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1922 : « Le camp » de «l’usine à malheur»

Au début des années 20, Albert Londres traverse l’Atlantique pour pouvoir témoigner des conditions de détention au bagne de Cayenne. Il ramène 27 articles pour le «Petit Parisien», qui feront l’effet d’une bombe.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 2 min
Photo prise au début du siècle du bagne de Cayenne, en Guyane Française, où des condamnés purgeaient des peines de travaux forcés. Le bagne fut fermé en 1942. (AFP/STF)

L’après-midi, j’allai au camp. Il faut vous dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu’un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on pense : il va à Cayenne. Le bagne n’est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d’abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l’on débaptise ces îles. Ce n’est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer !
 
Cayenne est bien, cependant, la capitale du bagne. Si un architecte urbaniste l’avait construite, on pourrait le féliciter. Il aurait réellement travaillé dans l’atmosphère. C’est une ville désagrégeante. On sent qu’on serait bientôt réduit à rien si l’on y demeurait et que, petit à petit, on s’y effondrerait comme une falaise sous l’action de l’eau.
 
Comme oiseaux, des urubus. C’est beaucoup plus gros que le corbeau et beaucoup plus dégoûtant que le vautour. Et cela se dandine entre vos jambes et refuse de vous céder le trottoir. Et ils vous suivent comme si vous aviez l’habitude de laisser tomber des morceaux de viande pourrie sur votre chemin.
 
Enfin, me voici au camp ; là, c’est le bagne.
 
Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C’est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.
 
Matelots, garçons de famille, porte-clés, et autres combinards, ne doivent pas faire illusion. La Guyane n’est d’ailleurs pas pour eux la vallée des Roses. Être condamné à laver, à servir, à vidanger – à l’œil et avec le sourire – ne correspond probablement pas aux rêves de jeunesse de ces messieurs. À côté, il y a les autres, les non-pistonnés, les antipathiques, les rebelles, les «pas de chance». Il y a la discipline incertaine mais implacable. Selon l’humeur, un vilain tour ne coûtera rien à son auteur ; le lendemain, l’homme ramassera une mangue, don de la nature au passant : ce sera le blockhaus. Un réflexe, ici, est souvent un crime.
 
Il y a qu’ils ne mangent pas à leur faim ; l’esprit peut se faire une raison, l’estomac jamais. Il y a les fers, la nuit, pour beaucoup, dans les cases ! Que chacun ait ce qu’il mérite, nous ne le discutons pas, mais que ces hommes soient venus sur terre pour dormir cloués à une planche, on ne peut dire cela. Plus de neuf mille Français ont été rejetés sur cette côte et sont tombés dans le cercle à tourments. Mille ont su ramper et se sont installés sur les bords, où il fait moins chaud ; les autres grouillent au fond comme des bêtes, n’ayant plus qu’un mot à la bouche : le malheur ; une idée fixe : la liberté.

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