Langues régionales : on vous traduit le débat sur l'enseignement immersif, menacé par une décision du Conseil constitutionnel
Reconnu par le Parlement, défendu par une partie du gouvernement, l'enseignement immersif en langue régionale a été jugé contraire à la Constitution. Les établissements concernés disent se retrouver "dans une impasse juridique".
C'est un "non" qui résonne aux quatre coins de la France, prononcé "nann" en Bretagne, "naan" en Alsace ou encore "ez" au pays Basque. Les partisans des langues régionales ont manifesté, samedi 29 mai, pour protester contre le récent rejet, par le Conseil constitutionnel, de l'enseignement dit "immersif" dans des écoles sous contrat où l'idiome local est privilégié au français.
Après avoir été votée par le Parlement début avril, la proposition de loi en faveur des langues régionales a en effet été en partie censurée par les Sages le 21 mai, provoquant un tollé chez les associations. Au sein du gouvernement, la question divise et, à moins d'un mois des élections régionales, l'affaire prend une tournure très politique.
Plus de 14 000 élèves concernés par l'enseignement immersif
En France, l'enseignement en langue régionale est une pratique courante qui est de plus en plus encadrée. Depuis 1994, des écoles associatives peuvent être créées pour dispenser, sous contrat avec l'Education nationale, la majorité de leurs cours dans une langue régionale comme l'alsacien, le breton, le basque, le catalan, l'occitan ou le corse. Ces établissements "immersifs" sont réunis en fédérations linguistiques et font partie du réseau Eskolim, qui représente plus de 14 000 élèves à travers l'Hexagone.
Dans ces écoles, la langue régionale vit aussi en dehors des salles de classe. "On la parle entre élèves, dans l'équipe enseignante, à la cantine et lors des activités", se félicite Yann Uguen, président du réseau Diwan, qui compte 48 écoles, six collèges et deux lycées en Bretagne. Comme pour tous les établissements sous contrat, les professeurs sont formés par l'Education nationale et doivent respecter à la lettre le programme officiel. Depuis 1995, une circulaire permet aussi à ces écoles d'être financées directement par les collectivités territoriales, qui y voient une bonne manière de sauvegarder l'héritage linguistique du pays.
"Nous avons prouvé en quelques décennies que nous pouvions créer des locuteurs [parlant les langues régionales] sans jamais empiéter sur les acquis en français, assure à franceinfo Peio Jorajuria, directeur de la fédération basque Seaska. Le ministère de l'Éducation a d'ailleurs tous les chiffres en main." Séduisant de plus en plus de parents, ces écoles gardent toutefois un statut juridique fragile que des parlementaires ont voulu renforcer, en vain.
Une loi qui devait consacrer les langues régionales…
Avec pour objectif de "promouvoir et de protéger" les idiomes régionaux, le député du Morbihan, Paul Molac (Libertés et territoires), a présenté courant 2020 une proposition de loi visant à faire entrer l'enseignement immersif dans le Code de l'éducation. Au menu figurait également la création d'un forfait scolaire, payé cette fois-ci par les communes, pour les écoles privées dispensant une scolarisation en langue régionale.
Malgré quelques coups de rabot à l'Assemblée nationale et un amendement du gouvernement déposé à la dernière minute, le texte a été largement adopté par le Parlement le 8 avril, offrant de nouvelles perspectives aux écoles immersives. "Nous bénéficions d'un soutien politique grandissant, à tous les niveaux", commente Peio Jorajuria, qui en veut pour exemple les nombreuses déclarations du président Emmanuel Macron en faveur de ces langues ancestrales. Mais les bons mots du chef de l'Etat ne suffisent pas toujours.
… mais censurée par le Conseil constitutionnel
Quelques semaines après l'adoption de la loi Molac, c'est la douche froide pour les défenseurs des langues régionales. Saisi par plusieurs députés de la majorité appuyés par le cabinet du ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, le Conseil constitutionnel a censuré une partie du texte le 21 mai. D'après les Sages, l'enseignement immersif est contraire à l'article 2 de la Constitution, qui établit que "la langue de la République est le français". Selon la haute institution, "les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d'un droit à l'usage d'une langue autre que le français." En privilégiant les langues régionales sur le temps scolaire, cette méthode a donc été reconnue comme inconstitutionnelle.
"Dès le début, on savait que se poserait la question de l'article 2", souffle Yann Uguen, qui estime que cet article doit être modifié au plus vite. "C'est une disposition qui devait surtout protéger le français des influences extérieures, comme de l'anglais, avance-t-il, mais paradoxalement, elle finit par se retourner contre la France." Même constat chez son homologue basque, Peio Jorajuria. "La posture du Conseil et du ministère n'est pas du tout en défense du français, juge-t-il, elle est uniquement contre les langues régionales."
Immersif ou bilinguisme, deux modèles qui s'affrontent
De la Bretagne à la Corse, en passant par Paris, la ligne de fracture est désormais bien nette entre les adeptes de l'immersif et les partisans du bilinguisme, dont fait partie Jean-Michel Blanquer. Dans un entretien accordé à Ouest-France, le ministre de l'Education – qui est par ailleurs en campagne contre le séparatisme à l'école – a assuré qu'il était "plus bénéfique" d'apprendre deux langues en simultané qu'une seule. Tout en ajoutant que les écoles immersives comme celles du réseau Diwan pourraient être conduites à "des évolutions".
"Nous sommes face à une idéologie et des fantasmes", déplore Yann Uguen, qui juge que l'enseignement immersif en langue régionale souffre encore d'une grande méconnaissance. "C'est une vision centralisée, jacobine, proteste de son côté Peio Jorajuria, nous avons des locuteurs qui sont au même niveau de français que la moyenne nationale, et parfois même au-dessus. De quoi le ministre a-t-il peur ?"
Les écoles immersives "inquiètes pour la suite"
Après avoir cru obtenir un meilleur statut juridique, les réseaux d'enseignement en langues régionales se retrouvent désormais avec des craintes inédites. "On nous a mis dans une impasse, explique Yann Uguen, il y a une insécurité, une fragilité pour nous." Le doute plane désormais sur les contrats qui lieront les futures écoles immersives à l'Etat. "On a peur que nous soit opposée cette décision du Conseil constitutionnel", confie le directeur de Diwan.
En réaction à la censure du Conseil constitutionnel, le Premier ministre, Jean Castex, a annoncé la commande d'une mission pour "tirer toutes les conséquences" de cette décision, sans préciser de calendrier. "Nous avons besoin de réponses maintenant, martèle Peio Jorajuria, nous avons une rentrée à préparer, deux établissements qui ont demandé à passer à l'immersion en septembre, les écoles sont inquiètes pour la suite."
Mobilisés dans toute la France ce samedi, les soutiens de l'enseignement en langues régionales espèrent surtout que l'attention que leur porte le gouvernement ne diminuera pas après les élections régionales. "Passé le 27 juin, il sera plus difficile d'obtenir des engagements", souffle Yann Uguen. "Nous ne lâcherons pas tant que nous n'aurons pas de garantie que notre système pourra perdurer", prévient Peio Jorajuria.
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