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"L'abstention est devenue une réponse politique à part entière"

Alors que se déroule le premier tour des élections municipales, Anne Muxel, directrice de recherche au Cevipof, détaille les différents visages de l'abstention.

Article rédigé par Ilan Caro - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Les électeurs votent dans 1 905 cantons, dimanche 29 mars 2015. (FRANCK FIFE / AFP)

Avant la publication des premiers résultats des élections municipales, à partir de 20 heures dimanche 23 mars, les regards sont tournés vers les chiffres de la participation. Pour décrypter le phénomène de l'abstention, récurrent lors des scrutins de ces trente dernières années, francetv info a interrogé Anne Muxel, directrice de recherche au Cevipof (CNRS, Sciences Po), spécialiste du comportement électoral et de l'abstention et coauteure, notamment, de Comment les électeurs font-ils leur choix ? (Presses de Sciences Po, 2009).

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Francetv info : L'abstention risque une nouvelle fois d'être importante lors de ces élections municipales. Est-ce étonnant ?

Anne Muxel : Le taux d'abstention de 2008 – record pour des élections municipales – va certainement être atteint, voire dépassé. Ce n'est pas une surprise : depuis une trentaine d'années, l'abstention augmente de façon constante, quelle que soit la nature du scrutin. Seule l'élection présidentielle échappe à cette tendance générale. Ces élections municipales prennent donc place dans un contexte de banalisation générale de la pratique de l'abstention.

Paradoxalement, ce scrutin devrait intéresser les Français car le mandat municipal est l'échelon qu'ils apprécient le plus, qui suscite le plus de confiance dans l'opinion et qui entretient une proximité avec le citoyen. Mais plusieurs éléments viennent freiner la mobilisation : d'abord, un climat de très forte défiance à l'égard de la politique. Ensuite, des enjeux quelque peu brouillés qui ne recoupent pas les clivages politiques nationaux. Aux municipales, les citoyens peuvent avoir davantage de mal à identifier ce qui différencie les programmes de tel ou tel candidat.

D'une élection à l'autre, on peut enregistrer des taux d'abstention très différents. Comment expliquer ces variations ?

Selon le type d'élection, la perception des enjeux varie. Les élections européennes, par exemple, sont perçues comme moins cruciales aux yeux des électeurs. A l'inverse, l'élection présidentielle échappe à ce sentiment, sans doute à cause de sa bipolarisation, d'une plus grande mise en scène de la compétition et d'une forte personnalisation du scrutin.

Mais il y a aussi des explications plus structurelles, qui sont liées à des mutations profondes du comportement électoral lui-même et des usages de la citoyenneté. L'abstention a acquis une certaine légitimité en tant que réponse politique à part entière. L'électeur d'aujourd'hui est d'abord un électeur intermittent, qui fait un usage alterné du vote et de l'abstention, qui ajuste son comportement électoral en fonction de l'offre politique ou de la façon dont il perçoit l'importance des enjeux du scrutin.

Quel est le profil-type de l'électeur abstentionniste ?

Il y a un lien entre l'insertion sociale et l'intégration politique. On constate par exemple que l'abstention est plus forte chez les jeunes, dans les grandes villes, parmi les chômeurs, parmi les peu diplômés...

Mais ces paramètres ne suffisent pas à expliquer la banalisation de l'abstention. La société est de plus en plus éduquée, de plus en plus informée, le niveau d'instruction augmente : en toute logique, l'abstention ne devrait pas être aussi forte. Cela montre bien qu'elle obéit à d'autres facteurs. En réalité, les abstentionnistes ne forment pas un groupe homogène.

Comment interpréter l'abstention ? Traduit-elle un désintérêt ou plutôt une défiance vis-à-vis de la vie politique ?

L'abstention a plusieurs visages. Il y a d'abord une abstention d'indifférence, très directement liée à ce déficit d'insertion sociale. Elle est le plus souvent le fait de personnes qui s'abstiennent systématiquement, lors de tous les scrutins. Cela concerne environ 12% du corps électoral et cette proportion reste stable. Ce n'est pas cette catégorie qui explique l'augmentation de l'abstention.

Il y a également une abstention pour raisons pratiques. Il peut s'agir de personnes qui, par exemple, ont eu un empêchement de dernière minute, n'ont pas pu faire de procuration, de jeunes qui sont restés inscrits sur la liste électorale de la commune de leurs parents...

Enfin, il y a une abstention de nature politique. Elle peut traduire la volonté d'exprimer une sanction pour pénaliser une équipe au pouvoir ou un gouvernement. Elle peut aussi simplement être le fait d'électeurs qui ne se reconnaissent pas dans l'offre électorale proposée, par exemple lors d'un second tour pour lequel le candidat soutenu au premier tour ne serait pas qualifié.

Après les municipales, le vote blanc sera reconnu. Est-ce une avancée démocratique ? Cela peut-il amener certains abstentionnistes à retourner aux urnes ?

C'est incontestablement une avancée démocratique que de permettre au citoyen d'exprimer un non-choix tout en accomplissant son devoir de citoyen. Mais il y a un bémol : la reconnaissance n'est pas totale, puisque l'on va comptabiliser les votes blancs en les différenciant des votes nuls, mais on ne va pas les comptabiliser parmi les votes exprimés.

Par ailleurs, ce ne sont pas les mêmes profils sociologiques qui votent blanc ou qui s'abstiennent. Les personnes qui votent blanc sont souvent plus politisées que les personnes qui s'abstiennent.

Malgré quelques exceptions, l'abstention augmente de scrutin en scrutin depuis trente ans. A terme, cela peut-il menacer nos institutions ?

Cette diffusion de l'abstention peut en effet entamer la légitimité des institutions démocratiques. Cela dit, l'abstention qui progresse n'est pas l'abstention systématique, mais l'abstention intermittente, qui s'inscrit dans un autre rapport au vote. Le vote est de moins en moins considéré comme un devoir et de plus en plus comme un droit. On peut donc aussi interpréter cette abstention comme un signe de vitalité politique et démocratique, car le citoyen évalue les enjeux, évalue s'il souhaite se déplacer, s'investir dans cet engagement électoral, s'il a envie d'envoyer un message d'alerte par une abstention-sanction. Cela peut être le signe d'une certaine maîtrise sur le plan des usages démocratiques. Dans ce cas, on peut considérer que c'est moins problématique pour les démocraties.

Quelles seraient les conditions à réunir pour que la tendance s'inverse ?

La première condition, mais aussi la plus difficile, serait de recrédibiliser les partis politiques, la classe politique, qui font l'objet d'une très grande défiance de la part des Français, qui soupçonnent leurs responsables politiques d'être tous corrompus. Il est vrai que le développement de nombre d'affaires politico-judiciaires récentes ne leur donne pas tout à fait tort.

Il y a aussi des facteurs plus larges comme la persistance de la crise sociale et économique, un chômage de plus en plus structurel qu'on n'arrive pas à juguler. L'insécurité sociale, l'anxiété, la peur, le mécontentement sont autant de signes qui éloignent les Français de leurs représentants politiques et qui peuvent les amener à opter pour des mobilisations plus directes comme des manifestations ou des mouvements de rue.

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