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Comment mener la guerre contre le Hamas à Gaza ? Quatre questions sur la stratégie d'Israël au regard du droit international humanitaire

Depuis le début du conflit, les critiques envers Israël et les appels au cessez-le-feu ou aux pauses humanitaires se multiplient, face aux très lourdes conséquences des hostilités sur les civils gazaouis.
Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Des immeubles de la bande de Gaza ravagés par les combats entre Israël et le Hamas, le 16 novembre 2023. (JACK GUEZ / AFP)

Des soldats au cœur du plus grand complexe hospitalier de la bande de Gaza. Des forces israéliennes sont entrées dans l'hôpital al-Chifa de la ville de Gaza, mercredi 15 novembre, pour y mener "une opération ciblée et de précision contre le Hamas". Dans cet établissement accueillant quelque 2 300 personnes, parmi lesquels des patients et des déplacés, selon l'ONU, l'armée assure avoir retrouvé "des munitions, des armes et des équipements militaires". "Je suis horrifié par les informations faisant état de raids militaires à l'hôpital al-Chifa à Gaza", a réagi Martin Griffiths, responsable des opérations humanitaires d'urgence de l'ONU. "La protection des nouveau-nés, des patients, du personnel médical et de tous les civils doit primer sur toute autre préoccupation. Les hôpitaux ne sont pas des champs de bataille."

Une situation à l'image de cette guerre, où la lutte contre le Hamas, implanté au cœur de la population gazaouie, se poursuit au prix de très lourds dommages civils. Franceinfo a interrogé des chercheurs pour comprendre la stratégie israélienne et savoir si cette offensive pourrait être menée autrement.

1 Quelle est la stratégie de l'armée israélienne à Gaza et comment est-elle défendue ?

L'objectif d'Israël est de répliquer aux attaques terroristes et aux atrocités commises par le Hamas au sein de l'Etat hébreu, le 7 octobre, qui ont fait 1 200 morts. Les autorités israéliennes aspirent à retrouver les quelque 240 otages capturés ce jour-là, mais aussi à détruire l'organisation islamiste à la tête de la bande de Gaza depuis 2007.

"Nous avons fixé un objectif précis : détruire les capacités militaires du Hamas et ses capacités de gouvernance (...) Si l’on veut la paix, il faut détruire le Hamas." 

Benyamin Nétanyahou, Premier ministre israélien

à la chaîne américaine NBC News

Du fait de ces objectifs, Israël s'est engagé "dans une opération plus intensive, plus large que dans le passé" à Gaza, souligne auprès de franceinfo Raphael Cohen, chercheur au centre de recherche militaire américain Rand Corporation. Dans les jours qui ont suivi les attentats, d'intenses frappes aériennes se sont abattues sur la bande de Gaza, en moyenne une toutes les 30 secondes. La guerre est entrée dans "une nouvelle phase" fin octobre, avec le début de combats au sol. Le nord de la bande de Gaza, isolé du reste de l'enclave par les forces israéliennes, est au cœur des hostilités. "Vous avez un combat interarmes dans une zone densément peuplée (...) Une série d'opérations dans des zones où Israël soupçonne la présence de centres de commandement du Hamas, développe Raphael Cohen. La force aérienne est en soutien des opérations au sol."

La tâche est très complexe à Gaza, où le Hamas a bâti un vaste réseau souterrain étendu sur plus de 500 km. Ces quelque 1 300 galeries sont "une base militaire sous une population civile", explique sur franceinfo Daphné Richemond-Barak, enseignante à l'université Reichman (Israël) et spécialiste des combats souterrains. Au fil de ses frappes, Tsahal assure qu'elle cible non pas des infrastructures civiles, mais des membres du Hamas réfugiés sous terre ou au sein de ces bâtiments. 

Ce fut le cas lors de bombardements à Jabaliya, plus grand camp de réfugiés de Gaza. Les frappes, qui ont fait des dizaines de morts selon le ministère de la Santé de l'enclave tenue par le Hamas, visaient Ibrahim Biari, présenté comme un responsable des attaques en Israël. D'après Tsahal, il se trouvait dans des tunnels sous ce camp, et la frappe a permis de détruire ces infrastructures. L'impact sur les civils, dramatique, est présenté comme inévitable. "Nous voulons minimiser les pertes civiles", mais elles sont "parfois ce qu'on appelle des 'dommages collatéraux'", a défendu Benyamin Nétanyahou auprès de NBC News. Pour le leader israélien, le Hamas est le premier responsable, car il utilise la population comme "bouclier humain". Israël met aussi en avant ses ordres d'évacuation pour protéger les civils du nord de Gaza. 

2Que dit le droit international humanitaire sur la manière de mener cette guerre ?

L'article 51 de la Charte des Nations unies confirme le droit des Etats à l'autodéfense après une attaque armée, "et ne limite pas ce droit à des actions contre les forces armées conventionnelles d'un autre Etat", relève David Scheffer, chercheur au cercle de réflexion américain Council on Foreign Relations (CFR). Autrement dit, le droit international n'interdit pas des actes visant à éliminer une organisation comme le Hamas, définie par beaucoup comme terroriste.

"La grande question, c'est de savoir de quelle manière Israël exerce ce droit à la légitime défense. Respecte-t-il les règles du droit international humanitaire [DIH] ?", s'interroge le chercheur américain auprès de franceinfo. Ce droit est "un ensemble de règles qui, pour des raisons humanitaires, cherchent à limiter les effets des conflits armés", rappelle le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Il vise à protéger les personnes qui ne sont pas – ou plus – engagées dans les combats, "et restreint le choix des moyens et méthodes de guerre". Les quatre conventions de Genève en sont "la pierre angulaire".

"Le plus important est le principe de distinction. Israël doit faire le maximum pour distinguer les civils des combattants du Hamas", et les infrastructures civiles des objectifs militaires, pointe David Scheffer. Deux autres principes guident le droit de la guerre, ajoute Leonard Rubenstein, professeur à l'université Johns Hopkins de Baltimore (Etats-Unis). D'abord, la proportionnalité, le fait d'"équilibrer les dommages civils potentiels par rapport à l'importance de l'objectif militaire". Ensuite, le principe de précaution, "l'obligation de prendre des mesures visibles pour minimiser les dommages causés aux civils".

"Les règles doivent s’appliquer pour chaque action. Si les dommages [contre les civils] sont importants et que l’objectif militaire l’est moins, l’action est considérée comme disproportionnée."

Leonard Rubenstein, professeur à l'université Johns Hopkins

à franceinfo

Que dit ce droit des attaques sur les infrastructures civiles, quand celles-ci sont potentiellement utilisées par des combattants ? La question se pose chaque jour dans le nord de Gaza, où Israël accuse le Hamas d'être présent au sein d'hôpitaux, sous des écoles ou des mosquées. "Les hôpitaux doivent être protégés, mais ils perdent une certaine protection s'ils sont utilisés à des fins militaires", note l'expert en conflits et droits humains. "Vous pouvez lancer une attaque mais vous devez limiter les dommages civils, et vous assurer que l'hôpital continue de fonctionner."

3 Quelles sont les critiques envers Israël sur ce respect du droit international humanitaire ?

Dans tout conflit, le droit international humanitaire exige de traiter "avec humanité" les populations civiles, de les protéger "contre toute forme de violence et de traitement dégradant", rappelle le CICR. Elles doivent avoir accès aux organisations humanitaires. Ces organisations, tout comme les centres de soins et les secours, doivent être protégées.

Depuis le début des hostilités, de nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer le traitement des civils palestiniens, les frappes visant des infrastructures civiles et la catastrophe humanitaire en cours à Gaza. Au moins 11 000 habitants tués – dont plus de 4 000 enfants – dans des bombardements massifs, selon le ministère de la Santé de Gaza, tenu par le Hamas. Plus de 1,5 million de déplacés au sein d'un territoire étroit et dense, et plus de la moitié des hôpitaux mis hors service par les bombardements et le blocus, d'après l'ONU. Pour la Croix-Rouge, la situation dans la bande de Gaza est "une tragédie humaine insupportable". Le Conseil de sécurité de l'ONU a appelé à des "pauses humanitaires urgentes et prolongées".

Des enquêtes détermineront avec précision les atteintes au droit commises dans cette guerre, de la part des deux parties. Néanmoins, "le grand nombre de frappes aériennes sur une période aussi courte et dans une zone dense, ainsi que le nombre élevé de morts, jettent de sérieux doutes sur le respect par Israël de ses obligations", prévient Leonard Rubenstein. Aux yeux de l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient (UNRWA), il est impossible de parler de simple "dommage collatéral".

"Il faut se demander ce qui a été pensé pour chaque frappe, en matière de proportionnalité. D’après ce que disent les porte-parole israéliens, mon interprétation est qu’aucun préjudice causé aux civils ne fera le poids face à leur objectif."

Leonard Rubenstein

à franceinfo

Le bilan humain, incertain faute de source indépendante mais s'élevant au moins à "des milliers" de personnes d'après le Pentagone, n'est pas la seule source de ces critiques. Fermeture d'hôpitaux et de boulangeries liées à l'absence de carburant pendant plus d'un mois, graves pénuries de nourriture et d'eau... Le siège imposé à Gaza est une forme de "punition collective", de l'avis de Philippe Lazzarini, commissaire général de l'UNRWA. De telles punitions constituent des crimes de guerre, selon la Croix-Rouge.

Les ordres d'évacuation provoquent à leur tour de vives inquiétudes. Très vite, le CICR a rappelé que l'évacuation imposée aux habitants de la ville de Gaza, le 13 octobre, en parallèle d'un siège total, n'était "pas compatible avec le droit humanitaire international". Quand de telles évacuations ont lieu, l'accès des déplacés aux produits de première nécessité doit être assuré. Or, "des combats sont en cours et il est difficile de mettre en place toute l'aide humanitaire dont ces déplacés ont besoin", prévient David Scheffer. Pour Philippe Lazzarini, de telles évacuations relèvent de déplacements forcés.

4D'autres stratégies militaires sont-elles possibles pour limiter les dommages civils ?

Lors d'une visite en Israël début novembre, le secrétaire d'Etat américain, Antony Blinken, a suggéré au gouvernement israélien une série d'"étapes concrètes" pour réduire le bilan humain. Selon le New York Times, il s'agit d'améliorer le travail de renseignement sur le Hamas, sur la localisation de ses dirigeants et postes de commandement. Autres suggestions américaines : le recours à des bombes plus petites en ciblant les tunnels du Hamas, ou encore l'usage de troupes au sol pour séparer les civils des membres du groupe terroriste.

Selon Audrey Kurth Cronin, professeure à l'université Carnegie Mellon de Pittsburgh (Etats-Unis), "ce n'est qu'en ciblant strictement une organisation terroriste qu'un Etat peut l'écraser définitivement, et éviter un conflit plus large". L'universitaire propose un usage proportionné de la force et des actions montrant que "l'ennemi d'Israël est le Hamas, pas le peuple palestinien". Elle imagine une opération de lutte contre le terrorisme plus ciblée, qui épargnerait les hôpitaux et serait accompagnée de créations de zones sûres pour les déplacés, en parallèle d'une aide humanitaire accrue.

"Je ne vois pas d'alternative" à la stratégie actuelle, constate au contraire Raphael Cohen. Selon lui, des opérations plus précises nécessitent de connaître avec justesse la localisation des assaillants ciblés et des otages. Il suggère davantage d'aide humanitaire, un recours à des munitions moins puissantes selon les cibles, et note que les soldats au contact des Gazaouis ne sont pas forcément les plus expérimentés. Agir sur ces leviers, néanmoins, ne permettrait que des changements "à la marge". "On peut reprocher à Israël sa politique envers Gaza avant ce conflit. L'opération militaire, elle, est liée à la géographie de l'enclave", estime-t-il.

"Comment détruisez-vous des tunnels sans d’importantes pertes, alors qu’ils se situent sous des infrastructures civiles ? Une frappe aérienne, des tirs au sol, une explosion massive sous des zones civiles ? La plupart des immeubles ne pourront supporter une telle explosion souterraine."

Raphael Cohen, chercheur à la Rand Corporation

à franceinfo

Inonder les tunnels est une autre stratégie évoquée, mais elle se heurte à la présence des otages et à l'ampleur du réseau souterrain du Hamas. Quant aux hôpitaux ciblés comme al-Chifa, Leonard Rubenstein et David Scheffer suggèrent un recours plus poussé aux forces terrestres plutôt qu'aux bombardements. Leonard Rubenstein évoque le cas de frappes récentes sur des ambulances, utilisées selon Israël par des membres du Hamas. "Il faut se demander s'il y a eu des tentatives d'envoyer des troupes pour arrêter l'ambulance, plutôt que de tirer des missiles" plus meurtriers, remarque l'universitaire. "Il est très difficile de généraliser. Le recours à des troupes au sol peut limiter les pertes civiles seulement si elles ne font pas face à des poches de résistance, tempère Raphael Cohen. Chaque option à ses risques, et il n'y a pas de solution qui soit simple."

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