Enquête La demande de naturalisation de Pavel Dourov, le patron de la messagerie Telegram, impulsée au plus haut niveau de l’État, malgré des alertes
Le 10 décembre 2020, c’est un homme "discret" et "peu bavard" qui pénètre dans les locaux de l’Alliance Française de Dubaï. Pavel Dourov vient, comme d’autres candidats ce jour-là, passer un test de français. "On était assez branchés Telegram déjà à l’époque, je me rappelle de plaisanteries sur la venue de ce jeune homme à gros portefeuille. C’était un VIP ! Même à Dubaï, ça n’arrive pas tous les jours. Mais il a passé son examen comme tous les autres élèves", se souvient un membre de l’Alliance Française. Pavel Dourov s’installe donc dans une salle.
Épreuves écrites puis orales. Et il réussit son test. Le patron de Telegram, qui veut obtenir la nationalité française, vient de valider son DELF, Diplôme d’études en langue française, niveau B1. Un niveau intermédiaire qui ne lui permettra pas, quelques années plus tard, lors de sa garde à vue, de répondre aux enquêteurs en français. Il s’exprimera en russe, puis en anglais.
Une demande qui vient de l’Élysée
S’il valide son épreuve, son inscription ne s’est pour autant pas déroulée exactement comme d’habitude se rappelle une source au sein de l’Alliance française. "Le Consulat est intervenu en amont, dit-il. On nous a demandé quelles étaient les prochaines dates pour les tests de français. Mais on ne nous a pas donné tout de suite le nom de la personne concernée. Les diplomates ici sont des gens très professionnels. J’ai senti qu’il y avait de la tension, de la pression. J’ai compris que ça venait de très haut."
Et effectivement, dans le cas de Pavel Dourov, la demande est venue du plus haut niveau de l’État : la présidence de la République. "Emmanuel Macron avait rencontré le patron de Telegram et il y avait la volonté des deux côtés qu’il acquière la nationalité française", raconte une source proche du dossier, confirmant ainsi les informations du Wall Street Journal.
Emmanuel Macron l’assume d’ailleurs "totalement". Il l’a dit lors d’une conférence de presse à Belgrade, le 29 août dernier, au lendemain de la mise en examen de Pavel Dourov en raison des contenus illégaux publiés sur son application. Le chef de l’État explique alors valoriser des profils "qui développent de la richesse, de l’innovation, qui rayonnent dans le monde".
Pas de passe-droit, mais le Quai d’Orsay mobilisé
"Aux milliardaires, la patrie reconnaissante", résume Jules Lepoutre, professeur de droit public à l’Université Côte-d’Azur, qui avait déjà étudié quelques années plus tôt le cas d’Evan Spiegel. Patron de la tech, cofondateur de Snapchat, lui aussi avait été naturalisé français sous la présidence d’Emmanuel Macron. "Alors que les étrangers ordinaires doivent résider plusieurs années en France et passent par de longues procédures, avec une naturalisation de plus en plus difficile à obtenir, des Dourov ou Spiegel voient leur dossier accompagné par le Quai d’Orsay selon des critères très évanescents, estime l’universitaire. C’est un peu la grâce du prince."
Le Quai d’Orsay est effectivement mis dans la boucle et selon nos informations, il fait passer le message que le dossier "sera suivi au plus haut niveau mais qu’il doit être traité dans le respect de la procédure ordinaire, sans passe-droit". Selon plusieurs personnes contactées par la cellule investigation de Radio France qui ont été confrontées au dossier Pavel Dourov durant cette période, le patron de Telegram est un "libertarien, très orienté business mais aussi un homme cultivé et brillant qui s’est préparé pour répondre aux critères d'admission à la nationalité". Paris valide donc le dossier et Pavel Dourov devient français en août 2021.
Des signaux alarmants qui se multiplient dès 2016
Pourtant, de nombreux signaux alarmants sur le fonctionnement de Telegram sont remontés ces dernières années auprès des autorités françaises. Dès 2016, en pleine période post attentats, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, cible publiquement l’application utilisée par les jihadistes et "avec qui les États n’ont aucun interlocuteur". La même année, le procureur de la République de Paris François Molins, explique au journal Le Monde que "Telegram ne fournit aucune information", ajoutant : "Je ne sais pas si les choses peuvent évoluer".
Huit ans plus tard, les choses n’ont guère changé. Ainsi, dans son communiqué annonçant la mise en examen de Pavel Dourov, le parquet de Paris pointe "une quasi-totale absence de réponse de Telegram aux réquisitions judiciaires".
Quand la décision est prise de donner la nationalité à Pavel Dourov, des avocats se retrouvent aussi déjà face au "mur" Telegram. "J’ai pu moi-même me heurter à ce silence qui est fort désagréable", se souvient Alexandre Lazarègue. Si cet avocat spécialisé en droit du numérique s’inquiète d’une restriction par les autorités judiciaires des espaces d’échanges privés, il se rappelle, tout de même, de sa surprise sur un dossier précis en 2018. "Un huissier s’est présenté à l’adresse qui était indiquée en Angleterre, explique l’avocat. La personne qui était présente sur place n’a même pas signé nos courriers recommandés."
Cédric O averti en 2020 par l’association Stop Fisha
À l’été 2020, l’association #StopFisha, qui lutte contre les cyberviolences sexistes et sexuelles, décide d’alerter le gouvernement. Avec la crise Covid et le confinement, la diffusion de photos non consenties de femmes nues, souvent mineures, explose sur Telegram, sur des comptes appelés "comptes fisha". "Il y avait jusqu’à 230 000 personnes, sur l’un de ses canaux", précise un membre du collectif.
"Nous avons alors été reçus par Cédric O, qui était secrétaire d’État chargé du numérique", ajoute cette source. Sur Twitter, plusieurs photos de ce rendez-vous avec ce proche d’Emmanuel Macron sont toujours accessibles.
La rencontre a eu lieu en juin 2020, alors que le dossier de la naturalisation Pavel Dourov est lancé. "On a abordé le cas de plusieurs plateformes mais on a bien insisté sur Telegram, se souvient l’un des participants. Je m’en rappelle parce qu’on a été très bien reçus. Nous étions sur la même ligne. Cédric O nous disait de continuer à alerter parce qu’on avait besoin de voir ce côté-là de Telegram." Contacté par la cellule investigation de Radio France, Cédric O a indiqué ne pas souhaiter s’exprimer à ce sujet.
Un projet de loi contre les contenus haineux qui fait l’impasse sur Telegram
À l’époque, la députée La République en Marche Laetitia Avia* est, elle aussi, sensibilisée par l’association #StopFisha. Elle porte alors un projet de loi contre les contenus haineux en ligne, à la demande d’Emmanuel Macron : "À ce moment-là, je n’intègre pas Telegram qui est considérée comme une messagerie, pas comme de la communication publique. Et je me dis aussi qu’on a de plus gros poissons à attraper comme Twitter, Facebook ou Instagram". Telegram représente alors 400 millions d’utilisateurs dans le monde. Facebook, 2,7 milliards. "Nous ne nous sommes pas donné les moyens de sanctionner Telegram", regrette Laetitia Avia qui explique avoir découvert "comme tout le monde" la procédure de naturalisation de Pavel Dourov. Elle se replongera dans le sujet des années plus tard avec une vision bien différente : "Elon Musk et Twitter, ce sont des enfants de chœur à côté de Telegram".
Présumé innocent, Pavel Dourov a l’obligation de pointer dans un commissariat deux fois par semaine et l’interdiction de quitter le territoire français.
*Députée de 2017 à 2022, Laetitia Avia a été condamnée en 2023 en première instance à six mois de prison avec sursis et deux ans d’inéligibilité pour harcèlement moral sur d’anciens assistants parlementaires. Elle a fait appel et elle est donc présumée innocente.
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