: Reportage En Haute-Marne, les électeurs plus que jamais tentés par l'abstention : "Je ne crois plus au père Noël"
Et si l’on donnait la parole à ceux qui ne donnent plus leur voix ? À deux mois de l’élection présidentielle, franceinfo a passé une journée à la rencontre d’abstentionnistes, à Langres en Haute-Marne. Plus d’un quart des électeurs y ont boudé la précédente course à l’Élysée. D’autres prévoient de les imiter.
Sous-préfecture de la Haute-Marne aux remparts surplombant la campagne alentour, Langres a toujours voté, tantôt à gauche, tantôt à droite. Mais on s’y abstient de plus en plus : 20% au premier tour de la présidentielle en 2007, 24% en 2012, 28% en 2017. Et même 71% aux régionales l’an passé, dans un contexte sanitaire particulier. C’est, à chaque fois, quelques points au-dessus de la moyenne nationale.
10h30, parking de Lidl. William s’apprête à faire gonfler un peu cette statistique de l'abstention. Cette fois c’est décidé, il n’ira plus voter. Charriot encore vide dans le hall du supermarché Lidl, le retraité s’emporte dès qu’on évoque l’élection présidentielle à venir.
"Les candidats ne méritent pas que je perde une journée de pêche pour eux."
William, un ouvrier retraitéà franceinfo
Jusqu’à ses 66 ans l’ancien ouvrier, avait toujours voté. Mais cette année, "c’est terminé". Les prétendants à l’Élysée ? "Tous des menteurs !, s'exclame-t-il. Ils font des promesses qu’ils n’ont jamais tenues lorsqu’ils étaient au gouvernement. Je ne crois plus au père Noël ". Sac de pomme de terre glissé dans le chariot, William s’épanche sur ses désillusions à gauche, là où sont ses idées. "Mitterrand, Hollande, tous les mêmes ! Une fois qu’ils mettent le doigt dans le pot de confiture, c’est foutu." Seule "Arlette" (Laguiller, six fois candidate Lutte Ouvrière, entre 1974 et 2007) trouverait encore grâce à ses yeux, "mais la pauvre n’est même plus [en lice]". Alors le retraité se contente "d’attendre son chèque en fin de mois et de vivre tranquille". Il assume sa démission électorale : "C’est aux jeunes de se battre, plus à nous".
Un repli sur soi également affiché par Murielle, sur le point de reprendre le volant de sa petite voiture. Ancienne élue locale, elle ne participe plus aux scrutins nationaux depuis une vingtaine d’année. Et ne vote qu’aux municipales, "plus proches, où il y a plus d’interaction". L’abstention est à ses yeux le prolongement d’un individualisme croissant. "On ne prête plus attention à ce qui se passe autour de nous, constate-t-elle, hormis l’écologie". Mais ça ne lui donne pas envie de voter pour un candidat sensible à l’environnement. "Je m’occupe de moi", justifie la quadragénaire, "les autres s’occuperont de la France à ma place".
S’en remettre aux autres, ce n’est pas du goût de Félicien, un père de famille. Il charge dans son coffre "quatre courses qui coûtent un bras", trop chères pour ses 1 500 euros de salaire. Mais Félicien ne votera pas pour un chantre du pouvoir d’achat, ça ne changerait "pas grand-chose". Le trentenaire considère sans ciller qu’on est "en dictature", la crise sanitaire l’a, selon lui, montré. Et il ne semble pas prêt à glisser à nouveau un bulletin Marine Le Pen dans l’urne, comme en 2012 et 2017. "Elle a changé", regrette-t-il.
12h30 brasserie Le Foy, en plein cœur de la vieille ville. C’est une autre déçue du vote Marine Le Pen, que l’on retrouve attablée. Parmi les habitués, verre de blanc sur le comptoir, les abstentionnistes se font plus rares que dans la zone commerciale. Sauf Roxane qui avait voté une fois pour la candidate RN. "Je voulais faire changer les choses, parce qu’il y a trop de droits sociaux en France", expose la jeune femme. Après avoir travaillé six ans avec des offices HLM, elle ne supporte pas qu’on "profite du système". "Mais il y a 10% de chances que Le Pen passe, déplore-t-elle. Et voter, quand on sait que ça ne passera jamais, c’est une perte de temps". Alors la trentenaire, mère célibataire, s’est tournée vers d’autres formes de mobilisation. Elle a participé au début du mouvement des "gilets jaunes" et projette de créer une association contre les violences conjugales. "Je construis ma vie pour moi et mon fils, poursuit-elle, je ne compte pas sur l’État français pour ça".
Deux tables derrière, Enzo déjeune avec quelques amies. À 23 ans, il n’a jamais glissé de bulletin dans une urne. Et n’a pas l’intention de commencer dans deux mois. Pas envie, pas intéressé. "Peut-être que j’irai voter un jour, avance le jeune éboueur en intérim, quand j’aurai gagné en maturité".
15h15, centre d’insertion Epide. "Un truc de vieux", c’est un peu comme ça que Valentin voit le vote. Le jeune homme est un des 83 pensionnaires de l’Établissement pour l’insertion dans l’emploi (Epide) de Langres, abrité dans une ancienne caserne. Ici, il est accompagné dans son projet, "son rêve" : devenir gendarme. Malgré ses cours d’éducation à la citoyenneté, il ne pense pas aller voter, sans totalement l’exclure. Il n’en voit pas vraiment l’utilité.
16h, maison de santé. Quels sont les ferments de toutes ces abstentions ? A priori, pas le marasme économique. Au pied de Langres, les industries recrutent. Le taux de chômage est bas, 5,5%. Mais la ville se dépeuple, perd institutions et services publics. En dix ans, le tribunal d’instance a migré. Les derniers militaires sont partis. La maternité a fermé. Dans la salle d’attente de la maison de santé installée elle aussi dans d'anciens bâtiments de l'armée, Noémie déplore le manque de généralistes, trois retraités, non remplacés. Elle a une fois dû conduire sa fille aux urgences, faute de rendez-vous disponible. Mais selon cette jeune animatrice de développement économique, ce qui l’a détournée des urnes, c’est le comportement des élus. Notamment ceux qu’elle côtoie dans son travail. "Il y a toujours un intérêt personnel derrière", cingle-t-elle, citant le récent achat contesté d’une DS à 78 000 euros comme voiture de fonction pour le président du conseil départemental de la Haute-Marne. Avant ce "dégoût, ce ras-le-bol", Noémie avait essayé de voter, une fois, il y a dix ans.
"Pour moi, la dernière fois c’était en 1968, pour le général de Gaulle", se souvient Bernadette, assise dans la même salle d’attente. L’ouvrière retraitée confesse avoir eu pour les scrutins suivant "la flemme, parce que le dimanche, c’est le jour où je reste chez moi".
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