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Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 20

Article rédigé par franceinfo - David Fritz-Goeppinger
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 20 min
Le Palais de justice de Paris, où se tient le procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.

Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la vingtième semaine d'audience.

>> Le journal de la dix-neuvième semaine

>> Le journal de la vingt-et-unième semaine


Le creux de dix mois

Mardi 1er et mercredi 2 mars. Il est 13 heures, je regarde mon téléphone : “T’es là mon pote ?”, c’est Bruno. J’ai un peu de retard ce midi, la séance de sport a duré plus de temps que prévu. Après deux longues semaines de creux, le procès redémarre enfin. En plus de la crise sanitaire du Covid, depuis jeudi dernier la Russie envahit l’Ukraine, la guerre est aux portes de l’Europe mais la reprise de l’audience semble imperturbable, la justice suit son cours mais mon esprit reste tourné vers nos voisins.

Cette semaine, nous retrouvons les enquêteurs belges et leur bureau en U à l’envers. Chaque jour, ils reviendront sur les constatations faites dans les caches et véhicules retrouvés quelques mois avant les attentats. La salle des criées est clairsemée aujourd’hui, seuls quelques journalistes et une chercheuse ont fait le déplacement. Il faut dire que les longs monologues techniques des enquêteurs n’attirent généralement pas les foules. Après de nouvelles constitutions de parties civiles, la projection démarre et la voix du policier identifié avec une suite de chiffres retentit dans les enceintes. A l’entendre, je reconnais un homme que nous avons déjà entendu en décembre dernier.

Pour cette première journée, l’enquêteur dépose les investigations faites dans des logements et véhicules utilisés par la cellule derrière les attentats entre août et septembre 2015. Après quelques problèmes techniques pour lancer sa présentation, ponctués de “excusez-moi monsieur le président”, l’enquêteur démarre enfin. Il commence en faisant référence à un accusé non présent dans le box : Ahmed Dahmani, un ami d’enfance de Salah Abdeslam (incarcéré en Turquie) et un grand absent du procès. Il poursuit en faisant référence au véhicule retrouvé dans un parking qui a permis d’arrêter l’homme. Dans la voiture, les enquêteurs retrouvent 14 fausses cartes d'identité, un drapeau de l’État Islamique, des perruques et des lunettes. Il projette ensuite quelques-unes des trouvailles. Malgré la perruque et les lunettes, on reconnaît facilement les traits de Salah Abdeslam sur une des fausses cartes.

Je suis la déposition avec attention tandis que l’enquêteur présente, cache après cache, les trouvailles et scellés retrouvés. Afin de mieux visualiser les appartements visités, il projette des plans et photographies des lieux comme pour nous glisser dans l’intimité des anciens occupants. À l’image : des tasses, des couverts, des assiettes et brosses à dents utilisées par la cellule terroriste derrière les attentats. Sur les plans, en rouge, sont indiqués les lieux où des traces d’explosif ont été trouvées. Derrière ces projections, c’est un fragment de leur quotidien, des moments qu’ils passaient ensemble avant de semer la mort dans les rues de Paris. Durant la suspension, je repense au terme d’"appartements conspiratifs” emprunté par la presse aux policiers. J’imaginais alors des logements sombres, sans fenêtres et cachés, mais la maisonnette en briques rouges dans un quartier calme que nous présente l’enquêteur me fait mentir, la plongée dans le pas des terroristes et des accusés est choquante. Les photos des différents logements ressemblent à celles d’un funeste agent immobilier.

Après la suspension, le président annonce qu’il n’a pas de questions et la cour non plus. C’est Nicolas Braconnay, avocat général qui représente le Parquet national antiterroriste, qui démarre les questions. Au bout d’un certain temps, il revient sur une des diapositives de l’exposé. Sur celle-ci, une photographie en plongée sur laquelle nous pouvons voir, déposés à plat, des objets retrouvés dans un des appartements. L’avocat général pointe du doigt le fait que les fils blancs qu’on voit sur la photographie sont les mêmes que ceux retrouvés sur les restes des gilets explosifs du Stade de France et du Bataclan, l’enquêteur abonde. Mon esprit enregistre l’image. Seules deux avocates des parties civiles, maître Topaloff et maître Coviaux, interrogent le policier.

J’arrête l’écriture ici pour aujourd’hui, je n’arrive plus à suivre.

Je reprends l’écriture le mercredi 2 mars. Je suis assis seul dans la salle des criées et à l’inverse d’hier je suis en avance. En bruit de fond, les ventilateurs du projecteur accompagnent mes mots ; à l’image, quelques gendarmes et une partie civile se baladent dans la salle principale. Ce n’est pas la première fois que j’ai l’impression d’assister au réveil d’une sorte de village version Palais de Justice. Ces derniers jours ainsi qu’hier, mon esprit fût tourné vers la famille Mondeguer, et plus spécialement vers Jean-François Mondeguer, décédé il y a tout juste deux ans. Ce n’est pas la première fois que je parle de lui dans le journal de bord, y compris parce qu’une de mes grandes rencontres dans ce procès est son fils, Gwendal. C’est aux côtés de Jean-François et ceux de Stéphane (mon potage*) que j’interviens en classe fin 2019, au lycée Saint-Michel-de-Picpus. De mémoire, je me souviens de la pudeur avec laquelle il évoque sa fille, sa famille, sa douleur mais aussi ce qui lui permettait de continuer à se battre : la justice. Très investi dans le milieu associatif des victimes du terrorisme, Jean-François était membre de Life for Paris, 13Onze15 Fraternité et Vérité mais également membre d’associations plus historiques, comme l’AFVT**. À l’inverse de nombreuses parties civiles (dont je fais partie) il fréquente dès 2018 les salles d’audience liées aux attentats, il s’était d’ailleurs rendu en Belgique exprès. Gwendal me raconte qu’il connaissait le dossier sur le bout des doigts. Les mois passés, il m'arrive d’observer les bancs de la grande salle d’audience en bois et de l'imaginer observer la cour avec attention. En regardant son fils, je comprends que c’est lui qui a repris le flambeau, le regard tourné vers V13.

Quelques journalistes entrent dans la salle des criées et me tirent de ma réflexion, derrière moi, le chef de la sécurité incendie râle, il fait chaud, sûrement les prémices du printemps. Pour ce billet d'après pause, j’avais envie de partager cette photo de Jean-François et Lamia que Gwendal garde toujours sur lui, pour que l’on se souvienne.

La photo de Jean-François et Lamia que Gwendal Mondeguer garde toujours sur lui. Lamia fait partie des victimes des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

Cet après-midi, l’enquêteur auditionné poursuit dans la lignée de celui d’hier et revient sur l’enquête des différentes caches. À la reprise de l’audience, le président fait lecture d’arrêts de la cour d’assises au sujet d'un refus de constitution en partie civile. Nous attendons quelques minutes que la connexion avec la Belgique soit faite.

L'enquêtrice démarre sa présentation et nous sommes tout de suite projetés dans les limbes des dossiers belges. Elle décrit avec précision le modus operandi utilisé par la cellule (dont une partie est présente à l’audience) pour contracter des baux afin d’avoir accès à des logements en Belgique. Nous retrouvons les fausses pièces d’identités déjà présentées hier, ici Mohamed Bakkali toujours affublé d’une perruque et d’une paire de lunettes. Sur une carte, nous suivons à la trace, grâce à des points verts, les déplacements de tous les acteurs des attentats. Nous retrouvons le même type de photographies d'appartement qu'hier, à grands coups de flash et de grand-angle, façon location de vacances. L'enquêtrice précise : "Des recherches de traces de TATP*** ont été faites dans l'appartement, et de nombreux résidus ont été trouvés dans toutes les pièces." Elle poursuit en donnant force détails sur les déplacements et connexions téléphoniques autour de l'appartement et conclut en projetant l'image d'un sac de courses en plastique rempli de boulons, boulons que je ne connais que trop bien. La présentation se poursuit de la même façon pour l'ensemble des caches. Je repense à mon départ du Palais hier soir et d'une discussion entendue à la volée. Arrêté par le barrage des policiers en faction sur le pont Saint-Michel, un taxi demande au gardien de la paix : "On ne peut pas passer ?" et celui-ci de répondre : "Non, c'est pour le procès du Bataclan." Cela me renvoie invariablement aux raccourcis utilisés par de nombreuses personnes pour désigner des attentats, comme "les attentats de Charlie" au sujet des attentats du mois de janvier 2015.

Difficile de me concentrer sur les débats aujourd'hui, mais j'ai l'impression que l'audience ne va pas durer longtemps étant donné qu'un seul enquêteur doit être entendu et que nous en sommes déjà aux questions du parquet. Pendant la suspension, je me balade dans les couloirs du Palais avec Gwendal en quête d'un café. À la reprise de l'audience, maître Rezlan entame les questions de la défense alors que je commence l'édition du billet.

À demain.

*Contraction de "pote" et "otage", expression utilisée par les ex-otages du couloir du Bataclan pour se désigner mutuellement.
**Association française des victimes du terrorisme
***Triperoxyde de triacétone, explosif employé par les artificiers des attentats du 13-Novembre.


La posture des enquêteurs belges

Jeudi 3 et vendredi 4 mars. Même si je reste peu de temps aujourd’hui, j’ai décidé de venir quand même pour écrire et continuer à tenir le journal. Dans la salle des criées, les bancs sont toujours occupés par les mêmes habitués, Sophie Parmentier de France Inter, Lola Breton du site Les Jours et quelques chercheurs des Archives nationales. À l’ouverture de l’audience et après les sommations d’usages faites à l’accusé Osama Krayem qui refuse toujours de comparaître, le président prend la parole : “Mesdames et messieurs, nous avons appris hier le décès de l’ex-bâtonnier Monsieur Cousi, je me permets d’avoir une pensée pour sa mémoire et son entourage. (...) En ce qui concerne cette cour d’Assises spéciale, il a mis toute son énergie pour que ce procès ait lieu, je pense que sa mémoire doit être saluée.” La défense s’exprime à travers la voix émue de maître Vettes, maître Reinhart du côté des parties civiles. La salle d’audience observe quelques instants de silence solennel.

Hier, le comportement de la policière belge a interpellé la plupart des spectateurs de l’audience. En effet, elle a plusieurs fois ri de bon cœur aux questions de la défense, sans vraiment réussir à interpréter ce rire (partagé par son homologue de la veille), la posture des enquêteurs belges continue d’interroger. J’écris ces mots alors qu’un nouvel enquêteur belge présente la partie “faux papiers” du dossier et de l’implication de Farid Kharkhach dans la production de ces faux qui nous ont été présentés hier et avant-hier. Il poursuit en détaillant tous les échanges téléphoniques que l’accusé a eu avec les fournisseurs de ces faux documents. Toujours plus loin dans l’intimité des accusés et des facilitateurs derrière les attentats. L’enquêteur projette ensuite toutes les fausses cartes saisies et nous retrouvons quelques éléments déjà présentés hier et avant-hier. La cour pose ensuite quelques questions complémentaires à l’enquêteur.

Je ferme mon ordinateur portable pour aujourd'hui.

Dernier jour de la semaine au Palais, j’ai rendez-vous avec Aurore, chercheuse aux Archives nationales pour une interview improvisée dans l’espace presse du sanctuaire. Dehors, il fait bon et je commence à me demander si je ne vais pas bientôt venir en vélo. J’enchaîne avec un café avec Gwendal devant la machine à café, la routine. J’arrive à remarquer quelques signes de fatigue chez la plupart des personnes que je croise le procès continue.

À mon retour en salle des criées, l'audience a déjà repris et un nouvel enquêteur belge s’exprime. Aujourd’hui nous revenons sur la logistique “à compter de fin août 2015” ainsi que la location des véhicules pour les déplacements entre les caches utilisées par la cellule. Les appels sont passés au crible et l'enquêteur présente les discussions téléphoniques à la façon d’un “chat” sur fond vert. La superposition des deux semaines de pause et l’aridité des présentations des enquêteurs belges n'aident pas, je suis fatigué et la concentration ne vient pas malgré les quelques cafés. L’homme parle fort et le micro sature dans les enceintes de la salle des criées, j’ai mal à la tête alors qu’il fournit force de détails sur les déplacements des accusés et plus spécialement de Salah Abdeslam, ce qui me pousse à observer ses réactions sur l’écran de retransmission.

D’habitude, l’image est moins rapprochée des accusés et on peut apercevoir les bancs des avocats de la défense. Aujourd’hui, on peut distinctement observer Salah Abdeslam, Mohamed Abrini, Mohamed Amri, Yassine Atar, Mohamed Bakkali et Ali El Haddad Asufi. Tous ont le regard vissé vers la toile de projection et discutent peu entre eux. Devant chacun d’entre eux, nous pouvons voir des petits carnets, des feuilles et quelques bouteilles d’eau. Je me demande bien quel est le contenu de leurs notes, qu’écrivent-ils ? Certains se frottent le visage, fatigués mais contraints de rester attentifs pour ne rien rater d’un procès dans lequel ils sont au centre. Lorsque la relève des gendarmes présents dans le box arrive, ils ne bougent plus, ne se retournent pas. Eux aussi sont dans la routine, enfin, j’imagine. À l’écran, des contrats de location de véhicules se succèdent les uns après les autres et chaque diapositive éclaire un peu plus la progression et les déplacements de la cellule préparant les attentats du mois d’août au mois d’octobre.

Les journées comme celles de cette semaine interrogent ma motivation à suivre les débats et à restituer mon expérience sur le journal. Après pratiquement six mois à tremper dans la procédure et dans les faits, mon esprit atteint une forme de saturation, j’en suis à sélectionner les moments d’écoute. Après plus de trois heures de déposition, l'enquêteur semble fatigué, il tousse de plus en plus et inverse des noms, tout ça ponctué de “argh..” sonores.

Le procès reprend désormais le lundi, et j’attends cette journée avec impatience, on se penchera sur la quête d’armes de la cellule. Sur la photographie du jour, un coq qui habille la main courante de l’escalier B menant au vestibule René-Parodi dans le Palais de Justice.

À lundi.

L'escalier menant au vestibule René-Parodi au Palais de Justice de Paris, où se tient le procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)


Le 8 du mois

Lundi 7 mars. Nous retrouvons aujourd’hui l’enquêtrice belge entendue mercredi qui revient pour présenter les “recherches de kalachnikov” par la cellule en Belgique et aux Pays-Bas. Comme la semaine dernière, l’enquêtrice livre appel après appel, messages après messages tous les détails derrière chacune des rencontres et discussions entre les membres de la cellule et les fournisseurs des armes. Des souvenirs qu’il me reste de la prise d’otages, je me rappelle me demander l’origine des armes que les deux terroristes tenaient en main. À part détailler chacune d’entre elles avec attention afin d’en restituer des descriptions exactes par la suite à la police, je me demandais d’où elles venaient et surtout qui avait fourni ces instruments de mort.

Pour récupérer les armes, ou du moins une partie, plusieurs réseaux ont été activés. D’un côté, Mohamed Bakkali a contacté un homme basé à Verviers. L’enquêtrice précise : “Une semaine avant les attentats, Mohamed Bakkali et un autre homme cherchaient six kalachnikov, ils en ont trouvé quatre.” L’autre homme, interrogé par la suite, dira plus tard aux policiers belges qu’il a en effet recherché des armes mais que “cela n’a rien donné”. Au fond des déclarations de l’enquêtrice, un chiffre me choque : on sait que Mohamed Bakkali avait transmis le tarif de 1 500 euros pour une kalachnikov. Seulement. Ils se tournent ensuite vers une autre occurrence : la Hollande. Ali El Haddad Asufi est aussi impliqué dans cette partie du volet des armes autour du 13-Novembre. L’enquêtrice explique que l’homme mentionne sur des messages échangés avec d’autres personnes de la cellule son intention de se déplacer aux Pays-Bas pour “l’achat de Clio” et de préciser : “On peut supposer que 'Clio' ici est un mot codé pour désigner autre chose que des voitures.”

Au moment de l’enquête, les policiers belges retrouvent chez l’accusé Ali El Haddad Asufi une note écrite d’Ibrahim El Bakraoui* avec les noms de deux armes. Pour appuyer ses propos, elle projette des photos tirées d’une caméra de surveillance d’une cache belge où on reconnaît distinctement Ali El Haddad Asufi accompagné d’Ibrahim El Bakraoui. A l’issue de ce rendez-vous, l’homme contacte son cousin basé aux Pays-Bas et lui indique qu’il viendra chercher “les deux Clio” le mardi suivant, le 28 octobre 2015. Pour renforcer son hypothèse, elle termine par projeter une photographie d’un bar à chicha de Rotterdam, lieu où les deux hommes avaient rendez-vous pour s’échanger la “marchandise”. Devant la police belge, l’homme niera toute implication dans les recherches d’armes et dira que les transactions évoquées avec son cousin (Ali El Haddad Asufi) portaient bien sur des véhicules, pour finalement revenir sur ses déclarations et avouer qu’il s’agissait en fait de drogue et plus spécifiquement de “marijuana”. À la fin de son exposé, elle précise qu’Ali El Haddad Asufi nie toute implication dans la recherche des armes.

Le président et la cour n’ont pas de questions mais il précise que demain seront entendus les “individus inculpés aux Pays-Bas”. Nicolas Le Bris et Nicolas Braconnay, avocats généraux, interrogent avec précision l’enquêtrice belge sur son exposé et ses connaissances du volet des armes. Nicolas Braconnay pointe du doigt l’écart temporel entre l’enquête menée par la section antiterroriste belge à l’automne 2018 et les premiers renseignements reçus par des policiers liégeois au second trimestre 2016. L’avocat général poursuit : “Les premières recherches que vous [la DR3**] faites sont plus de deux ans après, en 2018, on peut s’étonner de ce décalage ?” L’enquêtrice, gênée par la question du PNAT*** répond d’une petite voix : “Oui, effectivement”. Ce n’est pas la première fois que le délai de réaction des enquêteurs belges est pointé du doigt, pourquoi avoir mis autant de temps à réagir ?

Pas de question des parties civiles. maître Rezlan, avocate de Mohamed Bakkali insiste auprès de l’enquêtrice concernant ce décalage, l’enquêtrice persiste et répète les mêmes réponses, on sent la tension monter. À la fin des questions de l'avocate, le présidentprésident annonce une suspension d’une demi-heure. Malgré le grand ciel bleu et un soleil aveuglant, dehors, l’air est redevenu frais. À notre retour dans la salle d’audience, maître De Taye, un des avocats d’Ali El Haddad Asufi, tacle l’enquêtrice sur l’une des réponses qu’elle a donnée au parquet un peu plus tôt. Il est rapidement repris par le présidentprésident qui l’enjoint à surveiller le ton avec lequel il s’adresse à l’enquêtrice et lui demande de ne pas “trop faire de remarques” durant ses questions. L’avocat souligne plusieurs incohérences et erreurs de jugement des policiers belges dans leur enquête qui aurait mené à l’arrestation de son client. Ses questions terminées, c’est au tour de maître Arab-Tigrine, autre avocate d’Ali El Haddad Asufi. En réponse aux questions des parties, nous retrouvons le rire gêné de l’enquêtrice, cela me met en colère. Je décide d’arrêter l’écriture pour aller dans la salle d’audience principale pour finir ma journée. Installé aux côtés de Gwendal, nous assistons tous les deux aux rires gênés de l’enquêtrice, autour de nous, le malaise semble partagé. maître Arab-Tigrine et maître Mechin soulèvent de réelles questions sur l’enquête. Quelles hypothèses ont mené les policiers belges à croire que leur client, Ali El Haddad Asufi a, en effet, fourni des armes à la cellule ? L’audience est levée, je suis pensif en quittant le Palais.

Mardi 8 mars. Six mois que le procès des attentats a démarré. J’avais envie d’évoquer dans le journal un courrier que Life for Paris a adressé au président de la Cour afin de souligner l’importance de diffuser les images du Bataclan ainsi que l’audio de l’enregistrement de l’attentat. Avec le recul, le son de ma voix déchirée dans les enceintes de la salle d’audience, fin octobre, qui répond à l’un des deux terroristes durant la prise d’otages a provoqué chez moi une forme d’oubli : mes souvenirs étaient justes, donc je peux les oublier. Cette conclusion, simple et basique, peut sembler futile, voire naïve. Mais que nous reste-t-il pour nous reconstruire à part trier et oublier la nuit cauchemardesque qui a transformé nos existences ? Des années de questions, à être habité par des sons et des images qui déstructurent la vie et le quotidien. Sans en comprendre le sens, sans comprendre et même réaliser ce que nous avons vécu. À la lumière de l’avancée psychologique qu’a provoquée la diffusion de l’audio demandée par Arthur Dénouveaux fin octobre, j’espère que le président acceptera de poursuivre la diffusion des images et de l’audio. Cependant, j’ai conscience que dans les faits, la rencontre avec de tels documents soit difficile, voire impossible à vivre, encore plus pour les victimes endeuillées, mais, je suis certain qu’avec un planning annoncé tôt, chacun pourra choisir d’y assister ou non, pour des raisons qui leur sont propres. Invoquer le souvenir, aussi douloureux soit-il, des images qui ont déstructuré nos existences il y a plus de six ans n’est pas seulement une façon de réparer nos mémoires bringuebalantes mais aussi de manifester une vérité crue et violente : celle du terrorisme et de son cri dans une salle de spectacle parisienne.

Lorsque je m’installe en salle des criées, je remarque tout de suite à l’écran que Salah Abdeslam est absent du box. La sonnerie retentit et le président prend rapidement la parole et dit, d’une voix monotone : “Nous avons deux accusés qui refusent de comparaître aujourd’hui, Osama Krayem et Salah Abdeslam, je demande à l’huissier de justice de faire les sommations (...) voilà.” Il coupe la parole à un avocat qui voulait la prendre : “L’audience n’est pas ouverte !” Les esprits sont tournés vers les deux premiers témoins de la journée dont nous n’étions pas sûr qu’ils soient présents.

La connexion avec le premier témoin faite, c’est une mosaïque d'images qui apparaît à l’écran. Dans chacun des carrés nous pouvons voir différents intervenants : sur celui de droite, une femme avec un écriteau “rechter” (juge en néerlandais) ; en bas à gauche, le témoin, un homme aux cheveux blancs qui porte un t-shirt noir tacheté de bleu ; sur le carré au-dessus de lui, la traductrice. Malgré le dispositif hors normes, le moins que l’on puisse dire, c’est que la communication est difficile. La traductrice se trompe plusieurs fois de langue et les échanges sont lents, presque absurdes. Aux questions du président, le témoin répond “non” à chacune d'entre elles, il ne connaît aucune personne citée et est à peine au courant du dossier. Il confirme avoir eu un “bureau” près d’un “café marocain” à Rotterdam et tout le monde fait le lien avec le café où les “Clio” ont été récupérées par Ali El Haddad Asufi. Nicolas Le Bris, avocat général, demande à l’homme s’il connaît trois personnes dont il donne les noms, réponse de l'intéressé : il ne les connaît pas et ne les a jamais côtoyées. Puisque c’est la défense qui a cité le témoin, c’est à eux de poser les questions les premiers et c’est maître De Taye qui commence : “Je suis l’avocat d’Ali El Haddad Asufi (sourire gêné sous le masque), c’est un peu de ma faute si vous êtes là. (...) Je suis un peu intimidé, ça fait des années que le Parquet fédéral belge vous présente comme un trafiquant d’armes international.” Il poursuit en lui demandant s’il a déjà été entendu dans le cadre de l’enquête sur les attentats du 13-Novembre, réponse de l’intéressé : “Non”. Puisque les avocats des parties civiles n’ont pas de questions, le président demande à l’accusé Ali El Haddad Asufi de se lever et lui demande s’il connaît l’homme à l’écran, sa réponse : “Non”. Visiblement, personne ne connaît personne aujourd’hui. L’audience est suspendue en attendant l’arrivée du témoin suivant : le fils du premier témoin. Malheureusement j’arrête l’écriture pour aujourd’hui, le devoir m’appelle “dehors”. Je serai déconnecté du procès ces trois prochains jours. Je retrouve l’écho de la salle des pas perdus lundi prochain mais prévois d’écrire quelque chose pour vendredi, journée nationale d’hommage aux victimes du terrorisme.

À vendredi.

* Ibrahim et Khalid El Bakraoui sont deux frères impliqués dans l’organisation des attentats du 13-Novembre mais sont aussi deux des trois terroristes impliqués dans les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles.
** Section antiterroriste de la police judiciaire fédérale belge.
*** Parquet national antiterroriste.
**** Président de l’association Life for Paris qui regroupe des victimes des attentats du 13-Novembre.

Au Palais de justice de Paris. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

David Fritz-Goeppinger. (FAO WARDSON)

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