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Six choses à savoir sur le plan de l'UE pour imposer un nouveau cadre légal aux Gafam, les géants du numérique

La Commission européenne a présenté mardi les deux textes réglementaires censés imposer un cadre aux géants du numérique, accusés d'abuser de leur position dominante sans assumer leurs responsabilités.

Article rédigé par franceinfo
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Les logos de Google, Amazon, Facebook et Apple.
 (MAXPPP)

Vingt ans après la directive sur les services numériques et l'e-commerce, l'Union européenne est décidée à encadrer les pratiques des géants du numérique. C'est à Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur et au numérique, et à Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission en charge de la concurrence, qu'est revenue cette tâche, mardi 15 décembre. Le projet européen de législation sur le numérique va "remettre de l'ordre dans le chaos" du trafic sur internet en régulant les géants de la tech, a déclaré Margrethe Vestager lors d'une conférence de presse de présentation à Bruxelles.

Franceinfo vous détaille ce projet, qui a pour objectif d'imposer un cadre légal au moins pour les "dix à vingt prochaines années", selon Thierry Breton. 

Les Gafam en ligne de mire, mais pas seulement

Les géants américains Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (Gafam) sont dans le viseur ainsi que les autres très gros acteurs du numérique sur le marché européen. Au total, Thierry Breton, invité de France Inter lundi matin, liste "un peu plus plus de dix plateformes systémiques" dans le monde implantées sur le marché européen.

En plus des Gafam, Booking (réservation d'hôtels), Alibaba (vente à distance), Bytedance (réseau social TikTok), Snapchat (réseau social) et Samsung (téléphonie mobile) correspondent aux critères fixés par l'UE pour définir les "plateformes systémiques" visées par un projet de législation sur le numérique.

Pour entrer dans cette catégorie, un groupe doit avoir dans l'UE un chiffre d'affaires de plus de 6,5 milliards d'euros ou bien une valorisation boursière supérieure à 65 milliards. Il doit, en outre, être présent dans au moins trois Etats membres et compter plus de 45 millions d'utilisateurs finaux et plus de 10 000 entreprises utilisatrices.

Le DSA, un nouveau texte pour limiter les contenus illégaux

"Les plateformes sont similaires à des enfants : on les a protégées des règles pour qu'elles se développent, elles ont fait leur crise d'adolescence, estime auprès de France Télévisions Alexandre de Streel, professeur de droit européen à l'université de Namur (Belgique) et spécialiste de la régulation des industries numériques. Maintenant, à 20 ans, elles doivent apprendre à vivre en société et respecter les règles comme tout le monde." L'un des deux textes qui va les aider dans leur apprentissage de la vie d'adulte se nomme le "Digital Service Act" (DSA) ou, en français, "lois sur les services numériques". Ce texte vise à mettre en place un cadre réglementaire strict. 

Le DSA imposera à tous les intermédiaires en ligne de coopérer avec les régulateurs pour retirer des contenus illégaux, par exemple les appels au meurtre. Les plus grandes plateformes, celles comptant plus de 45 millions d'utilisateurs (soit 10% de la population de l'UE), se verront imposer des obligations de moyens (humains ou automatisés) pour garantir leur capacité à intervenir rapidement en cas de notification. "Le DSA s'appliquera à tout intermédiaire en ligne, principalement les plateformes, donc, en leur imposant de nouvelles obligations et responsabilités relatives aux contenus qu'elles hébergent", a annoncé Thierry Breton fin novembre dans une interview au Point (article payant). Chaque Etat membre devra désigner une autorité nationale chargée de réguler les réseaux sociaux. Elles seront réunies dans un conseil permanent au niveau européen pour veiller au bon respect des lois en vigueur. 

"Le DSA doit permettre de réaliser ce qu'on pense déjà tous : ce qui est autorisé offline – dans la vraie vie – doit être autorisé online. Et, a contrario, ce qui est interdit offline doit l'être online", explique une source proche du dossier au sein de la Commission européenne auprès de France Télévisions. On ne peut pas avoir des contenus haineux dans l'espace physique, donc pas non plus dans l'espace numérique. Ce sera le cas pour tout ce que nous avons recensé comme comportements." Dans le DSA, les amendes pourront atteindre jusqu'à 6% du chiffre d'affaires et, "en dernier ressort", la Commission pourra interdire le service en Europe. 

Le DMA pour viser le cadre économique des plateformes

Le second texte, appelé "Digital Markets Act" (DMA), complémentaire du DSA, vise à organiser le marché numérique européen d'un point de vue économique, ce qui n'avait jamais été pensé auparavant, à la différence du DSA, qui avait la directive européenne de juin 2000 comme ancêtre. "Le DMA ciblera plus précisément les comportements des acteurs économiques des acteurs systémiques et les abus envers leurs concurrents ou clients", avançait Thierry Breton au Point il y a quelques semaines.

"Nous allons augmenter le pouvoir de l'UE de réduire les comportements déloyaux des plateformes systémiques pour que l'internet ne profite pas seulement à une poignée de compagnies, mais aussi à de nombreuses petites et moyennes entreprises", assure Thierry Breton à l'AFP. Les "plateformes systémiques" devront notifier à Bruxelles tout projet d'acquisition d'entreprise en Europe, quelle que soit la taille de la cible, afin de contrôler l'accaparement de l'innovation et ne pas décourager de potentiels nouveaux acteurs sur le marché.

Pour l'expert Alexandre de Streel, ces deux textes constituent "une pièce de puzzle dans l'affirmation plus assertive de la souveraineté européenne en matière numérique, qui est le grand enjeu géopolitique des dix prochaines années entre les Etats-Unis, l'Europe et la Chine. Cela nécessite une politique industrielle ambitieuse, ce qui est une nouveauté pour l'Europe." 

Des géants qui cannibalisent plusieurs secteurs

Le poids économique de ces plateformes mastodontes motive la volonté de régularisation de Bruxelles. Amazon a déclaré au mois de juillet dernier avoir augmenté son chiffre d'affaires de 40% en 2020 par rapport au mois de juillet 2019. L'entreprise du milliardaire Jeff Bezos communiquait un bénéfice net de 5,2 milliards de dollars entre janvier et juillet 2020. Dans le monde, elle revendiquait 798 000 employés en 2019. Facebook, de son côté, affichait 70,7 milliards de dollars de chiffre d'affaires l'année dernière, encore loin derrière Google et ses 161,9 milliards de chiffre d'affaires l'an passé. 

Ces chiffres devraient encore s'améliorer d'ici la fin de l'année, leur influence ayant grandi pendant les différentes périodes de confinement en Europe. "Alors qu'au plus fort de la crise, le monde était quasiment à l'arrêt, le numérique nous a permis de continuer à travailler, apprendre, échanger, nous divertir et maintenir le lien avec nos proches, dressaient Thierry Breton et Margrethe Vestager, dans une tribune parue dans Le Figaro, le 6 décembre. Les plateformes en ligne occupent aujourd'hui une place centrale dans notre économie et notre société."

Des négociations qui vont mettre plusieurs mois à aboutir

Les deux textes sont présentés au Parlement européen, qui doit ensuite les voter. Dans une interview accordée mardi aux Echos, Thierry Breton a décliné les différentes étapes des deux textes. Le vote pourrait intervenir "dans les dix-huit prochains mois, je l'espère, a glissé Thierry Breton. Contrairement à une directive qui doit être transposée en droit national, le DSA et le DMA sont deux règlements qui entreront directement en application après le vote du Parlement européen et l'accord des Etats membres."  

Les Gafam font déjà part de leur inquiétude

Face à cette offensive, les mastodontes américains préparent un lobbying intense pour atténuer le projet, comme l'a révélé la fuite en novembre d'un document interne de Google, le "DSA 60-Day Plan Update", évoquant une volonté d'affaiblir Thierry Breton par le biais de ses lobbyistes. Le géant américain a par ailleurs augmenté de 1 233% son budget annuel de lobbying auprès de l'UE depuis 2011. En 2018, il se situait entre 8 et 8,25 millions de dollars pour 16 lobbyistes, selon le registre de transparence de la Commission européenne. Celui de Facebook est estimé entre 4,25 et 4,50 millions de dollars au service de 25 experts en relations publiques et celui d'Amazon oscillait, en 2019, entre 1,75 et 2 millions de dollars pour 10 lobbyistes.

Le projet de la Commission risque d'aboutir à "des règles brutales et rigides ciblant la taille au lieu de sanctionner les conduites problématiques", estime Kayvan Hazemi-Jebelli, en charge des questions de concurrence pour la Computer and Communications Industry Association (CCIA), qui représente des entreprises du secteur. 

De son côté, Karan Bhatia, vice-président des relations institutionnelles de Google, a réagi après la conférence de presse européenne. "Nous sommes inquiets" que les propositions formulées par la Commission européenne "semblent cibler spécifiquement une poignée d'entreprises, et rendent plus difficile le développement de nouveaux produits afin de soutenir les PME en Europe", a-t-il déclaré. Le bras de fer ne fait que commencer. 

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