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La propagation du Khat dans un marché mondialisé

Cette "amphétamine" de la Corne de l'Afrique est désormais expédiée partout dans le monde. Céline Lesourd en raconte le périple dans The Conversation.

Article rédigé par The Conversation - Céline Lesourd
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Temps de lecture : 11 min
Un mâcheur de qat (khat) à Sana'a, Yemen, janvier 2009.  (Ferdinand Reus /Wikimedia, CC BY-NC-SA)

Brest, France, 18 mars 2019 : Suite à “une information reçue”, de bon matin, les forces de l’ordre procèdent à une perquisition dans un logement du centre-ville. Un “trafiquant” est interpellé et placé en garde à vue, il reconnaît les faits : ces six derniers mois, il aurait acheté quatre kilos de feuilles de khat sur Internet puis les aurait revendues en petits sachets. Pour un bénéfice total de 150 euros.

Le Télégramme, 18 mars 2019

Prier, se détendre et couper la faim

À l’origine mastiqué par les érudits et dignitaires religieux musulmans des cités de l’est éthiopien, le khat a ensuite étendu sa treille dans les campagnes pour stimuler la prière des croyants mais aussi pour encourager au travail, couper la faim et offrir le temps, tout en mâchant, de discuter et se détendre, entre hommes.

En suivant les routes de l’islam, l’arbre et ses feuilles cabotent de comptoir en comptoir sur les pistes du commerce caravanier vers Djibouti, la Somalie le Somaliland (des pays consommateurs mais non producteurs) ou le Kenya. En empruntant les voies maritimes, il s’implante aussi au Yémen puis aux Comores et Madagascar où il débarque au début du XXe siècle.

Les chemins du khat, Éthiopie, 2001. (Lemessa Dessacha, Author provided)

Depuis une trentaine d’années, le public de mâcheurs – qui se féminise – s’étend en suivant les diasporas de la Corne de l’Afrique. Ainsi, le bouquet euphorisant poursuit sa route toujours plus loin, toujours plus vite – aux États-Unis, en Europe, en Australie et plus tardivement en Chine – en composant désormais avec les différentes réglementations nationales en vigueur.

Prohibitions

24 août 2015 : Golfe d’Oman, Sultanat d’Oman, 1 300 bouquets saisis par la douane

Le comité de la pharmacodépendance de l’OMS n’inscrit cependant pas le catha edulis dans la "Convention des Nations unies sur les psychotropes de 1971".

En effet, seules deux des principales substances actives contenues dans les feuilles de khat, et non les feuilles elles-mêmes, sont visées par cette convention : la cathinone (inscrite au tableau I) et la cathine (tableau IV) – qui partagent les propriétés des amphétamines de synthèse mais dont les effets, "naturels", sont beaucoup plus faibles.

Un client achète du khat à Harlesden, au nord-ouest de Londres, en juin 2014, quelques jours avant son interdiction et classification C parmi les drogues et substances illicites par le gouvernement britannique.  (Justin Tallis/AFP)

Il appartient donc à chaque État de légiférer : la France l’interdit en 1957, la Chine très récemment en 2014 alors que d’autres pays, comme l’Autriche, ne le prohibent pas.

Pourtant la consommation et le commerce des feuilles demeurent dans un réseau d’initiés. Des Éthiopiens, Somaliens, Kenyans et Yéménites, du Danemark au Minnesota comme dans le quartier londonien de Camden, mâchent pour adoucir l’exil.

D’autres s’étourdissent :

Pour les hommes, je te parle de nos pères, c’est le seul moyen de se reposer et de se relaxer […]. À Londres, le week-end, la seule chose qu’ils veulent c’est khatter, être entre eux, comme s’ils n’étaient pas là […] Pour eux, le khat c’est être un Somali, faire comme un Somali, même loin […]

A., Dire Dawa, Éthiopie, avril 2013

Un nouvel ennemi à abattre

Cette méfiance envers le khat répond à des considérations sanitaires : sur le long terme, la consommation de khat provoquerait, selon les études, insomnies, troubles de la sexualité, dénutrition, augmentation des risques de cancer de la bouche et de la gorge.

Mais les enjeux sécuritaires sont également forts. Il y a d’une part la war on drugs impulsée par les États-Unis – dont on sait qu’elle a fait plus de morts que les drogues elles-mêmes.

D’autre part la lutte mondiale contre le terrorisme se profile : l’argent du khat financerait des groupes terroristes en Somalie. Une liaison d’autant plus dangereuse qu’elle n’est pas étayée. La presse américaine ou britannique interrogent ainsi de façon souvent insidieuse, les liens entre khat et terrorisme. Le khat est donc cet ennemi supposé qui guette, dehors.

Des gangs somaliens ont terrorisé les gens à Lewiston, dans le Maine, où la population africaine a grimpé de plus de 600 pour cent, en un court laps de temps. L’immigration frauduleuse continue. La Sécurité intérieure ne fait rien […]. Quand je pense à ce khat qui y est envoyé, surtout en cette période où on célèbre l’anniversaire du 11 septembre 2001, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qui est importé d’autre que les honnêtes citoyens ne peuvent même pas imaginer

Marietta Daily Journal, 4 avril 2012

Mais le khat n’incarne-t-il pas – surtout ? – cet ennemi qui guette du dedans ? En effet, nombre de [propos recueillis sur le khat] font ressac sur les immigrés, le bruit et l’odeur des hommes ["à la peau sombre").

Ici [à Xiaobei, quartier de Canton] les gens ont peur de la police […]. Si tu es noir, pour la police, c’est une certitude que tu vends de la drogue ou que tu en prends […]. La semaine dernière j’ai fêté mon anniversaire dans un club […] avec mes amis, des Éthiopiens surtout, la police a débarqué, ils nous ont tous forcés à pisser dans des tubes […]

A., étudiant, Guangzhou, Chine, juillet 2018

Expédier du khat, c’est jouer au billard en plusieurs bandes

Pour déjouer les contrôles et atteindre la clientèle de mâcheurs, les commerçants de Dire Dawa doivent sans cesse redéployer leurs réseaux et trajectoires. Ils expédient par avion vers des pays européens où le khat est autorisé et prévoient ensuite son acheminement avec chauffeur et voiture à travers les territoires de prohibition pour rallier les marchés de Londres ou d’Oslo… Expédier du khat, c’est jouer au billard en plusieurs bandes.

Il faut repérer des nouvelles destinations, répéter, c’est risqué, il faut changer tout le temps les itinéraires. On repère, on envoie un ou deux personnes en reconnaissance sur place, on leur envoie le colis dans leur hôtel, ils tournent, ou avec une boîte postale, on essaie, et ensuite on change […]. On a fait ça pour Guangzhou [Canton], ça a bien marché

D., Dire Dawa, Éthiopie, février 2015

Or, les délais d’acheminement doivent être très rapides, c’est-à-dire moins de 48 heures avant que ne flétrissent les effets stimulants des feuilles fraîches. À destination des États-Unis, les commerçants recourent aux services express de Fedex/UPS ou empruntent les liaisons aériennes, avec valises en soute, en aménageant une escale pour tromper la vigilance des douaniers face aux arrivages directs "from Ethiopia" d’emblée connotés "khat".

L’évèque Stanley Karuru offre des prières devant une botte de khat à l’église AIPCEA à Igembe (Kenya) pays particulièrement touché par l’interdiction d’exportation de khat au Royaume-Uni en 2014.  (Tony Karumba/AFP)

Lyophilisé et réhydraté au Coca-Cola

Il est également possible d’affréter un container au départ du port de Djibouti. Avec détour, par Hanoï. Direction la Chine, pour noyer le khat dans le trafic qui met le cap sur les États-Unis. Plus modestement, et plus fréquemment, tout un chacun peut aussi prendre le chemin de la poste de Dire Dawa et envoyer son colis, toujours en ricochet.

Je ne connais pas le gars aux États-Unis mais il connaît un gars de Dire Dawa qui m’appelle […]. Moi, j’envoie d’abord au Kenya, j’ai un ami là-bas […] qui envoie en Chine […] c’est pour effacer les traces, Dire Dawa, ils savent que c’est le khat […] et de la Chine, le gars envoie aux États-Unis […]. Le gars des États-Unis connaît le gars de Chine et le gars de Dire Dawa […]. Moi, je connais que le gars au Kenya et celui de Dire Dawa […]

Conversation dans un salon de khat, Dire Dawa, Éthiopie, avril 2014

Dans ces deux derniers cas – container de 20 pieds ou boîtes à chaussures – la lenteur du transport impose alors de lyophiliser la marchandise : le khat est préalablement séché, réduit en poudre (étiqueté "henné" ou "thé") et, à son arrivée, il est réhydraté au Coca-Cola.

On ne fait pas les colis pour devenir riche, c’est la famille là-bas qui a besoin aussi de cette rentrée d’argent. Ce sont les femmes là-bas, surtout, qui nous demandent d’envoyer le khat, elles le vendent et avec le bénéfice, elle nous aide ici, participent aux dépenses de la famille

Conversation dans un salon de khat, Dire Dawa, Éthiopie, avril 2013

Ces stratégies de contournement à l’international ont un coût financier et la probabilité accrue de tout perdre décourage de plus en plus et notamment ceux qui n’ont pas les moyens de prendre des risques. Il leur resterait alors le commerce transfrontalier et local. Quoique…

À Madagascar, les fermiers et paysans aussi cultivent le khat.

En Éthiopie : une manne financière à contrôler

Si le khat suit des chemins qui l’emportent au loin, rappelons toutefois que la première destination d’exportation des feuilles cultivées dans l’est éthiopien est le Somaliland, où 60 000 kilos sont exportés quotidiennement en toute légalité.

Une entreprise privée, la 571, gérée par un couple éthio-somaliland, exerce un monopole grâce, notamment, à sa flotte de livraison : 25 camions ISUZU FSR (contenance de 8 tonnes au moins) et deux Antonov basés sur le tarmac de Dire Dawa.

La seconde destination, tout aussi autorisée, est celle de Djibouti où chaque jour, 15 000 kilos y sont expédiés légalement. Aujourd’hui quatre grandes compagnies "privées" (mais non sans lien avec l’État parti) et une centaine de licences attribuées – majoritairement à des hommes – trustent la filière en partenariat avec une société relai djiboutienne (la SODJIK) qui réalise en moyenne, à la revente, un chiffre d’affaires annuel de 32,8 millions de dollars.

Cette "rationalisation" du secteur de l’exportation au début des années 2000 – à l’ère du "libéralisme politique" et de la "libéralisation économique" – permet à l’État éthiopien de contrôler une partie des revenus générés par le khat ; de faire émerger ses propres figures de la réussite ; de limiter la prolifération d’outsiders locaux qu’il lui serait plus difficile d’identifier, de taxer et de surveiller. Et ce d’autant plus que dans cette région orientale, mâcher ensemble dans l’intimité des salons serait associé, vue du Palais, au complot et à la contestation sociale.

De plus, favoriser quelques entreprises fidélisées permet à l’État de manœuvrer politiquement dans cette région où des fronts de libération ont contesté/contestent le pouvoir de l’autorité centrale. Ainsi l’un de mes informateurs me rapporte à propos d’un des gros distributeurs de khat de la ville :

Tu distribues le khat, tu fais de l’argent, tu deviens riche alors le gouvernement vient vers toi […]. Ils veulent […] que tu te présentes aux élections pour eux. C’est avec le khat qu’on gagne les élections ici à Dire Dawa et dans l’Ogaden

L., Dire Dawa, mars 2015

Les femmes, ces aventurières quotidiennes du khat

Si le secteur se réorganise, la contrebande aussi : de Dire Dawa au Somaliland, 30 000 kg transiteraient par jour, tandis que 3 000 kg passeraient en douce vers Djibouti. Si le contrôle de l’État n’est pas sans faille, si les trafics demeurent, ce sont en revanche ses acteurs qui changent peu à peu.

Il y avait une majorité de femmes sur les trains […], je dirai 80 % de femmes, surtout des femmes issas et oromos […] elles se faisaient taxer à chaque station, dès Dire Dawa, mais personne ne les empêchait de faire leur business, tout le monde y participait, on y gagnait tous […] sans la contrebande, Dire Dawa serait morte

J., Dire Dawa, février 2014

En effet, des années 1970 au début des années 2000, ce sont les femmes qui embarquaient à bord des trains vers Djibouti avec du khat frais et redescendaient à Dire Dawa avec des produits de consommation courante (boîtes de sardines, vêtements) bravant la répression policière et les abus de pouvoir des hommes.

Il était impératif pour ces commerçantes de coopérer avec le personnel du chemin de fer […]. Oui, les gars les aidaient parce qu’ils avaient couché avec elles […]

H., Dire Dawa, avril 2013

Aux décisions politiques de réorganisation de la filière d’exportation (qui profitent à certains hommes, et bien moins aux femmes) s’ajoute celle de mettre fin à la circulation du train vers Djibouti.

Pour les commerçantes, ce coup de sifflet marque la fin du voyage et le repli sur les petits et grands marchés de khat locaux où, derrière leurs étals, elles exercent le monopole de la vente de proximité.

Pour l’’heure les femmes résistent d’autant mieux que les représentations sociales font encore rimer la vente du khat au féminin. Cette spécificité genrée de l’activité est volontiers justifiée par la division sexuelle du travail, par la soi-disant inadéquation féminine au ruminage, par les qualités essentialistes attribuées aux femmes mais, plus encore, par la corrélation entre l’effet que suscite la vendeuse et celui "sensuel" que procure le bouquet au mâcheur qui maintient les dames comme vendeuses et les messieurs comme clients.

Mais, pour combien de temps encore ce pré-carré ?

Devantures d’étals vendant du khat à Djibouti, mai 2015.  (Carl de Souza/AFP)

Une autre mondialisation

Tantôt fléau à éradiquer, tantôt or vert qui fait vivre une région entière, le khat peut être lu comme une marchandise ambivalente qui change de statut, de valeur et de matérialité car ses circonvolutions à l’international l’exposent à l’altérité, aux différents bastions moraux. À la confrontation des normes. Aux rapports de pouvoir.

Ainsi, loin de Davos et de Wall Street, il y a ces resquillages permanents de commerçants qui continuent d’alimenter les marchés internationaux ; il y a aussi ces consommateurs qui continuent à se repaître à travers le monde, quelles qu’en soient les conséquences – puisque devenir un citoyen modèle ne serait pas compatible avec le masticatoire ; il y a enfin ces anciennes contrebandières sédentarisées qui doivent composer avec une potentielle confiscation des hommes.

L’ouverture d’une nouvelle ligne de train entre l’Éthiopie et Djibouti en 2018 bénéficiera-t-elle aussi aux vendeuses de khat ?

Suivre la marchandise khat propose donc de s’immerger dans une autre mondialisation, non pas celle des grandes entreprises transnationales, mais celle plus "discrète", celle dite "par le bas", pour en cerner certains des enjeux économiques et politiques. Entre l’intime et le monde, entre connexions et déconnexions, il convient d’entendre aussi ce que les hommes font du khat et ce que le khat, sur un marché globalisé, fait aux hommes. Et plus encore, aux femmes.


L’auteure vient de publier Puissance khat, Vie politique d’une plante stimulante aux éditions PUF.The Conversation

Céline Lesourd, Anthropologue, CNRS (Centre Norbert Elias), Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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