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Vrai ou faux Censure, bannissement, listes noires... Les révélations des "Twitter Files" en sont-elles vraiment ?

Jusqu'à présent, les "Twitter Files" n'ont fait que confirmer des éléments connus de longue date sur le fonctionnement du réseau social. Ils rappellent cependant l'influence que peuvent avoir les géants américains du numérique sur le débat public.
Article rédigé par Quang Pham
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Le siège social de Twitter à San Francisco (Etats-Unis), le 28 octobre 2022. (CONSTANZA HEVIA / AFP)

"Le grand public mérite de savoir ce qui s'est réellement passé", a clamé le nouveau patron de Twitter, Elon Musk, le 28 novembre. Le milliardaire a promis qu'avec les "Twitter Files", il allait faire la lumière sur la manière dont la précédente direction du réseau social y a, selon lui, supprimé la liberté d'expression. "La transparence est la clé de la confiance", a fait valoir le magnat quelques jours plus tard. Depuis, l'homme d'affaires égrène les "révélations". Le cinquième volet a été mis en ligne, lundi 12 décembre. Mais ces "dossiers", qui compilent notamment des e-mails et des conversations internes de l'entreprise, censés révéler les arcanes de la politique de modération de l'oiseau bleu, tiennent-ils leurs promesses ? Franceinfo a examiné cinq "révélations" parues ces derniers jours.

Twitter a censuré un article compromettant pour le fils de Joe Biden : c'est vrai mais l'affaire était déjà connue

Révélé le 3 décembre par le journaliste Matt Taibbi, le premier volet des "Twitter Files" revient sur la censure controversée d'un article du New York Post* publié en octobre 2020. L'article, basé sur des mails récupérés dans l'ordinateur portable de Hunter Biden, le fils de Joe Biden, accusait ce dernier d'avoir tiré profit des relations de son père pour faire affaire avec un groupe gazier ukrainien. Matt Taibbi rapporte que les modérateurs de Twitter ont mis en place des mesures "exceptionnelles" pour empêcher la diffusion de l'article, comme le blocage de sa transmission par messages directs, ou la suppression des liens renvoyant vers ce dernier, l'affichage d'avertissements précisant que la publication pourrait être "dangereuse". La décision est alors justifiée par la politique de modération de Twitter, qui interdit la diffusion de contenus issus d'un piratage informatique, ce dont était soupçonné les informations du New York Post

Présenté comme "incroyable" par Elon Musk, le premier épisode des "Twitter Files" ne révèle pourtant rien de nouveau sur la censure de cet article en pleine campagne présidentielle aux Etats-Unis, dont les tenants ont été révélés il y a plus près de deux ans. En novembre 2020, Jack Dorsey, ancien PDG de Twitter, avait ainsi présenté lors d'une audition auprès du sénat américain les défaillances de la politique de modération de Twitter* (PDF), qui ont conduit au blocage de l'article du New York Post, reconnaissant à cette occasion* "une erreur". Enfin, sur l'affaire Hunter Biden elle-même, les "Twitter Files" n'apportent pas d'élément inédit, aucun conflit d'intérêt impliquant directement le président des Etats-Unis ayant été jusqu'à ce jour établi, rappelle Politifact.com, un site de fact-checking américain.

Twitter a mis en place des "listes noires" pour modérer certains contenus à l'insu des utilisateurs : c'est vrai mais la mesure est effective depuis 2018

Dans le deuxième volet des "Twitter Files" publié le 9 décembre, la journaliste Bari Weiss affirme que "des employés" ont mis en place des "liste noires" pour empêcher que des "tweets désapprouvés [par les règles de modération] apparaissent en tendance" et "limiter activement la visibilité de comptes entiers ou même de sujets tendances, le tout en secret sans en informer les utilisateurs". Captures d'écran à l'appui, la reporter présente l'interface de modération où ces "listes noires" peuvent être activées, prenant l'exemple de comptes de personnalités conservatrices à l'encontre desquelles cette censure aurait été appliquée.

La révélation de l'existence de l'outil de modération de Twitter n'est pourtant pas une première : un article publié par Vice* en 2020, dénonçant "l'opacité des pratiques de modération" de Twitter, a révélé au grand public des captures d'écran du même outil, obtenues grâce à un piratage informatique. La réduction de la visibilité des utilisateurs comme moyen de modération n'est pas non plus un scoop. C'est une pratique assumée par le réseau social, annoncée publiquement depuis le mois de mai 2018, selon Will Oremus, journaliste au Washington Post. Les modalités de cette méthode de modération sont par ailleurs détaillées dans une déclaration de Twitter publiée en juillet 2018, qui précise que les "tweets d'acteurs de mauvaise foi qui ont l'intention de manipuler les discussions seront classés plus bas" dans les résultats des recherches.

Twitter aurait menti en affirmant qu'il ne pratiquait pas le "shadow banning" : c'est faux 

Pour la journaliste Bari Weiss, ces pratiques prouvent néanmoins que Twitter s'adonne au "shadow banning", ou "bannissement furtif", alors que même le réseau a formellement "nié avoir mis en place de telles choses", la journaliste se référant à une déclaration de l'entreprise en ce sens, publiée en juillet 2018. Pour Twitter, le "bannissement furtif" se définit comme le fait de "délibérément rendre le contenu de quelqu'un impossible à découvrir pour tout le monde, sauf pour la personne qu'il a publié, ceci à son insu".

Or la modération du réseau social semble moins radicale : "Vous serez toujours en mesure de consulter les tweets des comptes que vous suivez (bien que vous devrez faire plus d'effort pour les trouver, comme aller directement sur leur profil)", assure Twitter. Quelle que soit la définition, les critiques contre la politique de la plateforme ne sont cependant pas nouvelles : "Ce système apparaît certainement imparfait. Le fait que Twitter ne notifiera pas les comptes affectés par cette modération paraît particulièrement problématique", écrivait Will Oremus en 2018 dans un article pour Slate.com.

La censure a visé davantage les profils conservateurs : il faut nuancer cette affirmation

"Comme Bari Weiss l'a clairement décrit, les règles [de modération] étaient appliquées contre la droite mais pas contre la gauche", a affirmé Elon Musk le 9 décembre. Pour illustrer la mise en œuvre de la politique de modération de Twitter, la journaliste présente le cas de trois personnalités dont les profils ont été inscrits sur des listes noires : le docteur Jay Bhattacharya, un médecin américain qui s'est opposé au confinement et au port du masque obligatoire au plus fort de l'épidémie de Covid-19, le militant américain conservateur Charlie Kirk, soutien de Donald Trump, et l'animateur Dan Bongino de Fox News. Cela est-il suffisant pour prouver que les conservateurs sont plus censurés sur le réseau social que les progressistes ? Bari Weiss ne fournit pas de données complémentaires pour l'établir.

En revanche, des chercheurs américains ont comparé la politique de modération pour un échantillon de 9000 profils, divisés pour moitié entre des partisans de Joe Biden et de Donald Trump. Selon cette étude* qui n'a pas encore été revue par ses pairs, environ 7,7 % des comptes démocrates avaient été suspendus contre 35,6 % pour les profils républicains. Mais cette tendance n'est pas nécessairement la preuve d'un favoritisme des modérateurs. Cela peut s'expliquer, ajoute l'étude, par le fait que les républicains sont "beaucoup plus susceptibles de partager des informations de mauvaise qualité".

Par ailleurs, une étude commandée par Twitter en 2021 sur l'audience de sept pays a démontré que le réseau tend en fait à favoriser, de manière "statistiquement significative", les contenus considérés politiquement à droite. Au Canada, les contenus issus de médias ou de politiciens conservateurs sont ainsi beaucoup plus amplifiés (167%) que les publications progressistes (43%).

Il y a eu un complot démocrate pour bannir Donald Trump de Twitter : c'est faux

Les derniers épisodes des "Twitters Files" relatent en détail les circonstances qui ont conduit au bannissement permanent de Donald Trump du réseau, trois jours après de l'assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Pour justifier cette décision, Twitter invoque alors un "risque d'incitation à la violence".

La journaliste Bari Weiss, qui a publié le cinquième épisode des "Twitter Files", assure que cette décision a fait débat chez Twitter. Plus de 300 salariés avaient ainsi signé une lettre ouverte adressée à leur PDG de l'époque, Jack Dorsey, pour lui demander de bannir le président sortant. Mais plusieurs cadres de Twitter jugeaient de leur côté que Donald Trump ne violait pas clairement les règles du réseau social, selon les captures d'écran publiées par Bari Weiss. La suspension finit par être décidée par la responsable juridique de Twitter.

La mobilisation d'une partie des employés de Twitter contre Donald Trump est-elle la preuve d'une conspiration démocrate ? "Au contraire, les 'Twitter Files' montrent qu'il n'y a pas eu de complot gouvernemental contre Trump", tranche Romain Badouard, maître de conférences à l'université Paris-Panthéon-Assas.

A l'inverse, le retour de Donald Trump sur Twitter, décidé par Elon Musk le 19 novembre dernier, pourrait également s'accompagner d'effets délétères. "Il y a une inquiétude que des comptes d'extrême droite auparavant bannis de Twitter puissent également revenir pour toucher alors un public plus large", note Romain Badouard.

* Les liens signalés par un astérisque renvoient tous vers des contenus en anglais.

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