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"Abou Leila" : "J'aime beaucoup parler des hommes sensibles de l'Algérie", explique le cinéaste Amin Sidi-Boumédiène

Sortie en salles le 15 juillet 2020 pour "Abou Leila", le premier long métrage du réalisateur algérien qui aborde la thématique de la décennie noire sous un angle inédit. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Une scène du film "Abou Leila", avec au premier plan S., incarné par le comédien Slimane Benouari.  (ABOU LEILA/UFO DISTRIBUTION)

En 1994, le terrorisme est à son paroxysme en Algérie. Le pays vit ce que l'on appellera plus tard, la "décennie noire". S. (Slimane Benouari) et Lotfi (Lyes Salem), deux amis de longue date, s'engagent sur les pistes du désert à la recherche d'un terroriste, Abou Leila, qui donne son nom au premier long métrage d'Amin Sidi-Boumédiène. Le film a fait ses débuts en 2019 à la Semaine de la critique, section parallèle du Festival de Cannes. Le réalisateur algérien y plonge le spectateur dans les méandres de la psyché d'un homme traumatisé. Sa tête, devenue le réceptacle de toutes les atrocités dont il a été le témoin en tant que membre des forces de l'ordre, fourmille de tableaux, savamment mis en images par Amin Sidi-Boumédiène. Abou Leila est un film tourmenté – à l'image de ses protagonistes et du sujet qu'il aborde – et son réalisateur, qui en est aussi le scénariste, affiche la vaste étendue de ses ressources cinématographiques au service d'un univers dense et singulier.  

Franceinfo Afrique : vous traitez la question du traumatisme lié à la décennie noire de manière inédite en abordant sa dimension mentale et psychique. Pourquoi avoir opté pour cette approche ?  

Amin Sidi-Boumédiène : je pense que c'est la meilleure façon de faire ressentir au spectateur ces choses-là. A savoir, entrer dans la tête de quelqu’un, montrer la confusion qui est la sienne et le fait que beaucoup de choses se passent à ses dépens... C'est également parler de corps, d'esprit en mouvement... La meilleure façon, pour moi, de restituer une période est de la traiter de manière subjective en utilisant les outils du cinéma et de l’art. C'est avant tout une fiction. Je ne suis pas un historien pour expliquer cette période de manière précise et subjective. Pour cela, il faudrait peut-être un documentaire de trente heures. Dans ces conditions, autant donc aller sur le terrain de l'humain, du sentiment et de l'émotion. Tout cela est finalement très instinctif.

Ce film est le résultat d’un long processus d’écriture. A l'origine, quel a été le déclic ?

Ce serait trop long à expliquer, mais le point de départ, c’est la fin du film : celle d'une violence incarnée dans un animal qui est aussi un homme. Une fois que j'ai eu l'intention d'en faire un long métrage, les idées sont venues très rapidement.

D'abord, j’ai voulu qu’il y ait deux protagonistes parce que je voulais avoir un contrepoids : d’un côté quelqu'un qui essaie de garder les pieds sur terre, de l'autre quelqu'un qui est déjà perdu. Cette confrontation m'intéressait. Ensuite, comme je l'avais fait dans le court métrage Demain Alger ?,  j'aime beaucoup parler des hommes sensibles de l’Algérie parce qu'on en parle peu. La question de la masculinité n’est plus alors un problème central. Elle devient une problématique secondaire, le fruit d’un système. Le film parle d'hommes sensibles, fragiles qui ont beaucoup de mal avec cette période et chacun d'eux va gérer la situation à sa façon.

C'est rare aussi que l'on évoque le sort des membres des forces de sécurité algériennes qui combattaient les terroristes. Le plus souvent, il s'agit plutôt des victimes civiles...

Ce sont aussi, indirectement, des victimes civiles. Je parle des flics, des gens simples qui n'ont rien demandé, dont beaucoup étaient des enfants de quartiers, plus ou moins pauvres, qui sont rentrés dans la police, avant le début des évènements pour certains. Et à ce moment-là, il n'y avait pas cette violence en Algérie. Nous sommes passés d'un pays, où il y avait très peu de délits, à un pays où la sauvagerie a explosé tout d’un coup.

Ces personnes-là n'étaient pas préparées. Il suffisait qu’elles soient debout à un carrefour pour se faire abattre ou qu'on leur pique leur arme. Je voulais parler de ces gens, en première ligne, qui sont très peu évoqués et qui n'ont pas été bien pris en charge psychologiquement après. En outre, ils font partie de la population. Mon objectif n'est pas de prendre le spectateur en otage sentimentalement parlant. Je souhaite plutôt ouvrir un tas de portes et lui laisser choisir celle qui l'intéresse. En d’autres termes, je veux créer un espace de réflexion.

"Abou Leila" est une œuvre singulière par son propos, sa mise en scène, sa photo, le travail sur la couleur et son décor désertique. C'est un film, à l'instar d'un être humain, qui a une très forte personnalité. On s'interroge alors sur les influences de son auteur. Quelles sont-elles ?

J'avais un chef opérateur qui gère les lumières naturelles comme personne. Les films que j'aime le plus sont ceux qui me surprennent, dans le sens où le spectateur reste toujours en alerte, concentré et n'est pas dans une zone de confort. Je pense qu’il n’y a que comme ça que l’on suscite la réflexion et qu’un film devient plus qu’un divertissement.

Mes références sont innombrables.Tous les styles de cinéma me plaisent : du film d'auteur imbuvable au film de genre complètement déjanté et divertissant. Avec tout ce bagage-là, j’ai fait ce long métrage qui brasse beaucoup de choses et qui désamorce tous les genres auxquels il semble appartenir. La violence a plus d’impact quand elle arrive à un moment où l’on ne s'y attend pas du tout, de surcroît quand on pense regarder un certain style de film. Dès l’instant où l'on veut montrer une période où la violence a été soudaine et imprévisible, il faut essayer de le restituer dans la forme même du film. C'est cela qui guide les choix. J'utilise tous les outils mis en place depuis presque 130 ans. Ensuite, il faut laisser la magie opérer. Ou pas.

Elle opère parce que vos comédiens –  Lyes Salem  et Slimane Benouari – sont magnifiques. Vous avez fait un casting assez minutieux. Quels ont été vos critères ?

Je voulais des acteurs qui jouent à fond et qui ne soient pas uniquement des concepts. C'est difficile à mettre en place. Cependant, quand on a des comédiens intelligents comme ceux que j’avais, il n'y a aucun problème parce qu'ils comprennent très bien ce qu'ils doivent faire. Je ne voulais pas d'une œuvre conceptuelle et froide, je voulais un rapport vivant entre les deux protagonistes : qu'ils se touchent, qu'ils jouent avec leurs corps, leurs regards, les silences... tout en n'oubliant pas qu’ils incarnent des idées en marche. C'est parce que les comédiens dégagent cette humanité que l'audience peut s’accrocher à eux. Nous nous sommes magnifiquement entendus. Je prends un plaisir fou à travailler avec les acteurs et c'est ce qui me permet d'oser en matière de mise en scène. Quand l'émotion est portée par les comédiens, on peut se permettre plus de choses.

La plupart des cinéastes algériens évoquent au moins une fois dans leur filmographie, d'une manière ou d'une autre la décennie noire, du moins le traumatisme qui y est associé. C'est une thématique récurrente dans le cinéma algérien. Cela va-t-il perdurer ? Pensez-vous que ce ne sera plus le cas quand les cinéastes auront épuisé le sujet, apuré la question ?

Tous les sujets restent à traiter en Algérie. Certains ont été un peu pris en otages comme la guerre de libération ou la guerre d’Algérie, comme on l'appelle ici (en France, NDLR). Il y a des lois, aujourd’hui, qui font qu'on ne peut pas la traiter si l’on ne s'en réfère pas à certains ministères et à la vision de l'Etat algérien. Nous ne pouvons pas avoir une vision subjective de ce sujet, à moins d’être très malins.

C'est d'ailleurs là où ça devient intéressant parce qu’il faut investir le terrain de l'allégorie, de la métaphore ou encore de l'histoire indirecte. Mais on nous en a tellement dégoûtés que nous avons un peu déserté cette thématique. Là aussi, on pourrait dire qu’il y a eu beaucoup de films sur ce sujet mais je trouve qu'il n'y en a pas assez. Du moins, pas encore de films de cinéastes algériens qui ont le point de vue qu'ils ont envie d'avoir sur la question, où ils peuvent aborder n'importe quel sujet, par exemple celui des Harkis. Tout devrait être libre. Ce n'est pas le cas.

Pour la décennie noire, on pourrait tomber dans une situation similaire et c'est un peu le cas. Il y a des termes comme "guerre civile" qui passent difficilement. Je trouve cela abominable. L'Etat pourrait aussi, du jour au lendemain, dire qu'il faut traiter ce sujet comme-ci ou comme cela. C'est très dangereux. Sujet récurrent : oui et non parce que si on devait recenser le nombre de films sur la décennie noire et que l'on devait en comptabiliser une dizaine, ce ne serait toujours pas suffisant. Avez-vous vu le nombre de films sur la Seconde Guerre mondiale ? Va-t-on arrêter pour autant d’en faire ? Non. Il y a tellement d'aspects à traiter.

De manière générale, il y a une multitude de sujets à explorer sur le continent africain. Il y en a plein qui n'ont pas été abordés du point de vue de ces pays, du point de vue africain, du point de vue marocain pour citer un exemple parmi tant d’autres. C’est très important parce que le cinéma, jusqu’à maintenant, est marqué par des points de vue occidentaux. Les Sud-Américains ont réussi à imposer le leur. Nous devrions aussi y parvenir.

Cependant, il ne faut pas oublier que c'est lié aux Etats. Ces derniers doivent nous y aider en mettant les infrastructures nécessaires à disposition et en favorisant la libération de la parole... C'est très important que l’on puisse un jour investir ce sujet qu’est la guerre de libération. Il n’y aura jamais assez de films sur n’importe quel sujet d’autant que chaque cinéaste à "sa" vision.

Comment se porte le cinéma algérien aujourd'hui ?

Il faudrait deux jours pour répondre à cette question. Ce qui me fait de la peine, c’est qu’il n’y pas eu, en vingt ans, beaucoup d'évolution du point de vue étatique, en matière d’infrastructures ou encore de salles. Nous sommes cloisonnés dans un système qui ne donne pas à l'art la place qu’il mérite. L’art n’est pas considéré comme quelque chose d’important ou alors le cinéma est perçu comme une menace, un outil qui va changer l'opinion des gens. Ou encore le cinéma est pensé comme une vitrine qui sert à mettre en avant une vision de l'Histoire.

Nous avons un Etat qui n'aime pas l'art et qui n'a aucun esprit artistique. Et qui en même temps veut aider. C'est très schizophrénique. Pour l’instant, ce sont les volontés personnelles qui font avancer l’industrie. Ce sont des gens qui se battent tout seuls pour faire des films en se contentant de la moitié du budget espéré et à qui on met des bâtons dans les roues.

Dans mon cas, par exemple, je n’ai pu avoir aucune autorisation pour utiliser des uniformes et des armes dans Abou Leila alors qu'en lisant le scénario, on s'aperçoit que sans ces éléments il n’y a pas de film. Je l’ai quand même fait parce que quand les règles deviennent ridicules, il faut pouvoir continuer à avancer. Par ailleurs, comme je le disais plus tôt et c’est important de le faire, il y a certaines bonnes volontés également dans les structures de l’Etat.

Un mot sur le Hirak ?

Le Hirak, on n'en parle pas quand on ne peut pas prendre le temps d’approfondir, d'aborder cette situation complexe. Un mot ? Inchallah (rires) ! Je ne peux pas vous dire ce que j’en pense en cinq minutes. C'est impossible. (...) Je vais vous donner une réponse plus générale. Je considère que c'est une révolution non violente, que c’est plus un cri, le cri d’un peuple. Comme disait Camus, même si je ne suis pas d’accord avec toute sa philosophie, je crois en la révolte quotidienne. Le Hirak a toujours existé et il existera toujours : chaque jour, les gens font en sorte que les choses aillent mieux. C'est bien et il faut aussi que chacun considère qu’il est dans le Hirak rien qu’en faisant bien ce qu’il est censé faire.

Quel est votre prochain projet ?

J’en ai beaucoup. Je n’ai pas encore choisi. Je ne sais pas, j’ai peur (grand éclat de rire). Nous en parlerons quand on y sera.

Abou Leila, un film de Amin Sidi-Boumédiène
Avec Slimane Benouari et Lyes Salem
Sortie française : 15 juillet 2020

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