Guerre entre Israël et le Hamas : l'intelligence artificielle peut-elle venir au secours de la diplomatie ?
Faire appel à l'intelligence artificielle pour mieux comprendre la situation au Proche-Orient ? C'est ce qu'a entrepris l'ONU dès le mois d'août dernier. L'un de ses programmes, le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud), a conclu un contrat d'une durée de six mois avec CulturePulse, une entreprise américaine spécialisée dans l'intelligence artificielle (IA), révèle le magazine américain Wired (en anglais).
Une trêve dans les combats doit intervenir vendredi 24 novembre, suivie de la libération d'un premier groupe de civils otages du Hamas, mais le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a d'ores et déjà prévenu : "Nous allons continuer cette guerre jusqu'à ce que nous ayons atteint tous nos objectifs", a-t-il dit. Une IA pourrait-elle aider à dessiner la résolution du conflit ? Pas si simple.
"Nous savons qu'il est impossible de résoudre un problème aussi complexe avec un seul système d'IA, admet l'un des deux cofondateurs de CulturePulse interrogé par Wired. Ce qui est faisable, c'est d'utiliser un système d'IA intelligent pour explorer les solutions potentielles qui existent." CulturePulse développe ainsi un modèle d'intelligence artificielle unique en son genre pour le compte de l'ONU, basé sur le traitement de millions de documents et d'informations recueillies sur le terrain.
Il s'agit d'un laboratoire virtuel prenant en compte de nombreuses caractéristiques de la région et de ses habitants, afin de faire des simulations et de prédire certaines évolutions. "Le but de notre modèle c'est de comprendre, d'analyser et de collecter des informations", explique l'autre cofondateur de CulturePulse auprès de Wired. D'après lui, l'ONU a voulu "essayer quelque chose de nouveau et d'innovant, quelque chose qui sortait vraiment des sentiers battus tout en s'attaquant réellement aux problèmes fondamentaux du problème."
"C'est intéressant de voir jusqu'où ça peut nous aider", réagit Henri Verdier, ambassadeur pour le Numérique en France. Selon lui, avec CulturePulse, les Nations unies cherchent "à calculer un niveau de tension et de polarisation du débat, c'est une sorte de sociologie fondée sur la data (les données)". "Mais cela ne va pas prédire l'attaque du Hamas et personne ne croit que ce serait possible de la prédire", estime le diplomate.
L'intelligence artificielle déjà utilisée par l'ONU et les diplomates
L'ambassadeur pour le Numérique en France rappelle que "cela fait longtemps que les Nations unies utilisent l'intelligence artificielle". "Grâce aux données, l'ONU peut apprendre beaucoup de choses, souligne le diplomate, elle a besoin d'anticiper les crises internationales, les crises économiques, les crises alimentaires, et si elle attend de consolider des statistiques nationales, cela arrive beaucoup trop tard".
L'ONU a donc recours à l'intelligence artificielle pour traiter des données à grande échelle. Le programme Global Pulse existe ainsi depuis 2009, "pour apporter un appui aux Nations Unies dans l'exploitation des mégadonnées et l'analyse des données utilisées pour le développement durable et l'action humanitaire".
Ce qu'on appelle la "diplomatie des données" est aussi utilisée à l'échelle des pays comme la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, selon Henri Verdier. "Nous-mêmes, nous faisons de l'analyse des conversations sur les réseaux sociaux pour voir quels thèmes deviennent importants dans le débat public dans tel pays, explique le diplomate. Autrefois on faisait de la veille médias, aujourd'hui c'est de la veille conversationnelle à l'aide de l'IA."
"Une IA n'est jamais neutre"
La diplomatie peut-elle s'appuyer sur la plus connue des intelligences artificielles, ChatGPT ? Au premier abord, le robot conversationnel d'Open AI qui analyse très vite un grand nombre d'informations, pourrait mettre tout le monde d'accord. Franceinfo lui a demandé de faire des propositions pour une sortie de crise au Proche-Orient :
"Pour résoudre le conflit entre Israël et le Hamas des solutions politiques, sociales et humanitaires devraient être envisagées : encourager le dialogue et des négociations pour parvenir à un accord mutuellement acceptable ; établir un cessez-le-feu durable ; assurer un accès sûr et suffisant à l'aide humanitaire."
Chat GPTinterrogé par franceinfo
ChatGPT formule des réponses en apparence sensées, en accord avec la position de l'ONU. "ChatGPT ne donne pas de réponse, recadre Henri Verdier, mais la suite statistique probable, c'est-à-dire le consensus moyen des pays occidentaux." Et le diplomate alerte : "Une IA n'est jamais neutre ! Aujourd'hui, l'intelligence artificielle est privée, parle en anglais et est sous domination américaine, souligne-t-il, et jamais la communauté internationale n'accepterait de débattre à partir d'une IA de conception américaine ou chinoise, russe ou même française, parce qu'il y aurait un biais."
Demain, plus d'intelligence artificielle dans la diplomatie ?
"Il va y avoir des dizaines d'usages de l'IA dans nos métiers", concède Henri Verdier. Comme de nombreuses professions affectées par l'intelligence artificielle, la diplomatie ne sera pas épargnée. "Notre travail c'est en grande partie faire des synthèses d'immenses masses d'informations, cela, par exemple, va être automatisé", avance l'ambassadeur. Mais "aucun diplomate sérieux, ni chef d'État, ni belligérant ne croit que la solution à un conflit va venir de la data", tempère Henri Verdier, pour qui les Nations unies ne sont donc "pas en train d'essayer de demander à une IA la bonne solution à la guerre au Proche-Orient".
Selon Henri Verdier, demain l'intelligence artificielle rendra plus facile l'analyse prédictive. Les diplomates pourront prendre des décisions plus éclairées, qui grâce à l'IA seront davantage fondées sur les données et sur des mesures plus imperceptibles. Ils pourront plus facilement répondre aux questions qu'ils se posent souvent, sans toujours trouver de réponses : "À quoi pensent les gens en ce moment ? Pourquoi sont-ils en colère ? Pourquoi détestent-ils leurs voisins ?" Les fondateurs de CulturePulse, qui travaillent aussi sur d'autres conflits, assurent ainsi à Wired que les prédictions issues de leur modèle se sont révélées "exactes à 95%".
Mais la diplomatie, "ce n'est pas un problème mathématique où il faut trouver la solution de l'équation même la plus complexe, nuance l'ambassadeur du Numérique en France, ce sont des rapports de force et des situations compliquées où s'emmêlent des enjeux de territoires, de politique, de religion, d'histoire, de représentations et des angoisses."
Maîtriser l'intelligence artificielle, nouvel enjeu de la diplomatie
L'intelligence artificielle peut, dans une certaine mesure, être au service de la diplomatie, mais aboutir à un consensus international grâce à l'IA ? "On en est encore très loin, estime Henri Verdier pour qui le plus compliqué c'est de le rendre acceptable". "La question est de savoir si les humains vont accepter le jugement d'une machine", souligne l'ambassadeur.
"La diplomatie c'est de la psychologie."
Henri Verdier, ambassadeur pour le Numérique en Franceà franceinfo
Selon Florent Parmentier, docteur en science politique et chercheur au Centre de géopolitique de HEC, "les risques sont plus importants si c'est une IA qui prend la décision"`. Il rappelle que des chercheurs se sont ainsi demandé ce qu'aurait donné le traitement de la crise des missiles de Cuba en 1962 par une IA. Cela aurait déclenché une guerre nucléaire, car c'est finalement une série d'erreurs humaines qui a conduit au résultat le plus souhaitable pour l'humanité. De même, en pleine guerre froide en 1983, un officier soviétique sauve l'humanité d'un conflit nucléaire en refusant de croire son système informatique qui annonçait une attaque de missiles américains contre l'URSS. Ainsi, il faut se méfier des réponses automatisées des technologies, prévient Florent Parmentier. Le chercheur préfère évoquer l'image d'un centaure, où l'IA, qui a la puissance de calcul, et l'humain, qui a la sagesse, travaillent ensemble et où l'humain peut corriger les erreurs de la machine.
Pour l'ambassadeur Henri Verdier, "ce n'est pas demain la veille que l'IA remplacera les humains, mais les humains qui maîtrisent l'IA remplaceront ceux qui ne la maîtrisent pas." Mais il conclut : "Je pense qu'on doit partir du principe que tout ce qu'on est capable d'imaginer, on sera capable de le faire tôt ou tard, et toujours plus tôt que prévu."
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