Pourquoi il n'est pas si simple d'affirmer que les règlements de compte en France sont de plus en plus violents ces dernières années

Article rédigé par Joanna Yakin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Des médecins légistes de la police recueillent des preuves près du corps d'un homme abattu le 5 avril 2018 dans le 10e arrondissement de Marseille. (BORIS HORVAT / AFP)
Les assassinats, tentatives d’assassinats entre délinquants et règlements de comptes en France ont augmenté de 38% en 2023 par rapport à 2022. Mais comment interpréter cette hausse ? Franceinfo a interrogé trois sociologues spécialistes de la question.

En 2023, 418 personnes ont fait les frais d'assassinats entre voyous, tentatives de meurtres entre délinquants et règlements de comptes, contre 303 en 2022, d'après la police judiciaire. La PJ fait d'ailleurs volontairement la distinction entre ces différents actes de violence. Le terme "règlement de compte" est un terme policier qui renvoie à une définition assez précise.

Il désigne un assassinat entre groupes criminels bien identifiés, au mode opératoire professionnel, dans le but d’affaiblir l’adversaire. Ces règlements de compte stricto sensu ont également augmenté. Pour l’an dernier, on en dénombre 85 contre 67 en 2022, soit 20% de plus. Si Marseille en compte 49 à elle seule, elle n'est pas la seule ville concernée : Nantes, Grenoble, Amiens, Dijon, Valence, Besançon ou encore Lyon, en dénombrent également.

Armes de guerre

Par exemple, en avril et mai dernier, quatre personnes ont été tuées lors de conflits entre des groupes criminels à Valence dans la Drôme. La ville de Dijon est également concernée avec deux meurtres en quatre jours cette semaine. "Ces villes de moyenne importance voient arriver des équipes de la cité phocéenne pour mettre en place un marché, et faire en sorte que ce marché soit le plus prolifique possible", explique le premier secrétaire général adjoint du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). Il souligne par ailleurs que "nous avons affaire à une délinquance qui est de plus en plus violente".

D'après les forces de l'ordre, les délinquants n'hésitent plus à tirer pour tuer ou encore pour terroriser le camp adverse. L'usage des armes, de plus en plus souvent de guerre, serait aussi décomplexé, "avec parfois des utilisateurs de plus en plus jeunes", observe Didier Rendu. L'an dernier, parmi les 8 000 armes saisies partout en France par la police, près de 300 étaient des armes de guerre. "On tire pour un oui ou pour un non, avec des armes de guerre", déplore le syndicaliste qui regrette aussi de voir "des gens qui n’ont plus véritablement de notions de la vie humaine".

Un phénomène qui n'est pas nouveau

Alors comment comprendre ces chiffres ? La sociologue Anne Kletzlen, chercheuse associée au Mesopholis et autrice de l'ouvrage Bandits contre bandits. Les règlements de comptes à Marseille dans les années 2000, paru en 2020, admet qu'il y a "actuellement une explosion de cette violence". Mais elle rappelle que "ce n'est pas nouveau" : "le banditisme a des pics", explique-t-elle.

"Dans les années 1980, quand Gaston Deferre était maire de Marseille et ministre de l'Intérieur, on a aussi connu beaucoup de règlements de comptes."

Anne Kletzlen, sociologue

à franceinfo

Ce que confirme Claire Duport, sociologue et responsable de recherche à Transverscité, à Marseille. "Jusqu'en 2023, il y avait moins de règlements de compte qu'en 1986, alors qu'il y avait à l'époque beaucoup moins de points de deal", affirme-t-elle, s'appuyant notamment sur les travaux menés par le chercheur Laurent Mucchielli. "Ce qui n'enlève évidemment rien à la violence de ces assassinats", précise-t-elle.

Alors, peut-on dire que le curseur de la violence s'est déplacé ? Ces délinquants repoussent-ils les limites de la violence toujours plus loin ? "La différence avec les décennies précédentes c'est que, notamment dans le Midi, il y a un usage banalisé des armes de guerre", avance Anne Kletzlen, confirmant ce que notent également les policiers. "L'utilisation d'armes lourdes fait qu'on 'arrose'. On va sur un point de deal et on tire dans le tas", abonde Claire Duport, rappelant également que certaines personnes tuées à Marseille n'avaient strictement rien à voir avec le trafic de drogue, mais étaient "au mauvais endroit, au mauvais moment".

Plus jeunes, plus violents ?

Anne Kletzlen n'hésite pas à parler d'un rajeunissement des délinquants impliqués dans le trafic. "Aujourd'hui, il y a une explosion de jeunes. À l’époque, quand on rentrait dans le trafic de stupéfiants on arrivait beaucoup plus tard, on commençait par des petits larcins... Aujourd'hui, c'est plus facile d'y entrer, on va même les chercher : les réseaux recrutent via les réseaux sociaux, et pour Marseille, on recrute même en dehors de la ville", souligne-t-elle. "Beaucoup de mineurs entrent dans les trafics, parfois d'abord pour payer leur propre consommation", ajoute-t-elle, évoquant "une forme d'accoutumance" à la violence. "Ceux qui voient ça depuis petits, c'est plus facile pour eux d'y entrer. Pour eux, la délinquance c'est même une forme de reconnaissance, c'est un peu une famille", avance Anne Kletzlen.

Des propos que tempère Claire Duport. "Les mineurs ne sont pas du tout majoritaires, mais c'est vrai que dans les années sanglantes à Marseille, on y voyait des trentenaires et plus. Aujourd'hui, on en voit des plus jeunes. Mais les témoignages recueillis au cours des travaux menés sur l'histoire des trafics nous montrent bien qu'il y a toujours eu des plus jeunes pour jouer les petites mains". S'ils ne sont pas du tout majoritaires, "ils sont plus visibles", note la chercheuse : "Ils sont dans la rue, ce sont eux qui se font attraper".

Il est toutefois clair que "ce ne sont plus les mêmes mondes : jusque dans les années 1990, il y avait une forme de glissement dans le banditisme, avec, par exemple, des anciens braqueurs qui passaient de cette activité au trafic de drogue", détaille Claire Duport. Et de rappeler que la consommation de drogue, en 20 ans, a par ailleurs explosé.

"Aujourd'hui, le trafic est devenu beaucoup plus accessible."

Claire Duport, sociologue

à franceinfo

Sur la question de l'implication des jeunes dans le trafic de drogue et leur rapport à la violence, il est encore difficile de distinguer ce qui relève de l'impression et de la réalité. Le rajeunissement des acteurs du trafic peut-il expliquer la hausse du nombre de morts ? C'est une des questions que se pose le chercheur au CNRS Marwan Mohammed. "Ça a l'air beaucoup plus amateur, plus jeune, moins encadré", note-t-il, évoquant l'hypothèse d'une "ubérisation des règlements de compte" avec "des gens moins formés qui feraient davantage de morts".

Le sociologue constate que "les cibles sont beaucoup moins centrales, on tue des guetteurs plutôt que de s'en prendre à ceux qui dirigent". Mais Marwan Mohammed reste "très prudent", envisageant justement de retourner sur le terrain prochainement pour confronter cette hypothèse. 

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