EnquĂȘte Comment l’intelligence artificielle transforme le monde du travail

L'annĂ©e 2023 a connu une accĂ©lĂ©ration du recours Ă  l’intelligence artificielle. Du cinĂ©ma jusqu’aux services fiscaux en passant par l’automobile, peu de mĂ©tiers Ă©chappent dĂ©sormais Ă  cette rĂ©volution.
Radio France
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L’intelligence artificielle affecte de plus de plus les mĂ©tiers du savoir. (KRONGKAEW / GETTY IMAGES)

L’annonce a fait l’effet d’un Ă©lectrochoc. À la fin de l’étĂ© 2023, Rob Stone, le PDG amĂ©ricain du Groupe Onclusive, une sociĂ©tĂ© qui veille Ă  la rĂ©putation des grandes marques sur internet, annonce le dĂ©part de 217 personnes sur les 383 que compte sa filiale française, soit plus de 50% de ses effectifs. “Aucune transformation numĂ©rique ne se fait sans consĂ©quences”, se justifie Rob Stone, ajoutant : “Malheureusement, elle affecte les gens dont le travail sera modifiĂ© par les nouveaux outils, et particuliĂšrement en France.” Le PDG a provisoirement reculĂ©. Un plan revu Ă  la baisse est en prĂ©paration. Mais cette annonce a permis de mesurer Ă  quel point l’intelligence artificielle (IA) allait rĂ©organiser le travail.

Une enquĂȘte, rĂ©alisĂ©e dans 50 pays par Ipsos Axa en octobre dernier, place dĂ©sormais l’intelligence artificielle au quatriĂšme rang des risques majeurs derriĂšre le climat. “Pour la premiĂšre fois avec ChatGPT, beaucoup de personnes ont commencĂ© Ă  tirer la sonnette d'alarme. Ce n'est pas une Ă©volution, c'est une rĂ©volution”, relĂšve Étienne Mercier, directeur du pĂŽle opinion et santĂ© de l’institut Ipsos. Selon un rapport du cabinet de conseil amĂ©ricain McKinsey paru en juin 2023, 60 Ă  70% du temps de travail des employĂ©s pourrait ĂȘtre automatisĂ© Ă  plus ou moins long terme.

“Une copie numĂ©rique de toi”

Parmi les secteurs concernĂ©s, il y a notamment le cinĂ©ma. Si les effets spĂ©ciaux numĂ©riques sont utilisĂ©s depuis dĂ©jĂ  longtemps, leurs possibilitĂ©s et leur usage se sont dĂ©veloppĂ©s avec l’IA. Au point qu’en 2023, les scĂ©naristes et les acteurs Ă  Hollywood se sont mobilisĂ©s. En France les figurants, qui sont au nombre de 45 000, se sentent aussi menacĂ©s. Le comĂ©dien Jean-Baptiste Bazin se remĂ©more le tournage d’une nouvelle adaptation du roman d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo. Au moment de la pause, on lui demande de se faire photographier sous toutes les coutures. “J'ai fini par demander : mais quelle est l'utilitĂ© de ça ?”, raconte-t-il. On lui rĂ©pond : “C'est pour faire une copie numĂ©rique de toi.” “J'ai fini par lui dire ‘mais c'est pour cette scĂšne-lĂ  ou pour d'autres scĂšnes ?’ Et on n'a pas su me rĂ©pondre”, poursuit le comĂ©dien. Le producteur le rassurera en lui affirmant que son image ne servira pas pour d’autres scĂšnes. Mais l’acteur obtiendra qu’on efface ses photos de la base de donnĂ©es. Car le clonage numĂ©rique est en train de se gĂ©nĂ©raliser.

“Il y a des figurants Ă  qui on demande d'aller sur un fond vert fluo pour qu'on puisse prendre leurs mesures pour fabriquer des avatars, confirme un autre acteur, Patrick Kuban. Demain, ce seront peut-ĂȘtre des seconds rĂŽles.” À Paris, Mocaplab recrute en ligne, pour 94 euros la demi-journĂ©e, des profils de rugbymen et rugbywomen pour scanner leur façon de marcher et leurs visages. L’entreprise affirme le faire pour le compte d’une sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine qui ne ferait que de la recherche sur l’intelligence artificielle.

Mais le commerce d’avatars pour le cinĂ©ma ou les jeux vidĂ©o existe dĂ©jĂ , notamment en Ukraine, comme le rĂ©vĂ©lait TĂ©lĂ©rama en septembre dernier. Un premier court-mĂ©trage postĂ© le 17 dĂ©cembre 2022, intitulĂ© The Safe Zone, a Ă©tĂ© entiĂšrement Ă©crit et rĂ©alisĂ© par l’IA Ă  l’initiative de Richard Juan (PDG de 28 Squared Studios) et d’Aaron Kemmer, un entrepreneur californien.

Des doubleurs clonés

Les comĂ©diens doubleurs eux aussi s’inquiĂštent d’une possible disparition de leur mĂ©tier. Car il est possible dĂ©sormais techniquement de mĂ©langer des voix pour en fabriquer une qui n’appartienne Ă  personne. “On peut crĂ©er des espĂšces de monstres Ă  partir de plusieurs comĂ©diens qui n'auraient pas donnĂ© leur consentement”, alerte Patrick Kuban, prĂ©sident de l’Association Les voix, qui reprĂ©sente des doubleurs de cinĂ©ma. Il se souvient d’un exercice assez troublant demandĂ© Ă  des comĂ©diens dans un studio d’AngoulĂȘme : “Ils enregistraient des bouts de phrases qui n'avaient rien Ă  voir les unes avec les autres. C'Ă©tait un texte qui ne voulait rien dire, mais qui permettait, pour un systĂšme d'intelligence artificielle Ă©ventuellement, d'aller chercher l'empreinte de leurs voix.” Le directeur du studio concernĂ©, Vincent Percevault nous a affirmĂ© avoir fait lire ces phrases Ă  la demande d’une start-up milanaise, Voiseed, spĂ©cialisĂ©e dans la publicitĂ©. Mais, prĂ©cise-t-il, il se serait agi d’essais sans suites. Selon lui, il n’y aurait eu ni clonage, ni vol de voix.

Selon Fabien Soyez, journaliste et chroniqueur pour le site CNET, “une sociĂ©tĂ© israĂ©lienne qui s'appelle Deepdub traduit dĂ©jĂ  des films avec l'IA. Every Time I Die, un film amĂ©ricain qui est sorti sur Netflix, a Ă©tĂ© doublĂ© en plusieurs langues grĂące Ă  une technologie de synthĂšse vocale”. Du cĂŽtĂ© de la crĂ©ation musicale aussi, l’intelligence artificielle a des consĂ©quences. Un logiciel de Google permet dĂ©sormais Ă  n’importe qui, grĂące Ă  une application, de produire en quelques minutes ce qu’avant seuls des chanteurs et musiciens chevronnĂ©s Ă©taient capables de faire. La plateforme d’écoute en ligne Deezer reçoit chaque jour 139 000 morceaux de musique gĂ©nĂ©rĂ©s par une intelligence artificielle. Et la Sacem a demandĂ© le retrait de six millions de titres du catalogue pour protĂ©ger les droits d’auteur.

Un journalisme numérisé

Il existe aussi aux États-Unis des radios entiĂšrement pilotĂ©es par l’IA. En Allemagne, la radio publique ARD y a recours pour lire les flashs de nuit Ă  la place des “speakers”. Couleur 3, la radio en ligne de la Radio suisse romande, a Ă©galement dĂ©jĂ  testĂ© l’IA. “Ils ont clonĂ© les voix de leurs animateurs et ils ont fait travailler les IA Ă  l'antenne toute la journĂ©e, Ă  leur place, raconte Erik Kervellec, chargĂ© de mission sur l’IA Ă  Radio France. Les animateurs Ă©taient bluffĂ©s. Ils pensaient que c'Ă©tait leur propre enregistrement.” À l’époque, le dialogue paraĂźt presque trop lisse, sans aspĂ©ritĂ©s, robotisĂ©. Mais, prĂ©cise encore Erik Kervellec, “on peut dĂ©sormais ‘salir’ le travail des IA pour les rendre plus humaines”.

Un doubleur enregistre sa voix dans un studio Ă  Bogota en Colombie, le 18 mai 2023. La profession craint d’ĂȘtre remplacĂ©e par des voix synthĂ©tiques. (JUAN BARRETO / AFP)

Le quotidien rĂ©gional l’Est RĂ©publicain teste lui aussi un outil IA pour nourrir et corriger les articles envoyĂ©s par ses correspondants locaux. La direction du journal n’a pas souhaitĂ© commenter ce projet, mais selon Éric Barbier, un journaliste du Syndicat national des journalistes (SNJ), “le correspondant transmet son texte Ă  un secrĂ©taire de rĂ©daction Ă  qui on demande un copier-coller de ce texte dans ChatGPT ou une autre IA. Elle gĂ©nĂšre alors un nouveau texte qui sera acceptĂ© ou non par ce secrĂ©taire de rĂ©daction”. La crainte qu’expriment aujourd’hui certains journalistes est de voir l’IA ajouter des informations non vĂ©rifiĂ©es sur internet et, Ă  terme, dĂ©possĂ©der le secrĂ©taire de rĂ©daction de ses prĂ©rogatives.

L’IA au service du fisc

Nombreux sont les autres mĂ©tiers dĂ©jĂ  concernĂ©s par cette rĂ©volution. Des juristes ont recours Ă  l’IA, des gestionnaires de biens immobiliers, des constructeurs automobiles pour imaginer le design de leurs vĂ©hicules, et bientĂŽt des enseignants pour des cours de remise Ă  niveaux en maths et en français.

Plus surprenant peut-ĂȘtre, les services fiscaux eux aussi l’utilisent. Un programme baptisĂ© “Foncier innovant” permet depuis 2021 de dĂ©tecter Ă  partir des photos aĂ©riennes de l’IGN (l’Institut national de l'information gĂ©ographique et forestiĂšre), les piscines et les bĂątiments non dĂ©clarĂ©s en identifiant des anomalies sur les images. GrĂące Ă  ce systĂšme, 125 000 piscines non dĂ©clarĂ©es ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© repĂ©rĂ©es.

C’est la sociĂ©tĂ© Capgemini qui s’est vue confier la mission d’entraĂźner ces algorithmes. Elle a eu pour cela recours Ă  une main-d’Ɠuvre trĂšs peu coĂ»teuse basĂ©e Ă  Madagascar. Antonio Casilli, auteur du livre En attendant les Robots (Seuil, 2019) a pu observer dans la banlieue de la capitale Tananarive, “des maisons transformĂ©es en usines Ă  clics. Dans chaque piĂšce, vous avez une trentaine d’ordinateurs et des personnes qui, Ă  longueur de journĂ©e, et pendant la nuit aussi, continuent d’entraĂźner des intelligences artificielles”. Selon lui, plus de 300 millions de personnes entraĂźneraient des IA aujourd’hui, souvent dans la plus grande prĂ©caritĂ©.

Une fois que l’algorithme de Bercy a Ă©tĂ© paramĂ©trĂ©, le recours Ă  Madagascar a cessĂ©. Mais les 800 gĂ©omĂštres cadastreurs de France qui travaillent pour le ministĂšre restent inquiets de cette Ă©volution. Car avant que l’IA ne prenne le relais, c’étaient eux qui mesuraient les surfaces non dĂ©clarĂ©es et vĂ©rifiaient sur le cadastre si elles Ă©taient prises en compte dans le calcul de la taxe fonciĂšre des communes. Or il est Ă©crit noir sur blanc dans le projet de financement de l’IA (voir p.5) que 300 postes de gĂ©omĂštres seront supprimĂ©s fin 2023. “La prĂ©cision qu'on a apportĂ©e pendant toute notre carriĂšre au relevĂ© en extĂ©rieur est balayĂ©e d'un revers de main, regrette Claire Sarrail, gĂ©omĂštre du cadastre des Bouches-du-RhĂŽne et reprĂ©sentante de la CGT. On a l’impression qu’on n’a plus besoin de nous.” Un malaise que tempĂšre Marina Fages, la responsable du programme “Foncier innovant” Ă  Bercy. “Il faut le voir comme une nouvelle mĂ©thode de levĂ©e [topographique], nous dit-elle, mais qui ne remet aucunement en cause la nĂ©cessitĂ© de recourir aux gĂ©omĂštres pour rĂ©aliser ces missions.”

L'histoire se répÚte

D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les mĂ©tiers qui resteront indispensables seront “ceux du cerveau, du cƓur et de la main, estime Laurent Gamet, avocat spĂ©cialiste du droit du travail et doyen de la facultĂ© de droit de CrĂ©teil. Le cerveau, c’est l'intelligence et la stratĂ©gie. Le cƓur, c’est l'Ă©motion et le travail de soins. Et la main, c'est le maçon, le menuisier, le boucher, le boulanger, etc.” À l’inverse, relĂšve Éric Hazan, directeur associĂ© au Global Institute du cabinet de conseil McKinsey, “à peu prĂšs 70% des emplois d'une Ă©conomie dĂ©veloppĂ©e pourraient ĂȘtre automatisĂ©s Ă  plus de 50%. Ça va prendre du temps. Il y a plusieurs scĂ©narios. Mais ces chiffres-lĂ , pourraient ĂȘtre atteints en 2035, en 2045 ou en 2070”.

Le recours Ă  l’intelligence artificielle gĂ©nĂ©rative pourrait supprimer 800 000 postes en France selon le rapport du cabinet Rolland Berger du 17 novembre 2023. (Emma BUONCRISTIANI / Maxppp)

Beaucoup d’experts estiment donc qu’on va assister Ă  un mouvement comparable Ă  celui qui a touchĂ© la mĂ©tallurgie dans les annĂ©es 80. Sauf que cette fois-ci, ce ne sont pas des ouvriers qui vont disparaĂźtre, mais des salariĂ©s employĂ©s de bureaux, y compris des cadres. “Tous les mĂ©tiers qu'on appelait avant les cols blancs, qui ont regardĂ© l'automatisation des cols bleus dans les annĂ©es 70, 80, 90 comme quelque chose d'inĂ©luctable, sont maintenant concernĂ©s”, constate Olivier Martinez, un ancien conseiller financier reconverti dans l’IA.

Un bouleversement qui pose de nombreuses questions : comment partager les nouveaux gains de productivitĂ© dĂ©gagĂ©s par l’IA avec des salariĂ©s qui en principe pourraient travailler moins ? Des mĂ©tiers qualifiĂ©s (enseignants, designers, gĂ©omĂštres
) ne vont-ils pas perdre de leur valeur ? Et de nouvelles inĂ©galitĂ©s ne vont-elles pas se creuser dans l’entreprise entre ceux qui maĂźtrisent les machines intelligentes et les autres ? Face Ă  ceux qui s’enthousiasment devant l’avĂšnement d’une IA libĂ©ratrice de temps et offrant plus de libertĂ©, CĂ©lia Izoard, autrice de Merci de changer de mĂ©tier ; lettres aux humains qui robotisent le monde (La derniĂšre Lettre, 2020), se montre plus sceptique. “On a connu le mĂȘme phĂ©nomĂšne lors de la vague d’automatisation des annĂ©es 50 et de l’informatisation dans les annĂ©es 70, rappelle-t-elle. On nous a expliquĂ© que la richesse crĂ©Ă©e par ces machines devait nous permettre de travailler moins et de vivre dans l’abondance. Aujourd’hui, on nous rejoue la mĂȘme piĂšce.”


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