Comment TikTok est "presque devenu un casino" avec ses matchs qui incitent les utilisateurs à dépenser toujours plus

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
De nombreux aspects des matchs TikTok incitent les spectateurs à dépenser au maximum. ((JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO))
De plus en plus de vidéastes s'affrontent sur l'application chinoise avec pour objectif d'obtenir le plus d'argent de sa communauté. Un format qui peut ruiner les utilisateurs mais qui rapporte gros à TikTok.

"Allez la team, donnez s'il vous plaît !" Depuis des mois, les appels aux dons du même genre se multiplient sur TikTok. L'application chinoise est pourtant moins connue pour ses événements caritatifs que pour ses vidéos courtes et humoristiques, son algorithme ultra-précis et les inquiétudes quant à ses effets psychologiques sur ses utilisateurs. Il ne s'agit pas d'une œuvre de charité, mais d'un format de vidéo de plus en plus populaire et controversé : les "matchs" TikTok. Le principe ? Au moins deux vidéastes apparaissent de chaque côté de l'écran de votre smartphone. Le vainqueur est celui qui a obtenu le plus de points au bout de cinq minutes. Pour attribuer ces points, les spectateurs peuvent "tapoter" sur leur écran. Ou alors, pour frapper plus fort, offrir des "cadeaux" payés avec de l'argent réel.

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Ce format, encore peu connu du grand public, est déjà devenu une machine à revenus pour TikTok, qui attire de nombreux vidéastes, influenceurs de téléréalité et entrepreneurs. Mais les critiques se multiplient contre ces "matchs", pensés pour inciter à la dépense au risque de favoriser l'addiction et la manipulation émotionnelle, y compris chez les utilisateurs mineurs.

Roses contre diamants

@litonabatida est l'un de ces streamers d'un nouveau genre. Le rappeur, également connu sous le nom de Lito, s'est lancé dans les matchs TikTok au début de l'été 2022. "C'était un moyen d'avoir plus de visibilité et une source de revenus supplémentaire", explique l'artiste (de son vrai nom Kevin Pinto). Après des débuts intenses ("Ça m'arrivait de faire près de 15 heures de live par jour !"), il a trouvé son rythme : trois heures par jour, de 21 heures à minuit. Ce qui lui permet d'atteindre régulièrement le graal de très nombreux streamers : le haut du classement quotidien, qui hiérarchise les vidéastes en fonction de la quantité de points obtenus lors des matchs. "Hier on était top 4 France, avec 750 000 diamants [la monnaie virtuelle reçue par les streamers durant les matchs] en 24 heures", souligne @litonabatida, qui précise que "les gains sont très variables : d'un jour à l'autre ça n'est jamais la même chose".

Une capture d'écran du classement quotidien des lives TikTok, le 26 janvier 2024 à 22h12. (TIKTOK)

Atteindre les premières places du classement, c'est voir ses vidéos mises en avant par TikTok et gagner des bonus cosmétiques. C'est aussi un badge de fierté, explique Béatrice Dubau (@latiktokeuse869), la Française la plus suivie sur TikTok avec plus de 23 millions d'abonnés.

"Atteindre le haut du classement, c'est une fierté, une reconnaissance de notre travail. Après tout, si la plateforme marche, c'est grâce à nous."

Béatrice Dubau, tiktokeuse

à franceinfo

Mais c'est surtout l'assurance de revenus conséquents, puisque chaque diamant peut être échangé auprès de TikTok contre de l'argent réel. Si l'application "ne communique pas" sur ce taux de change, selon les informations de franceinfo, 750 000 diamants pourraient rapporter environ 3 750 euros. Ces diamants proviennent pour l'écrasante majorité des "cadeaux" payants qui peuvent être achetés par les spectateurs d'une simple tape sur leur écran. Ces derniers sont symbolisés par des images ou des animations plus ou moins spectaculaires et leur prix varie de près d'un centime (pour une "rose") à plus de 700 euros (pour un "TikTok Universe").

Ce système est présenté comme un moyen de récompenser les créateurs de contenus préférés des utilisateurs. "Les gens me donnent parce qu'ils aiment mon personnage", estime Kevin Pinto. Cette source de revenus a récemment attiré vers les matchs TikTok de nombreux influenceurs issus de la téléréalité, ainsi qu'une flopée de comptes plus modestes – souvent associés à l'une des multiples "agences agréées TikTok Live", des agents indépendants que la plateforme rémunère en fonction des gains de leurs poulains.

Manipulation sociale

Mais au prétexte de l'emporter sur son adversaire, la discussion entre les streamers lors des matchs a laissé place à la réclame permanente. "C'est de la mendicité numérique", dénonce Audrey Chippaux, créatrice du compte Instagram @VosStarsenréalité, qui pointe régulièrement les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux.

De nombreux spécialistes interrogés par franceinfo dénoncent les techniques mises en place par les créateurs de contenus pour favoriser les dons, "qui peuvent s'apparenter à de la manipulation émotionnelle". A chaque cadeau important, de nombreux streamers crient le pseudonyme du donateur, le couvrent de remerciements, invitent les autres spectateurs à s'abonner à son compte... "Il n'y a rien de plus jouissif pour un utilisateur qui apprécie ces personnes, c'est comme un fan d'une star qui l'entendrait crier son nom", compare Samuel Comblez, directeur des opérations d'e-Enfance, une association de protection des mineurs sur internet.

La plupart des streamers mobilisent leurs fans en faisant appel à leur esprit d'équipe, en donnant un surnom à leur communauté. Certains contactent même les plus gros donateurs en message privé pour les inciter à participer. Tous les ingrédients sont réunis pour créer une relation parasociale, c'est-à-dire une relation asymétrique dans laquelle on se sent proche d'une personnalité qu'on ne connaît pas personnellement, explique la psychologue Vanessa Lalo, spécialiste des pratiques numériques.

"On a l'impression que ces streamers sont nos amis, on interagit avec eux, on connaît leur vie."

Vanessa Lalo, psychologue

à franceinfo

Kevin Pinto, lui, assure qu'il ne réclame aucun don à ses spectateurs : "Je ne demande rien, donc j'ai ce que je mérite." "Il y a des milliers de petits créateurs qui apportent de la valeur à leur communauté mais ne peuvent pas en vivre ; pour eux, quelques euros font la différence", justifie Rudy Turinay, consultant TikTok et fondateur de l'agence Victoria.

Utilisateurs vulnérables

Les critiques visent aussi directement TikTok, accusé d'avoir conçu un système pensé de A à Z pour inciter les spectateurs à donner. Mise en scène de rivalités entre les streamers, "badges" spéciaux pour les plus gros donateurs, enchaînement de matchs rapides pour maintenir l'adrénaline... Et surtout le classement, qui fait du niveau des dons le seul élément de comparaison entre les streamers.

"On est loin du live Twitch ou du 'cadeau' au sens habituel du terme : c'est une compétition entre communautés, avec comme arme de l'argent."

Samuel Comblez, directeur des opérations de l'association e-Enfance

à franceinfo

L'application brouille également la valeur des dons aux yeux des spectateurs, puisque les cadeaux ne sont pas achetés directement avec des euros, mais avec des pièces virtuelles. Ces incitations ne profitent pas qu'aux streamers, car TikTok s'enrichit à chaque étape du processus : la plateforme perçoit une commission d'au moins 50% sur la valeur des cadeaux, selon des spécialistes interrogés par franceinfo. Lors de la conversion des diamants en euros, elle touche à nouveau jusqu'à 1,5% de la somme, selon ses conditions d'utilisation.

Si ces mécanismes peuvent influencer les adultes, ils sont d'autant plus marqués pour les mineurs, qui représentent une part importante des utilisateurs (plus de 20% aux Etats-Unis, selon une estimation). Sabine en a fait l'amère expérience : au printemps 2022, son fils de 14 ans a commencé à regarder des lives sur TikTok. "Il n'avait pas d'ami, mais là des gens parlaient avec lui, il prenait confiance en lui", explique-t-elle. "J'essayais de surveiller ce qu'il regardait, mais je le laissais faire car je voyais que ça lui faisait du bien."

Puis son fils a découvert les matchs. En l'espace de quelques mois, il a dépensé en cachette plusieurs centaines d'euros d'économies familiales pour offrir des cadeaux à des vidéastes, selon des captures d'écran consultées par franceinfo. "On avait une boîte dans laquelle on mettait de l'argent de côté en espèces, pour partir en voyage. Il s'en est servi pour acheter des cartes prépayées Google Play", détaille Sabine. Pour elle, ces dons étaient motivés par l'attention que lui accordaient les streamers.

"Il se rendait compte que quand il donnait, les gens criaient son nom. Quand il ne donnait pas, il n'existait plus."

Sabine, mère d'un spectateur de matchs TikTok

à franceinfo

TikTok empêche bien les utilisateurs de moins de 18 ans de consulter leur solde ou recharger leur compte, mais en pratique, ces freins sont faciles à contourner. "Les jeunes peuvent mentir sur leur âge à la création du compte, demander à d'autres de payer pour eux…" liste Samuel Comblez. "TikTok n'a aucun moyen de contrôler la majorité d'un utilisateur", déplore Audrey Chippaux.

Machine à cash

Pour le moment, peu de cas similaires à celui de Sabine sont remontés aux associations comme e-Enfance – ce qui ne veut pas dire que le problème n'existe pas, souligne Samuel Comblez. C'est pourquoi des législateurs et professionnels de l'enfance réclament une régulation plus forte des matchs TikTok. Les députés Arthur Delaporte (Parti socialiste) et Stéphane Vojetta (Renaissance) avaient ainsi déposé des amendements dans le cadre du projet de loi de régulation du numérique, mais ils ont été rejetés en commission car considérés comme trop éloignés de l'objet du texte.

En attendant, TikTok continue de pousser au développement des matchs, qui font gonfler ses revenus déjà historiques : l'application est devenue la plus rentable de l'histoire (hors jeu vidéo), avec 10 milliards de dollars de dépenses des utilisateurs depuis sa création, selon le site Data.ai. Un record auquel les Français ont contribué à hauteur de 80 millions d'euros en 2023, d'après BFMTV. "C'était une application pour faire rire les gens, c'est presque devenu un casino", tacle Béatrice Dubau. Et à la fin, c'est la maison qui gagne.

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