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"C'est honteux ce que les hommes font subir aux femmes, ce que Daech a fait aux femmes", s'indigne le cinéaste tunisien Nouri Bouzid

"Les Epouvantails" de Nouri Bouzid, un film sur le triste sort des victimes du "jihad sexuel", lancera la 30e édition des Journées cinématographiques de Carthage, dédiées à Néjib Ayed, le directeur général du festival disparu en août 2019. Entretien avec le cinéaste tunisien.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
Le cinéaste tunisien Nouri Bouzid, le 12 mai 2011, alors qu'il vient d'être fait chevalier de la Légion d'honneur à Cannes (sud de la France), en marge du festival du film.  (FRANCOIS MORI/AP/SIPA / AP)

De retour du front syrien, Zina (Nour Hajri) et Djo (Joumene Limam) sont des femmes traumatisées. Violées à maintes reprises, la première a été séparée de force de son bébé et la seconde est enceinte. Finalement libérées par leur avocate Nadia (Afef Ben Mahmoud) de la prison où elles étaient détenues en Tunisie, elles tentent de se reconstruire. Y parviendront-elles ? Le réalisateur tunisien Nouri Bouzid filme la détresse de ces rescapées et de tous ceux qui les accompagnent, tout en décortiquant les mécanismes du "jihad sexuel", l'exploitation sexuelle dont elles ont été victimes dans les rangs de Daech, à des milliers de kilomètres de leur Tunisie natale.

Le film a été présenté pour la première fois à la Mostra de Venise où il a décroché le Prix spécial des droits de l'Homme. Il était de nouveau en compétition lors de la dernière édition du Festival international du film de Namur et du Festival cinéma méditerraéen de Montpellier (Cinemed). "C'est un film qui peut être rejeté par certains, qui peut diviser les gens. Je reste très fidèle à la réalité tunisienne, mais je lève le voile", confiait à franceinfo Afrique l'un des doyens du cinéma tunisien à Namur (Belgique). Son film ouvre la 30e édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), une édition qui rend hommage à Néjib Ayed, son directeur général, décédé le 16 août 2019. 

Franceinfo Afrique : comment avez-vous été sensibilisé à cette question du "jihad sexuel" ? 

Nouri Bouzid : en 2013, j’ai entendu le ministre de l'Intérieur parler à l’Assemblée constituante (première assemblée élue en 2011 en Tunisie, NDLR) de huit filles ramenées par le Liban et qui étaient toutes enceintes. C’est d'ailleurs pour cela que Daech les a laissées partir, après les avoir violées. Ils leur ont fait des enfants, mais eux pensent qu’ils leur ont offert le paradis alors que ces femmes ont vécu l'enfer. J’étais déterminé à en faire un scénario. J’ai donc commencé à enquêter. Faire ce film m’a pris beaucoup de temps. Même quand j’ai obtenu une subvention en 2014, c’était très compliqué de trouver un producteur qui accepte de faire le film. Ils avaient peur. En fin de compte, c’est la comédienne (Afef Ben Mahmoud) qui incarne Nadia, l’avocate dans le film, qui a monté une société de production et l’a produit avec les Marocains.

Quelles sont les informations dont vous disposiez pour écrire le scénario 

J'ai contacté ces jeunes filles qui avaient été rapatriées. Deux d’entre elles m’ont répondu et m’ont confirmé que l’une d’elles s’était donné la mort. Je m'en suis inspiré pour créer un personnage. Toutes ces jeunes femmes refusent de montrer leur visage, de dévoiler leur identité – elles en changent même , elles refusent d’être réintégrées dans la société. C’est invivable pour elles. Très peu de personnes leur témoignent du respect. Elles vivent l’enfer, comme dans le film. 

Une situation paradoxale, puisque ces femmes sont ici des victimes...

Notre société a plus honte de la femme violée, que du violeur. En d'autres termes : "Le violeur, c’est un mec. La violée, c’est une pute". La société n’est pas clairvoyante sur ce sujet. J'ai essayé de respecter cet aspect des choses dans le film. On a toujours été du côté du violeur et pas de la violée. Le viol est une honte pour la personne violée, pas pour celui qui viole. J’ai rencontré des prisonniers ayant commis des viols. Ils sont fiers, ce sont des mecs ! Ils prennent du pouvoir là-bas et les gens ont peur. Le pouvoir est très lié au sexe. 

Dans toutes les sociétés, les femmes violées sont maltraitées. En Occident, elles le sont, par exemple, quand elles se rendent à la police pour témoigner, le seraient-elle encore plus dans les sociétés arabo-musulmanes 

Pas seulement, elles sont méprisées par leur famille et parfois tuées. On tue celle qui est violée pour mettre fin à la honte. L'Appel du courlis (Du'â' al-Karawân,1934) de Taha Hussein, l'un des plus grands romanciers égyptiens et arabes, est un livre majeur sur cette thématique. Il a écrit, à l'instar de beaucoup d'autres, pour dénoncer cette situation. L’islam punit le violeur et sa victime : les deux sont lapidés. Voilà la théorie : "On ne garde ni la honte ni le péché". Ce sont des maux dont on doit se débarrasser. 

Le personnage de Zina semble avoir été une femme libre avant le drame qu'elle a subi. A ce titre, son père semble estimer qu'elle a mérité ce qu'il lui est arrivé. Pourquoi cette attitude 

Et peut-être aussi qu'il a vendu sa fille en la mariant, dans l'espoir de s'en débarrasser. L'image du père n'est absolument pas flatteuse, mais c'est la réalité. C'est un film contre les mecs ! Lequel ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, parce que personne n'a vraiment répondu à mon interrogation. La seule réponse que j'ai obtenue est arrivée d'un père qui a envoyé sa fille se prostituer. Il a dit que depuis qu'elle envoyait de l'argent, sa famille vivait beaucoup mieux et qu'il pensait envoyer une deuxième fille. Il y a une différence très nette à faire entre celles qui acceptent et celles qui refusent.

Vous dites clairement, à travers les personnages de la mère de Zina (interprétée par Sondos Belhassen) et de l'avocate, que ce sont les seules à détenir la solution, à pouvoir tout simplement gérer le traumatisme de ces deux femmes abusées sexuellement...

Absolument. C'est une réalité et j’ai pu le constater. C’est un fait qui ne peut être nié. J’ai rencontré les deux jeunes filles dont je vous parlais, grâce à des femmes. Ce sont elles qui veulent les aider à s'en sortir, qui pleurent quand elles recueillent leurs témoignages... Les hommes n’ont qu’à bien se tenir. Le machisme est une maladie grave qu’il faut soigner très vite. Il faut donner plus de place au pouvoir des femmes. 

C’est honteux ce que les hommes font subir aux femmes. Ce qu’a fait Daech – je ne parle pas de l’occupation de l’Irak et de la Syrie, je ne parle pas des guerres... Je parle de ce que Daech a fait aux femmes, aux innocents… Rien que pour cela, ce groupe doit être liquidé. 

Les sociétés musulmanes ont-elles, selon vous, la capacité de lutter contre l’intégrisme qui prend pied là où on l'on sait à quoi ressemble l'islam ? 

La lutte est très dure. On doit payer le prix, c’est un passage forcé. Il faut avoir le courage de lutter et d’accepter les sacrifices, ce qui n’est pas évident. Chaque peuple a ses périodes. Les Algériens en ont pris conscience après la décennie noire. (...) La lutte s'imposera, y compris à nous. En Tunisie, Ennahdha est en train de tuer le pays à petit feu. Ils se cachent et ils sont très malicieux, mais tout est clair pour moi.

Les Tunisiens résistent pourtant déjà vaillamment à toutes les formes d'intégrisme… 

Ils résistent, certes, mais nous bénéficions d’un système de sécurité très robuste. Nous disposons d’une armée qui ne cherche pas le pouvoir et qui paie le prix fort. Elle est la cible des intégristes. Pour eux, tous ceux qui portent l’uniforme sont les ennemis indiqués, des kouffar (infidèles, ceux qui ne croient pas en Dieu) alors que ce sont des gens qui défendent réellement le pays. Il y a des dizaines d’actes terroristes qui ont été déjoués à la dernière minute grâce à l’armée. Des chefs terroristes qui étaient recherchés depuis très longtemps ont été récemment neutralisés. 

Pourquoi ce titre, "Les Epouvantails" ?

Le personnage de la mère l’explique dans le film. Les épouvantails (Djo, Zina et Driss) sont censés faire peur aux oiseaux, mais ils ne font plus peur à personne. J’ai voulu dire qu’on fait d’eux des gens effrayants, alors qu’ils sont inoffensifs. On doit plutôt avoir peur de ceux qui ont fait d'eux des épouvantails.  

Que pensez-vous de cette jeune génération de cinéastes tunisiens, dont Mehdi Barsaoui fait partie et sous la direction duquel vous avez tourné pour son court métrage "On est bien comme ça" ? 

J’étais dans la commission qui a octroyé l’aide à ce film et j’ai eu le malheur de dire (sourire), devant son producteur, que j’avais adoré et m’étais identifié au personnage du grand-père (le personnage principal, NDLR). Alors, il m’a demandé de le jouer. Je suis un formateur.

La plupart de ces cinéastes ont été formés chez moi. J’applaudis et je suis très heureux. Je ne veux pas rentrer en compétition avec eux. Dès qu’ils sont en compétition avec moi, je me retire. Place aux jeunes ! Je reste également jeune en faisant des films, mais je ne veux pas les concurrencer.

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