de les éviter au mieux, mais une fois qu'on a roulé dessus, on a roulé dessus", raconte, fataliste, Thibault, sergent-chef, qui, à bord de son blindé léger, mène régulièrement des sorties hors du camp. Le sous-officier en est à son troisième Mali, et préfère un ennemi "visible", comme celui rencontré alors qu'il était déployé à Menaka : "L'ennemi qui est en face, avec sa kalach, je peux faire action dessus, épauler mon HK416 et tirer." Un ennemi pour qui Florent dit éprouver du respect. "En tant que chasseur alpin, explique-t-il, on respecte l'homme capable de vivre dans un environnement aussi inhospitalier que l'est l'Adrar des Ifoghas."
"L'ennemi IED, c'est un ennemi qui n'existe pas. Jusqu'à ce que... Je préfère voir un ennemi posté à 100 mètres de moi, un ennemi visible."
Le sergent-chef Thibaultà franceinfo
C'est de l'Adrar que viennent les coups. Depuis les montagnes, à un peu plus de 5 km de la base, l'ennemi, "pour qui on a pas de haine débile", ajoute le capitaine, observe et frappe le camp français. Il n'y a pas que les IED, il y a aussi les attaques indirectes, obus et roquettes. Florent arrête sa P4 près de la position des mortiers français, "notre assurance dissuasion et riposte".
Le 15 juillet dernier, une heure après des attaques contre les bases de Menaka et Gao, Tessalit a encaissé 14 tirs venus de l’Adrar, entre 7h22 et 7h34. "On était au courant pour les autres attaques, alors on s’est mis dans une posture attentive, pas attentiste, et on surveillait les zones historiques de départs de coups." Sous les tirs ennemis qui se font de plus en plus précis, l’officier ordonne à sa section mortier de riposter. En allant inspecter plus tard les zones visées, les soldats français retrouvent entre autres une paire de jumelles, abandonnée. Pour Florent, l’action de ses mortiers a été efficace : "L’ennemi ne nous a pas retiré dessus depuis."
L’adversaire, dans quelques jours, ce sera l’affaire du capitaine Sidibé. Ce Malien va prendre le commandement de l’emprise laissée par Barkhane, il est le successeur de Florent. Les deux hommes, accompagnés de leurs adjoints, s’assoient le 11 octobre, en fin d’après-midi, autour d’une table faite d’une vieille porte en contreplaqué. Un ventilateur tourne à fond et brasse l’air chaud. Le Français assure au Malien que même après son départ, les avions de Barkhane assureront toujours l’appui et le soutien aux Fama de Tessalit. Le Malien demande au Français de multiplier pour ses hommes les "scénarios de défense de l’emprise". "Deux fois par semaine ?", propose Florent. "Trois, et même quatre", insiste Sidibé. Les tensions politiques entre Bamako et Paris, les deux capitales, ne touchent pas les deux capitaines.
Dehors, les convoyeurs qui vont quitter Tessalit le lendemain, en sont aux derniers préparatifs et aux ultimes consignes. Ils plient les bâches pare-soleil tendues entre les véhicules. Le matin, il n’y aura plus qu’à remballer les lits de camp et les moustiquaires. L’adjudant-chef Quentin, costaud et barbe noire, évoque sa quarantaine de convois au Sahel, dont quelques Tessalit, les plus longs de Barkhane, avec ses 600 et quelque kilomètres, soit 5 à 7 jours de route en moyenne. Il ne reviendra plus à Tessalit. C’est sa dernière nuit ici, avant de rejoindre Gao, avant de passer quelques nuits dans le désert "où les étoiles semblent si proches, où on n’entend plus un bruit".
À 5 heures, le 12 octobre, le chef du convoi convoque ses sous-officiers, qui se rangent en carré autour de lui. Parcours, dangers des IED, galère des crevaisons et des ensablements, le briefing dure quelques minutes dans la lumière des phares des véhicules prêts à partir. À 7 heures, les derniers poids lourds, escortés par les derniers blindés, s’extraient de la chicane qui marque la sortie du camp. Les 80 soldats français restants sont un peu placés à l’isolement.
"On est seuls au monde, on ne peut compter que sur nous, on est loin de tout, loin des moyens, loin des chefs, reprend Thibault. Mais c’est là qu’on se révèle et c’est assez beau de voir ça." Florent poursuit sur la fierté d’être un soldat "sur un site isolé, en particulier à Tessalit, verrou de l’Algérie, carrefour historique des trafics touaregs, avec le mythique Adrar des Ifoghas". Il a déjà en tête le discours qu’il prononcera le jour où le drapeau français descendra du mât installé sur la petite place d’armes. En attendant ce jour, et sauf si une urgence le réclame, le médecin-chef Julien continuera à monter sur le toit d’un bâtiment pour admirer la lumière du ciel d’après-midi sur les montagnes voisines. Le doc, féru d’histoire et de géographie locales, "en amateur", raconte les officiers méharistes français du siècle dernier installés à Tessalit, où ils croisaient déjà les "nobles et belliqueuses familles touaregs". C’est ainsi que peuvent se voir les 80 soldats de Tessalit : les derniers méharistes du "septentrion malien".
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