Mi-Jésus, mi-Godzilla : qui est vraiment El Niño, le courant marin qui dirige le monde ?
Le courant marin chaud qui bouleverse régulièrement le climat doit continuer de provoquer des catastrophes climatiques jusqu'au printemps 2016. Mais que sait-on de lui et de son pouvoir ?
Il fait la pluie et le beau temps sur la terre entière. Qu'il se fasse discret ou spectaculaire, il peut, à sa guise, anéantir des vies ou détruire des hectares de cultures, provoquer des famines ou des pluies torrentielles, ruiner des pêcheurs ou pousser des requins à migrer vers le nord. Une puissance divine ? Non, "l'enfant Jésus", que l'on appelle en espagnol "El Niño".
Particulièrement puissant en cette saison 2015-2016, ce phénomène, qui se traduit par une augmentation qui peut aller jusqu'à 2°C de la température de la surface de l'eau, dans l'est du Pacifique, doit s'accompagner de catastrophes climatiques tout au long de l'hiver. A mi-parcours, francetv info part à la rencontre de ce méconnu maître du monde.
Un "divin enfant" péruvien
Tout commence en 1891. Cette année-là, des pluies diluviennes s'abattent sur une région aride du nord du Pérou. Elles arrosent le port de Paita presque sans interruption de février à avril, tandis que les inondations emportent un pont construit vingt ans plus tôt sur le fleuve Rio Piura. A Lima, la capitale, les chercheurs de la société géographique s'interrogent sur ce phénomène, qu'ils observent régulièrement, avec plus ou moins d'intensité selon les années.
Quelle est l'origine de ce déluge ? Pour le capitaine Camilo Carrillo, par ailleurs scientifique et héros de la guerre du Pacifique, cela ne fait aucun doute : cette météo quasi-biblique est reliée à un courant océanique chaud bien connu des marins du coin. Les pêcheurs de Paita, "qui naviguent le long de la côte à bord de petites embarcations, l'appellent El Niño [l'enfant Jésus], parce qu'il se remarque davantage aux alentours des fêtes de Noël", explique-t-il devant la société géographique de Lima, en 1892, raconte le climatologue américain Michael H. Glantz, dans un ouvrage consacré à El Niño (en anglais). Inévitablement, la présence de ce courant, qui longe la côte péruvienne du nord vers le sud, annonce d'importantes précipitations dans la région. Trois ans plus tard, "le contre-courant El Niño sur les côtes du nord du Pérou" fait l'objet d'une étude, présentée à Londres par un autre membre de la société géographique de Lima, Alfonso Pezet.
Voilà pour sa naissance scientifique. En revanche, historiquement, El Niño s'active depuis des millénaires. En Amérique du Sud, dans les îles du Pacifique, en Asie comme en Afrique, les conséquences de ses variations ont modestement contribué à faire et défaire des civilisations – coucou les Chimús ! –, explique encore l'anthropologue britannique Brian Fagan dans The Great Warming. A partir de l’analyse de squelettes de coraux et de coquilles de mollusques prélevés dans tout l’océan Pacifique tropical, des chercheurs ont même étudié la variation d'El Niño sur les 10 000 dernières années. Leurs conclusions ont été publiées en décembre dans la revue Nature (en anglais) : El Niño est très (très) vieux.
Un sorcier qui contrôle les éléments
Ce tout-puissant s'emploie à abuser des miracles. Les années où il est le plus fort, El Niño est capable de provoquer des pluies torrentielles dans des régions arides, tout en asséchant drastiquement des zones tropicales. Cet inconditionnel de l'esprit de contrariété, ce troll global, est partout. Né au large du Pérou, le courant touche le plus brutalement les pays qui bordent l'océan Pacifique, mais il "a une conséquence à l’échelle planétaire", explique Jean Jouzel, ancien vice-président du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec). L'Europe est cependant relativement épargnée. Et elle a de la chance. Car, quand El Niño se met violemment en branle, comme cet hiver 2015-2016, il ne plaisante pas du tout.
Dès le mois de juin, El Niño s'est amusé à désorienter des milliers de petits crabes rouges, venus se perdre sur les plages du sud de la Californie. Mignon. Près de Los Angeles, les requins ont passé l'hiver au large, au lieu de migrer vers les eaux mexicaines, d'habitude plus chaudes. Moins mignon.
#RedCrabs This photo was taken today at Balboa Island/Newport Beach. photo credit: Debbie Heenan @NBCLA #NBC4You pic.twitter.com/rV3FcELWZc
— Marissa Sifuentes (@MarissaNBCLA) June 16, 2015
Début 2016, à Pacifica, près de San Francisco, de puissantes tempêtes ont accéléré l'érosion d'une falaise, précipitant les appartements du front de mer dans l'océan, rapporte le Los Angeles Times (en anglais). Plus au sud, au Paraguay, en Argentine, au Brésil et en Uruguay, quelque 170 000 personnes ont dû être évacuées à cause de violentes inondations et de glissements de terrain. A Cuba, une météo particulièrement exécrable, imputée à El Niño, a anéanti les récoltes de tabac, faisant craindre de lourdes conséquences économiques pour les producteurs.
De l'autre côté de l'océan, au Timor-Oriental, une pluviométrie divisée par deux décime le bétail, tandis que 500 hectares de cultures ont été anéantis aux Philippines, sur l'île de Mindanao. D'ici avril, le pays devrait être à 85% victime de la sécheresse, pour des pertes estimées à 5 millions de dollars. A l'échelle du globe, le précédent El Niño de très grande ampleur, survenu en 1997-1998, avait causé 33 milliards de dollars de pertes économiques, rappelle Le Figaro. Beaucoup de dégâts pour un seul "enfant".
Un bourreau pour les hommes
A chaque fois qu'El Niño s'enflamme, les victimes humaines se comptent en millions. Cette année, l'Organisation mondiale de la santé estime que près de 60 millions de personnes sont en danger à cause des suites du phénomène : l'OMS craint notamment que l'humidité en Amérique du Sud ne favorise la propagation du virus Zika, transporté par les moustiques. En Afrique, le bilan de la sécheresse en cours pourrait être catastrophique. Alors qu'au moins 10,2 millions de personnes ont besoin d'aide humanitaire en Ethiopie, ce nombre pourrait "doubler en quelques mois", selon des prévisions de l'ONU, plongeant un cinquième de la population du pays dans la famine. Dans le sud du continent, les Nations unies estiment que 14 millions de personnes pourraient également en souffrir. En 1876, la famine qui a suivi un puissant El Niño a tué 18 millions de personnes en trois ans, en Inde et en Chine.
En Papouasie-Nouvelle-Guinée, la population, affamée, s'est livrée au pillage de stocks de vivres, raconte Polynésie 1ère, évoquant des tensions sociales exacerbées. El Niño sème le chaos mais aussi la discorde : une guerre civile sur cinq est directement corrélée à ce phénomène, selon une étude menée en 2011 par trois économistes de l'université Columbia, à New York, publiée dans Nature (en anglais).
Un insaisissable cousin de Godzilla
En dépit de son invraisemblable puissance, El Niño demeure insaisissable. Les spécialistes, qui l'étudient pourtant avec intérêt depuis les années 1960, peinent à prédire sa force et sa régularité : tout juste assurent-ils qu'il se produit une ou deux fois par décennie. Surprenant, il apparaît chaque fois sous un jour différent, empêchant d'anticiper précisément ses effets (quand bien même le Pérou s'est déclaré en état d'alerte dès l'automne).
Afin de compléter les observations par satellite déjà réalisées et d’améliorer les prévisions des évènements climatiques dangereux, la Nasa a mis le paquet sur la cuvée 2016. L'agence spatiale américaine doit notamment lancer des drones Global Hawk au-dessus du Pacifique, pour récupérer de nouvelles données sur ce courant sobrement comparé à Godzilla par les scientifiques (en anglais).
Mais El Niño n'entend pas se laisser dompter. A ce jour, les spécialistes peinent notamment à évaluer l'impact du réchauffement climatique sur le courant marin. "Des eaux plus chaudes en surface peuvent faciliter la formation d'un Niño", indique cependant cet article de Nature (en anglais). Il évoque la possibilité de voir ces phénomènes se multiplier à l'avenir, ou gagner en intensité. "Aujourd'hui, ces événements aux conséquences majeures, comme ceux de 1982-83, 1997-98 et 2015-16, arrivent environ tous les 30 ans. Si nous continuons de suivre le scénario du 'laisser-faire' [sans lutter contre les émissions de gaz à effet de serre], ils arriveront tous les 15 ans après 2050, soit un doublement de leur fréquence", prédit Eric Guilyardi, chercheur au CNRS, cité par Atlantico.
El Niño est donc bien parti pour continuer à faire régner la terreur, au grand dam de milliards d'êtres humains exposés à ses frasques. Sans oublier Al Nino, un brave Californien, victime collatérale du monstre marin. En 1998, lors du dernier épisode de grande ampleur, il a été harcelé par des inconnus qui l'appelaient chez lui au beau milieu de la nuit. "Mais pourquoi fais-tu tout cela, El Niño ?" demandaient-ils.
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