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Centrafrique : "Les soldats français sont en danger"

Alors que les parlementaires doivent se prononcer sur la prolongation de la mission française en Centrafrique, le général Vincent Desportes estime que le manque de moyens menace la sécurité des militaires français.

Article rédigé par Hervé Brusini - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Des soldats français de l'opération Sangaris à un checkpoint de Bangui (Centrafrique), le 23 février 2014.  (FRED DUFOUR / AFP)

Le général Vincent Desportes est connu pour son franc-parler. Après une carrière sur le terrain, ce spécialiste de la réflexion stratégique se montre aujourd'hui très critique sur l'évolution de la mission Sangaris conduite par l'armée française en Centrafrique, à l'heure où les parlementaires doivent se prononcer sur sa prolongation, mardi 25 février.

Pour francetv info, l'ancien directeur de l'Ecole de guerre, aujourd'hui enseignant et conférencier, passe en revue les questions qui se posent au contingent français.

Francetv info : Faut-il prolonger l'opération Sangaris ?

Vincent Desportes : Il serait irresponsable de ne pas le faire, mais il est tout aussi irresponsable de le faire sans renforcer les troupes et sans poser la condition suivante à la communauté internationale : nous envoyons plus de soldats jusqu'à cet été mais au-delà, il faudra nous aider. Sinon, nous serons contraints d'abandonner la Centrafrique à son sort au mois d'août.

De toute façon, dès le début, cette mission ne s'est pas déroulée comme on l'espérait. La France a fait un pari erroné en misant sur un pseudo effet de sidération. On a pensé que le fait de déployer brutalement 1 600 hommes en Centrafrique suffirait à modifier la situation. Au contraire. Dans la nuit du 5 au 6 décembre [jour du lancement de l'opération], il y a eu plus de mille morts. Les anti-balaka chrétiens ont tué un millier de musulmans, ceux que l'on appelle l'ex-rébellion séléka. Dès le départ, les effectifs étaient insuffisants. Il y a donc eu une erreur initiale. Ce n'est pas très grave. Ce qui l'est en revanche, c'est de ne pas s'être adapté à la situation. On a annoncé un renfort de 400 hommes. Selon moi, il n'y a absolument pas le compte. 

Qu'aurait-il fallu faire ?

Il aurait fallu se rendre compte que les 1 600 hommes envoyés n'étaient pas capables de régler la situation. Il aurait fallu déployer immédiatement 3 000 à 4 000 hommes de plus. Mais comme nous sommes restés avec un nombre de soldats trop faible, nous avons été contraints de traiter les choses de manière séquentielle. D'abord, nous avons désarmé les ex-séléka. Du coup, cela a renforcé les anti-balaka qui sont allés tuer sauvagement les musulmans de la capitale. Puis, nous nous sommes retournés contre les anti-balaka pour nous inscrire finalement dans une suite d'événements terriblement complexes.

Au lieu de traiter de manière radicale le problème, ce traitement séquentiel nous a conduits à un résultat opposé à celui souhaité. Certes, on a fait baisser un peu le niveau de violence, mais on ne l'a fait qu'à Bangui. Par ailleurs, on a en quelque sorte cautionné une épuration ethnique qui est un fait réel.

Vous parlez d'épuration ethnique, c'est une accusation grave… 

Je pourrais utiliser le mot d'épuration religieuse. Mais force est de constater que tous les musulmans ont quitté Bangui. La plupart d'entre eux, qui sont souvent des Peuls du Nord, partent même vers le Tchad. Je ne vois vraiment pas pourquoi on ne pourrait pas parler d'épuration ethnique. Est-elle organisée par une volonté totalitaire ? Peut-être pas. En tout cas, elle est bien là.

La situation que vous décrivez semble être impossible à gérer pour les soldats français.

Je dirais que nous nous trouvons dans une situation tendue, un pré-bourbier. Les Européens promettent des contingents mais on ignore combien, qui et quand. De toute façon, ce ne sera pas avant le début de l'été. Les soldats français vont devoir faire face à un créneau de vulnérabilité d'ici là. Et si une force onusienne doit se mettre en place, il faudra une résolution au Conseil de sécurité. Cela aussi prendra du temps. Donc jusqu'à l'été, le pire peut se passer pour nos hommes.

Les soldats français sont, selon moi, en danger. Ils n'ont pas les moyens d'accomplir leur mission. La crédibilité de l'armée française est également en péril. Si elle était sortie du Mali auréolée d'une super victoire technique, en Centrafrique elle est gravement menacée d'enlisement. Le gouvernement met en danger la force dissuasive de l'armée. C'est grave.

J'ajoute que nous sommes dans une situation pré-rwandaise. Si la mission Sangaris ne reçoit pas les renforts nécessaires, elle ne pourra pas endiguer l'épuration ethnique qui peut toujours aller plus loin. On sait que de nombreuses exactions sont commises dans les campagnes, dans la savane. Demain, la France risque de se retrouver accusée de choses qu'elle aura laissé faire simplement par manque de moyens. Tout cela n'est pas raisonnable.

Plusieurs responsables politiques critiquent sévèrement la conduite de cette mission : des renseignements défaillants, une mauvaise évaluation du terrain. Pour eux, il faudrait d'ores et déjà donner une date de retrait. Qu'en pensez-vous ?

Certes, l'appréciation n'était pas parfaite, mais la situation était très difficile à évaluer. En matière de stratégie, on sait que dès qu'on prend une décision, elle n'est plus applicable. En fait, l'essentiel est de s'adapter. Regardez les massacres qui ont eu lieu dans la nuit du 5 au 6 décembre. L'erreur a été le manque de volonté d'adapter les moyens de Sangaris à cette sauvagerie grandissante, de s'enfermer dans une forme de déni.

Quant au calendrier de retrait, là encore il y a une méconnaissance de ce qu'est la guerre. Ce n'est pas le politique qui commande à la guerre. En revanche, c'est le politique qui doit s'adapter aux événements de la guerre. Si l'on donne un calendrier de retrait, ce ne doit pas être en relation avec l'évolution d'une situation toujours imprévisible, mais en rapport avec nos capacités. C'est ce qu'on appelle maîtriser son action.

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