Enquête franceinfo Depuis 2005, au moins 152 personnes ont été agressées par des chauffeurs de taxis ou des ambulanciers

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L’enquête de la cellule investigation de Radio France et Disclose révèle des violences sexuelle commises par des chauffeurs de taxi, d’ambulance ou de bus. (JC MILHET / HANS LUCAS VI AFP)
Une enquête de la cellule investigation de Radio France et Disclose révèle que plus de 152 personnes ont été victimes de violences sexuelles de la part d’ambulanciers, de chauffeurs de bus ou de taxis conventionnés depuis 2005. Les trois quarts des agressions étaient des récidives.

Lorsque nous la rencontrons chez elle, en Occitanie, Lilia*, une jeune femme menue de 24 ans, tient précieusement dans ses mains tremblantes une petite effigie en plastique : "C’est un personnage de la Guerre des étoiles. Il incarne l’esprit de la force et je ne m’en sépare pas car il m’en donne", explique-t-elle. De la force, Lilia en a eu besoin, car elle revient de loin. Elle a été agressée sexuellement il y a cinq ans par le chauffeur de taxi qui l’accompagnait tous les jours au lycée depuis plusieurs mois.

Elle a alors 19 ans. Lui, 53. Il travaille pour une société de taxis et de bus conventionnée par la Sécurité sociale pour transporter des personnes malades ou vulnérables. C’est le cas de Lilia qui n’a pas tout son discernement. Elle est placée sous curatelle car elle souffre d’une neurofibromatose, une maladie qui lui occasionne des "absences", autrement dit, des troubles de la concentration. 

Le calvaire de Lilia

Au début, elle se sent en confiance avec le chauffeur. Mais peu à peu, alors qu’il lui parle de sa sexualité, elle se sent mal à l’aise. Un jour il l’invite chez lui, prétextant qu’il a besoin de son aide pour s’inscrire sur un site de rencontre. "Il m'a dit : 'Surtout, ne dis pas à ta mère où tu vas.' Donc j'ai dû lui mentir, se souvient-elle, les larmes aux yeux. Une fois dans l’appartement il a fermé la porte à clef. Je ne pouvais pas partir." Le chauffeur sort alors une table de massage. "Il a commencé à enlever ma culotte, à me toucher. J’ai essayé de me relever plusieurs fois mais il m’en a empêchée. Je n’avais pas assez de force pour le pousser." Très choquée, Lilia porte plainte. Elle plonge alors dans la dépression, fait des séjours en hôpital psychiatrique ainsi que dans un centre de réadaptation, et tente plusieurs fois de se suicider.

En 2022, le viol est requalifié en agression sexuelle par la justice. Le chauffeur de taxi est condamné à un an de prison ferme. Une peine aménagée en port du bracelet électronique. Il sera inscrit au FIJAIS, le fichier des auteurs d’infractions sexuelles et interdit à vie de conduire un taxi. Depuis, la jeune femme tente de se reconstruire, mais le souvenir de son agresseur la hante : "Je le vois dans mon imagination. Il me regarde avec un sourire et ses bras levés en disant : 'J'ai gagné. Je n'ai pas fait de prison et toi tu es triste', raconte-t-elle en fondant en larmes. Je me dis que je préférerais mourir. Je ne sais pas si un jour je pourrais m'en remettre."

Une carte professionnelle de conducteur de taxi prise le 13 février 2006 à Paris. (JOEL SAGET / AFP)

Cette affaire est révélatrice des défaillances des services de l’État. Car lorsque le chauffeur de taxi agresse Lilia, en septembre 2018, il a été condamné sept mois plus tôt pour une autre agression sexuelle sur son ex-compagne à 18 mois de prison avec sursis. Dès lors, cette condamnation aurait dû entraîner le retrait de sa carte professionnelle d’artisan taxi, comme l’exige la réglementation de la profession. Mais la préfecture mettra 10 mois à la lui retirer. Il a ainsi pu continuer en toute légalité à transporter des personnes vulnérables jusqu’à fin décembre 2018. C’est durant ce laps de temps qu’il a récidivé avec Lilia.

Interrogée, la Préfecture du département concerné n’a pas répondu à nos questions. "Sans doute les services de l’État n’ont pas fait leur travail correctement", avance un membre de la Fédération nationale des artisans taxis (FNAT). En janvier 2023, après avoir reçu des dénonciations de personnes affirmant avoir encore vu ce chauffeur conduire son taxi, en dépit cette fois-ci de son interdiction, une enquête a été ouverte par le Parquet. L’enquête a été clôturée bien que, récemment encore, plusieurs habitants ont confié à la cellule investigation de Radio France l’avoir vu accompagnant un passager, l’enseigne rouge de son taxi allumée.

Des défaillances à tous les étages

Le cas de Lilia n’est pas isolé. Chaque jour, des milliers de patients sont transportés dans des taxis remboursés par l’assurance maladie, mais aussi en ambulance ou en véhicule sanitaire léger. L’assurance maladie recense 60 millions de trajets annuels de ces passagers particulièrement vulnérables. L’enquête de la cellule investigation de Radio France en partenariat avec Disclose a permis de recenser au moins 152 victimes de violences sexuelles depuis 2005. Et il s’agit sans doute d’une estimation basse, puisque n’ont été recensées que les personnes condamnées dont la presse avait fait état, sachant par ailleurs que seulement une victime de viol sur dix porte plainte, on peut émettre l'hypothèse qu'il y a en réalité beaucoup plus de victimes.

Il s’agit de personnes vulnérables, dont des enfants conduits à l’école en autocars scolaires. Les deux tiers de ces victimes avaient moins de 18 ans. La moitié sont des femmes. Une sur quatre était handicapée au moment des faits. Et sur les 63 chauffeurs condamnés pour ces faits, trois sur quatre étaient des récidivistes.

Deux policiers contrôlent un chauffeur de taxi sur les champs Elysées, le 21 janvier 2021. (PHILIPPE LAVIEILLE / MAXPPP)

Pour documenter cette enquête, Stéphanie Plasse, journaliste à Disclose a, pendant plus d’un an, rassemblé des centaines d’articles de presse et de documents judiciaires. Avec la cellule investigation de Radio France, elle a également contacté des agresseurs, leurs employeurs, leurs avocats, ceux des victimes, et des victimes elles-mêmes.

Ces affaires révèlent une vaste défaillance des autorités ou des employeurs. Sur les 63 chauffeurs mis en cause, 47 ont en effet été recrutés ou maintenus en poste alors qu’ils avaient été condamnés. Parmi eux, un artisan taxi qui, également en Occitanie, a été identifié comme exerçant toujours son activité. Il s’agit d’un conducteur de 77 ans qui transporte des personnes vulnérables et des mineurs. Il a pourtant été condamné en 2019 à 18 mois de prison ferme, peine assortie d’une interdiction à vie de conduire un taxi pour avoir agressé quatre femmes, dont deux handicapées mentales et une mineure de 15 ans, alors qu’il les transportait régulièrement dans une maison spécialisée.

Il peut cependant poursuivre légalement son activité car il s’est pourvu en cassation après avoir perdu en appel. Ces recours sont en effet suspensifs. Rencontré dans son village, il affirme qu’il continuera à exercer, tant qu’il n’aura pas été jugé définitivement, "car le canton manque de chauffeurs", explique-t-il. La justice aurait cependant pu procéder autrement. Selon une juge du tribunal de Paris, "on aurait pu ordonner une 'exécution provisoire' dès la première condamnation". C'est-à-dire appliquer immédiatement l'interdiction d'exercer, sans attendre le résultat de l’appel ou du pourvoi en cassation. "Quand il y a des situations de danger, les juges ont plutôt tendance à prendre ce type de décision", poursuit la magistrate. "C'est protecteur pour les victimes et cela permet de prévenir la réitération de certaines infractions", confirme Karen Noblinski, avocate pénaliste spécialiste des violences sexuelles.

Le cas des ambulanciers

D’autres conducteurs savent exploiter les failles juridiques. Notre enquête révèle, par exemple, que 19 ambulanciers ont continué à transporter des personnes vulnérables malgré une condamnation ou un signalement d’infractions sexuelles transmis à leur employeur. L’explication tient peut-être à l’absence de réglementation dans cette profession. En effet, le code de santé publique ne prévoit pas d’incompatibilité au fait d’exercer ce métier tout en ayant un casier judiciaire. De leur côté, "les employeurs ne sont pas obligés de vérifier le casier judiciaire d’un ambulancier avant de l’embaucher", explique Thierry Schifano, le président de la Fédération nationale de la mobilité sanitaire (FNMS).

Un ambulancier sort de son véhicule un patient alité, dans le département de Normandie, le 31 décembre 2022. (LOU BENOIST / AFP)

Une femme âgée l’a appris à ses dépens. La scène se déroule en 2016. Elle a 72 ans lorsqu’elle quitte l’hôpital en ambulance après une visite de contrôle consécutive à une opération du genou. Elle est allongée et sanglée à l’arrière du véhicule, vêtue d’une simple blouse d’hôpital. L’ambulancier est à ses côtés. "Je lui ai dit que j'avais besoin d’aller aux toilettes, raconte la victime. Il a répondu qu'il connaissait une technique de massage du clitoris pour arrêter l’envie d’uriner." La femme n'ose pas crier. Elle ne peut pas bouger. Elle portera plainte quelques jours plus tard. L’ambulancier sera licencié pour faute grave, puis condamné à un an de prison ferme en 2021 avec interdiction d’exercer son métier de manière définitive.

Au cours de la procédure, la victime apprendra qu’il était récidiviste. Il avait déjà été condamné en 2013 à deux ans de prison avec sursis pour l’agression sexuelle d'une jeune femme handicapée mentale. Cette condamnation est intervenue six mois seulement avant qu’il soit embauché dans la société dans laquelle il a récidivé. La cellule investigation de Radio France et Disclose ont retrouvé la trace de cet homme en Savoie où il s’est reconverti comme conducteur de car scolaire. Sollicité à plusieurs reprises, il n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.

Cette absence de contrôle des antécédents judiciaires des ambulanciers est dénoncée par certains professionnels. "Il n'est pas normal qu’on ne nous demande pas notre casier judiciaire", s’insurge un conducteur qui a 30 ans d’expérience. "N'importe qui peut devenir ambulancier. Or, on se retrouve avec des personnes vulnérables, on va chercher les gens à domicile, on a accès à des dossiers médicaux... C’est soit du laxisme soit un vide juridique", conclut-il. Il affirme qu’ils sont nombreux à vouloir que ça change "parce que même si ce type d’agressions sexuelles n’est pas fréquent, il est quand même récurrent. Et cela porte préjudice à notre profession".

Les réticences des employeurs

Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. "Je suis complètement opposé à ce discours", rétorque Thierry Schifano, le président de la Fédération nationale de la mobilité sanitaire (FNMS). "Nos salariés sont des professionnels de santé, poursuit-il. Lors de leur formation pour le diplôme d’État d’ambulancier ils ont 75 heures de modules sur l’intégrité des patients qu’ils transportent. C’est la garantie qu’ils sont armés pour ne pas se retrouver en situation difficile." Il ajoute : "Seuls huit cas de violences sexuelles ont été remontés en 15 ans à la fédération." Sollicité, le premier syndicat des transports sanitaires, la Chambre nationale des services d’ambulances (CNSA) n’a pas souhaité s'exprimer sur ce sujet.

Un patient est placé dans une ambulance à l'hôpital Pellegrin de Bordeaux, dans l’ouest de la France, le 20 mai 2022. (ROMAIN PERROCHEAU / AFP)

Quant au fait de savoir s’il est légal qu’un conducteur condamné pour agressions sexuelles puisse conduire un car scolaire, la réponse est "oui" si la justice ne le lui a pas interdit. Et à ceux qui pourraient s’en étonner, une magistrate parisienne répond : "Une interdiction trop générale ne convient pas à la nécessité de ne pas priver un condamné de toute possibilité de travailler dans son domaine."

Une évolution de la législation

La profession de chauffeur de bus, elle non plus, ne prévoit pas de dispositif de contrôle obligatoire. Il existe une procédure que les employeurs peuvent activer. Elle consiste à s’adresser au ministère de l'Intérieur, au Service national des enquêtes administratives (Sneas), qui a été créé lors de la vague d’attentats en 2017 en France pour identifier des profils à risque. "Ils nous disent si la personne est à même d'exercer le métier ou non", détaille Jean-Sébastien Barrault, le président de la Fédération nationale des transports de voyageurs (FNTV). Mais cette consultation est facultative. Les employeurs y ont recours seulement s’ils le souhaitent. Et "il est impossible de savoir combien le font vraiment sur nos 1 300 entreprises adhérentes".

De plus, ce dispositif a ses limites : "La réponse n’est pas assez rapide. Cela prend deux ou trois mois, regrette le président de la FNTV. C'est bien souvent trop long pour une entreprise qui recrute." Enfin, l’accès à ce service est limité. "On ne peut y avoir recours que lors de l'embauche d'un conducteur. Ensuite, nous ne pouvons le faire que si nous avons un doute extrêmement sérieux."

Pour renforcer la sécurité de ces publics vulnérables, la sénatrice Les Républicains, Marie Mercier, propose d’étendre l’accès au fichier qui recense les délinquants sexuels, au domaine des transports de voyageurs. En janvier 2024, lorsque nous l’avons informée des résultats de notre enquête, elle a fait adopter un amendement qui ouvre la possibilité aux opérateurs de transports publics de personnes d'avoir accès à ce fichier. "Pour le moment, explique-t-elle, cela ne concerne que les transports publics. Mais il faudra faire en sorte que les ambulanciers, toutes les personnes en contact avec des mineurs ou des personnes vulnérables, puissent être contrôlées. Pour que l’on puisse s'assurer qu'elles ne sont pas inscrites à ce fichier avant que l'employeur ne les fasse entrer dans son entreprise."

L’idée serait de s’inspirer d’un dispositif qui existe déjà dans les communes. "Les maires, lorsqu’ils veulent embaucher des personnes qui vont être en contact avec des enfants, ont accès, via le ministère de la Jeunesse et des Sports, au fichier des délinquants sexuels. Et ils ont un retour très rapide sur les antécédents des candidats", conclut la sénatrice.

*Le prénom a été modifié.


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Enquête en partenariat avec Disclose

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