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Au cimetière de Thiais, la vague de chaleur de l'été ravive le souvenir des "oubliés de la canicule" de 2003

Parmi les milliers de morts causés par la canicule de 2003, près de 60 ont été enterrés dans la 58e division de ce cimetière du Val-de-Marne, réservée à ceux qu'on nommait autrefois les "indigents".

Article rédigé par Florence Morel
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
La division 58 du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), le 19 juillet 2022. (FLORENCE MOREL / FRANCEINFO)

Un air chaud s'engouffre dans les allées du cimetière de Thiais (Val-de-Marne) en cet après-midi de la mi-juillet. Le thermomètre affiche 40°C. Dans les rangées de bitume qui séparent les sépultures, l'ombre des platanes ne suffit pas à faire oublier cette vague de chaleur exceptionnelle, que les spécialistes assimilent à celle qui a débuté le 1er août 2003.

> > Intensité, durée, mortalité… On a comparé les canicules qui ont frappé la France depuis 1947

Dix-neuf ans plus tard, le spectre de cette canicule historique, marquée par des records de température et de mortalité, a récemment resurgi. Surtout au sein de ces allées aux dalles grisonnantes, ornées de quelques arbustes et mauvaises herbes. Car c'est dans la division numéro 58 du cimetière, autrefois surnommée "carré des indigents" ou "fosse commune", que sont encore enterrés certains "oubliés de la canicule". Près de 60 personnes mortes en août 2003, seules, et dont le corps n'a pas été réclamé par leur famille.  

Cette année-là, l'été est "le plus chaud jamais observé depuis 1950", selon Météo France. A partir du 1er août, des températures supérieures à 35°C sont relevées dans les deux tiers des stations météo du territoire. A Paris, le mercure reste bloqué au-dessus de 23°C, même la nuit. Les Français suffoquent. A tel point que le 12 août, le nombre de décès en Ile-de-France est multiplié par six par rapport aux années précédentes, relève l'Institut national d'études démographiques (Ined).

Bilan : 15 000 personnes supplémentaires meurent durant les 20 premiers jours d'août. Un pic de surmortalité est enregistré du 11 au 13 août, avec un nombre de morts deux fois supérieur à sa valeur habituelle, à l'échelle nationale. Les plus de 75 ans représentent 82% des victimes, précise l'Ined. 

Emotion nationale

Le phénomène de canicule révèle alors la triste réalité des personnes qui s'éteignent dans l'indifférence. "Je suis outrée et même chagrinée qu'on puisse laisser ses parents, ou même sa famille et qu'il n'y ait personne pour leur rendre un dernier hommage. C'est inadmissible", regrette une femme interrogée pour le journal télévisé de M6 de l'époque (à 2'12 sur la vidéo). L'émotion est telle qu'un hommage national est organisé au cimetière de Thiais le 4 septembre 2003, en présence du président de la République, Jacques Chirac, du maire de Paris, Bertrand Delanoë, et du ministre de la Santé, Jean-François Mattei, contesté depuis une interview lunaire accordée depuis sa maison du sud de la France.

Une quarantaine de Français assistent également à la cérémonie. "Si ç'avait été ma grand-mère, je n'aurais pas réagi comme ces personnes [les proches des victimes], je trouve ça lamentable", regrette l'une d'entre eux, Céline, au "20 heures" de France 2.

Avant cet hommage, depuis quelques jours déjà, un homme s'emploie à redonner un nom à ses oubliés. Il s'agit de Guillaume Roehrig. Aujourd'hui à la tête d'un bureau d'études spécialisé en recherche d'héritiers, il se souvient de cet été particulièrement marquant pour lui et son entreprise, dirigée à l'époque par son père, Jean-Claude. Sur la route du retour de vacances, le 24 août, il entend un flash info relatant l'histoire des oubliés de la canicule. Il offre ses services à la Ville de Paris pour aider à retrouver les familles des défunts. "J'avais l'impression qu'on disait : 'Regardez comment on peut mourir dans la capitale, comme des chiens, de façon isolée'", se rappelle-t-il.

Guillaume Roehrig dans son bureau à Paris, le 19 juillet 2022. (FLORENCE MOREL / FRANCEINFO)

La mairie communique une liste de 86 noms et prénoms, 45 hommes et 41 femmes, accompagnés d'une date de naissance et de décès. "On avait pour certains des lieux de naissance, pour d'autres rien", se souvient Guillaume Roehrig. Au bout de quatre mois de recherche et 20 personnes employées à temps plein pour éplucher registres et annuaires, les spécialistes parviennent à recoller les morceaux de 66 vies.

Passés recomposés

Il découvre ainsi "qu'aucune couche sociale" n'est épargnée. "Quand on regarde de plus près, on se rend compte que certaines personnes n'ont pas été oubliées par leur famille, observe-t-il. Quelques-unes se sont brouillées, d'autres faisaient partie de familles recomposées." La plus jeune des victimes est alors un homme de 36 ans, sans domicile fixe. La plus âgée, une femme de 97 ans, Georgette, morte le 14 août à Paris. Célibataire et sans enfants, elle avait deux sœurs, parties avant elle. Sur ces 66 "oubliés", 57 avaient plus de 70 ans.

Maria Baloche fait partie des oubliés de la canicule de 2003 et est toujours inhumée dans la division 58 du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), le 19 juillet 2022. (FLORENCE MOREL / FRANCEINFO)

Guillaume Roehrig a tout conservé de cette quête tragique. Dans ses dossiers, les oubliés sont rangés par ordre alphabétique. A part, une large pochette consigne toutes les enquêtes et reportages dans lesquels les Roehrig sont intervenus. Le généalogiste exhume un article. La journaliste de l'époque y relate le cas d'André, un millionnaire mort seul, multipropriétaire, et qui avait pour seule famille deux cousins au cinquième degré dont il ignorait l'existence. "Ces deux personnes, qui ont hérité de sa fortune, ne sont pas des monstres. Si elles n'ont jamais connu André, il est normal qu'elles n'aient jamais pris de ses nouvelles." 

Des vies accidentées

De son côté, Danièle Alet, autrice du documentaire Aux oubliés de la canicule, diffusé sur France 3 en 2004, se souvient aussi bien des six mois qu'elle a passé à recoudre le fil de ces histoires, plus semblables à des pulls troués qu'à des carrés de soie.

Parmi ces victimes de la chaleur, elle a dénombré "plusieurs profils" avec "certaines cassures", "comme ce monsieur accidenté qui n'avait pas d'enfants et était vraiment seul". Ou encore Patricia, morte dans un hôtel du 18e arrondissement de Paris, à 44 ans. La journaliste se souvient du moment où elle a retrouvé "le gérant de l'hôtel, touché de voir partir une femme assez jeune. Il avait gardé toutes ses affaires dans la cave de son hôtel, au cas où." Danièle Alet se remémore ce petit mot, retrouvé dans le sac à main de cette femme très croyante, sur lequel était écrit "Je prie pour avoir la CMU."

"Tout montre qu'il y a la solitude, mais aussi un contexte social extrêmement distant."

Danièle Alet, documentariste

à franceinfo

En déambulant dans les allées cuisantes de la division 58, une question s'impose. A la fin de cet été, combien de nouveaux défunts seront enterrés dans ce carré, désormais renommé les "jardins de la fraternité" "La canicule est dangereuse pour l'ensemble des personnes fragiles, seniors et tout-petits. Or, il n'y a pas eu de surmortalité en 2003 chez les bébés car ils ne sont pas isolés. Le premier sujet est la lutte contre l'isolement", a souligné le 16 juin auprès de l'AFP Marc Bourquin, conseiller stratégie à la Fédération hospitalière de France (FHF), qui gère plus de 3 000 Ehpad publics. Les mairies répertorient sur des registres communaux les seniors vivant chez eux, afin de les appeler, voire de leur rendre visite. "Mais il reste des trous dans la raquette", avertit Yann Lasnier, délégué général des Petits Frères des pauvres, qui accompagne les personnes âgées aux faibles revenus.

Selon l'association, il n'existe pas de statistique pour dénombrer les personnes qui meurent seules. Mais dans son dernier rapport publié en septembre 2021, l'association révèle que cette année-là, 530 000 personnes de plus de 60 ans se trouvaient en situation de "mort sociale", c'est-à-dire qu'elles n'avaient aucun lien avec leur cercle familial, amical, associatif, ou leur voisinage. 

Des canicules qui vont se multiplier

Heureusement, la société "a évolué depuis la canicule de 2003" et elle est mieux préparée pour affronter les canicules, souligne-t-il. Toutefois, "nous ne sommes pas sereins face à cette chaleur dont l'intensité s'accroît et qui a une durée importante", alertait sur franceinfo, le 18 juillet, Eric Fregona, directeur adjoint de l'Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). Sans compter qu'il faudra se préparer à "affronter deux transitions majeures : une population qui vieillit et le dérèglement climatique, avec des épisodes météorologiques très prononcés", prévient Yann Lasnier.

Une crainte d'autant plus légitime qu'en Espagne, les températures exceptionnellement élevées durant dix jours ont provoqué la mort de "plus de 500 personnes", a affirmé, le 20 juillet, le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez. Idem au Portugal, où les autorités sanitaires ont observé une surmortalité de 238 personnes par rapport à la même période en 2021, entre le 7 et le 13 juillet. Dans l'Hexagone, les chiffres de Santé publique France ne sont, eux, pas encore connus. Mais la récente canicule aura, elle aussi, un coût humain. Au cimetière de Thiais, on honorera alors les oubliés de 2022.

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