Grève contre la réforme des retraites : les stocks de carburants sont-ils "suffisants" pour éviter une pénurie, comme le dit Elisabeth Borne ?
La France dispose de stocks stratégiques lui permettant de faire face à plus de trois mois de consommation de carburants sans réapprovisionnement. Les pénuries constatées aux stations-service sont le fait d'un trop grand nombre d'automobilistes venant faire le plein par crainte d'être à sec.
Y aura-t-il de l'essence à Noël ? Alors que les transports en commun sont largement perturbés, la question taraude les automobilistes qui se sont retrouvés face à des stations-service à sec, en banlieue parisienne comme dans la région marseillaise. En cause : la grève contre la réforme des retraites qui perturbe les expéditions depuis certaines raffineries françaises depuis une semaine. Au micro de RTL, jeudi 12 décembre, la ministre de la Transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne, s'est voulue rassurante. "Il n'y a strictement aucune menace, on a des stocks qui sont tout à fait suffisants", car ils permettent "d'assurer les besoins du pays pendant 90 jours", a-t-elle affirmé, appelant toutefois les conducteurs à ne pas "se précipiter dans les stations-service", afin de ne pas "générer des difficultés". Dit-elle vrai ou "fake" ?
Elisabeth Borne fait référence aux stocks stratégiques pétroliers. En tant que membre de l'Agence internationale de l'énergie et de l'Union européenne, la France a des obligations en matière de sécurité énergétique. Elle doit disposer en permanence de réserves de carburants, afin de faire face à une crise internationale empêchant de s'approvisionner en pétrole, ou à une crise nationale entraînant des pénuries. Ces stocks doivent correspondre à l'équivalent de plus de 90 jours d'importation de pétrole.
Assez de carburant pour tenir 107 jours
En 2015, indique le ministère de la Transition écologique et solidaire, ces stocks stratégiques étaient suffisants pour répondre à 107 jours de consommation de chaque type de carburants en France. Ces réserves concernent donc l'essence, le gazole, le fioul, mais aussi le GPL outre-mer. Le volume des stocks stratégiques est calculé en fonction de la règle suivante : les quantités stockées pendant l'année doivent correspondre à 29,5% des quantités distribuées l'année précédente, moins l'infime quantité de pétrole brut produit en France.
Ces réserves sont assurées à la fois par les entreprises qui produisent et commercialisent du carburant - BP, Esso, Total mais aussi les enseignes de la grande distribution - et par une structure, le Comité professionnel des stocks stratégiques pétroliers (CPSSP), à laquelle elles ont, au fil du temps, délégué leur obligation de stockage. Sur les 38 sociétés soumises à cet impératif, 31 chargent le CPSSP d'assurer 90% de leurs réserves.
Des dépôts dans les sept "zones de défense"
Le CPSSP délègue à son tour à la Société anonyme de gestion de stocks de sécurité (Sagess) la mission d'acheter les carburants nécessaires. En 2018, la Sagess assurait 73,9% du stockage, soit 13,9 millions de tonnes de carburants, précise sa plaquette de présentation (PDF). L'ensemble des réserves stratégiques françaises représentaient donc 18,8 millions de tonnes de carburant en 2018. La Sagess stocke ce carburant dans 89 sites, répartis sur l'ensemble du territoire dans 80 dépôts, 8 raffineries et un site souterrain - le plus grand de tous - dans les cavités salines de Manosque, dans les Alpes-de-Haute-Provence, comme l'atteste un rapport de la Sagess de 2017. En comptant les stocks des opérateurs pétroliers, le nombre de dépôts est d'environ 200.
Ces stocks stratégiques sont répartis dans chacune des sept "zones de défense", afin de couvrir tout le territoire. Chaque année, les pouvoirs publics en approuvent le plan de répartition. L'objectif est que chaque secteur dispose de stocks suffisants pour assurer 10 jours de consommation d'essence et 15 de gazole, comme le notait une plaquette de la Sagess (PDF) de 2013. Dans les faits, les stocks sont souvent bien supérieurs, comme l'attestait un rapport de la même société en 2013.
"On est loin, très très loin d'une pénurie"
Depuis le début de la grève contre la réforme des retraites, l'Etat a déjà autorisé les pétroliers à puiser dans les stocks stratégiques pour approvisionner les 11 000 stations-service hexagonales. Le président de l'Union française des industries pétrolières (Ufip), Francis Duseux, l'a révélé, une semaine après le début du conflit.
On a pas mal débloqué de stocks stratégiques depuis le début de la crise, ce qui nous permet de tourner.
Francis Duseux, président de l'Union française des industries pétrolièresà franceinfo
La dernière fois que la France a eu recours à ces stocks, c'était lors de la mobilisation sociale contre la loi Travail au printemps 2016. "Chaque fois qu'il y a un conflit de ce genre-là, on les utilise", a confirmé le patron des pétroliers, reconnaissant qu'"il y a beaucoup de flexibilité de la part du gouvernement". Sans oublier que "la police systématiquement débloque les dépôts", a-t-il ajouté. Grâce à cela, au moment où sept des huit raffineries de France métropolitaine étaient bloquées le 10 décembre, "on [était] loin, très très loin d'une pénurie ou d'une crise majeure", a assuré Francis Duseux.
"L'état des stocks est bon"
Comment expliquer alors que, cinq jours après le début de la grève, l'Ufip comptabilisait 1,6% des stations-service - soit moins de 200 points de vente - en défaut, c'est-à-dire en rupture d'au moins un carburant ? Autorités, professionnels du secteur comme syndicats avancent la même explication. "Le seul risque repose dans les pleins de précaution, qui peuvent créer des tensions à la pompe et qui ne sont d'aucune utilité alors que les stocks sont bons", répond le ministère de la Transition écologique, joint par franceinfo.
"Le consommateur doit se dire : 'Si je n'ai plus de carburant, je ne vais plus travailler. Donc il fait des pleins de manière anticipée et ça a évidemment une incidence sur le stockage des stations-service", abonde sur France 2 Francis Pousse, président de la branche carburant du Conseil national des professions de l'automobile.
"Dès qu'on annonce que des raffineries sont bloquées ou en grève, tout le monde se précipite à la pompe pour faire le plein, même ceux qui n'en ont pas besoin. C'est ça qui crée la pénurie", confirme Daniel Morel, délégué fédéral de la branche chimie de la CFDT.
Pour créer une vraie pénurie, il faudrait une grève de plus de trois mois. C'est difficilement imaginable.
Daniel Morel, délégué fédéral de la branche chimie de la CFDTà franceinfo
Près de deux semaines après le début du conflit et alors que des grèves continuent de perturber la production et les expéditions dans les raffineries de Fos, Donges, Feyzin, Grandpuits et de La Mède, le ministère assure à franceinfo que "l'état des stocks est bon. Près de 99% de stations-service n'ont aucune difficulté et ne manquent d'aucun produit."
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