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"Rouleau compresseur", "bon à rien" : les témoignages marquants des premières semaines du procès France Télecom

Les anciens responsables de France Télécom sont jugés pour "harcèlement moral" entre 2007 et 2010. Prévenus, médecins, syndicalistes, anciens salariés et familles de salariés qui ont mis fin à leur jour ont défilé à la barre depuis le 6 mai.

Article rédigé par franceinfo
France Télévisions
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Didier Lombard, ancien président de France Télécom, au tribunal de grande instance de Paris, le 6 mai 2019.  (CHRISTOPHE MORIN / MAXPPP)

C'est un procès historique. Pour la première fois, les responsables d'une entreprise du CAC 40 sont jugés pour "harcèlement moral". Depuis le 6 mai, le tribunal correctionnel de Paris se penche sur ce qui s'est passé entre 2007 et 2010 à France Télécom, où une soixantaine de suicides de salariés et d’agents ont été recensés.

Depuis trois semaines, la 31e chambre examine un par un les 39 cas retenus par les juges d'instruction, dont 19 suicides et 12 tentatives. Franceinfo revient sur les témoignages-clés de ces audiences.

 Didier Lombard : "'Par la porte ou par la fenêtre', c'est une phrase idiote"

Sept anciens dirigeants sont assis sur le banc des prévenus. Parmi eux, l'ex-PDG Didier Lombard, son ex-bras droit Louis-Pierre Wenès et l'ex-DRH Olivier Barberot, jugés pour "harcèlement moral" et "complicité" de ce délit. Depuis le début des débats, ils "contestent les agissements qui leur sont reprochés", comme le rapporte l'AFP.

Pour leur défense, les trois hommes disent avoir exécuté le plan Next et son volet social, Act, afin d'assurer la survie de l'entreprise France Télécom devenue Orange, au milieu des années 2000. A l'époque, en 2006, ils ont trois ans pour supprimer 22 000 postes sur 120 000, soit environ un salarié sur six, et faire changer de poste ou de lieu de travail 10 000 autres salariés. 

Problème, le statut de fonctionnaire de la majorité des salariés empêche la direction du groupe de conduire un plan social et économique. L'ex-PDG, son ex-bras droit et l'ex-DRH, "le bon, la brute et le truand" comme ils se surnommaient selon L'Humanité, doivent faire en sorte que les salariés partent d'eux-mêmes. Didier Lombard enjoint ses troupes de sortir "de la position mère poule" pour accomplir les suppressions de postes, lors d'une réunion le 20 octobre 2006, allant jusqu'à dire : "En 2007, je ferai les départs d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte." 

A la barre, l'homme concède une "erreur" et reconnaît, au 9e jour d'audience, avoir prononcé ces mots. "C’est une phrase idiote, je la regrette si cela a eu des conséquences négatives ". A ce stade du procès, il n'a néanmoins jamais exprimé de regrets quant aux transformations imposées à l'entreprise alors surendettée. 

La médecin du travail : "Tout est fait pour déstabiliser les salariés"

La méthode appliquée pour le plan Next conduit des milliers de salariés à quitter l'entreprise. Des centaines d'autres plongent dans la dépression ou la souffrance chronique. Des réorganisations "nombreuses" et "désordonnées" comme Monique Fraysse-Guiglini, médecin du travail embauchée en 1994 à Grenoble, n'en avait jamais connu. Aujourd'hui à la retraite, la médecin a remonté le temps à la barre en livrant un récit qui a tendu la salle d'audience, comme le relate la journaliste Cécile Rousseau, qui couvre le procès pour L'Humanité

Alors que "les réorganisations de services, les placardisations, les mobilités forcées" se multiplient, la médecin remarque que "tout est fait pour déstabiliser les salariés". À la mi-2007, les consultations spontanées des salariés sont en hausse pour des "syndromes anxio-dépressifs, des troubles du sommeil ou de l'appétit, des addictions… Il y a eu beaucoup de dégâts sur le plan humain". Les visites médicales spontanées atteignent 14,8%, contre 11% l'année précédente. "Quand tout va bien, les salariés ne demandent pas à rencontrer la médecine du travail", remarque Monique Fraysse-Guiglini. Entre 2008 et 2009, les passages à l'infirmerie ont augmenté de 45%. "Du jamais-vu", lance la retraitée. 

Poursuivant sa déclaration, elle décrit une ambiance générale dégradée où "les rivalités et les pressions entre collègues" s'exacerbent en même temps que "le management par la pression s'accentue".  Monique Fraysse-Guiglini enchaîne les exemples : "Daniel se voit annoncer son changement de poste au téléphone. Choqué, il ne se rappelle pas comment il est rentré chez lui." Elle raconte qu'un autre salarié s'est jeté sur son manager pour l’étrangler. "Cela vous donne une idée de la brutalité avec laquelle les annonces étaient faites. (…) Les cadres étaient obsédés par la tenue des objectifs. "

Face à cette situation, la médecin du travail utilise le seul moyen à sa disposition : la fiche d’aptitude. "Je l’ai utilisée autant que j’ai pu pour sauver, si je puis dire, les salariés." Avec d'autres médecins, elle tente d'alerter Olivier Barberot, mais l'ex-DRH "ne prend en rien la mesure" du problème et plaisante même : " Vous, les médecins, vous ne voyez que les gens à problème."

L'inspectrice du travail : "Une mise en danger d'autrui" 

En vingt-sept ans de métier, Sylvie Catala, inspectrice du travail, n'a "jamais vu autant d'écrits disant 'je suis mal au travail'". Chargée d'enquêter sur la situation de France Télécom à partir de septembre 2009, elle voit ses collaborateurs lui signaler rapidement des documents faisant "tous état de risques psychosociaux ". Six mois plus tard, en février 2010, elle alerte le procureur de la République, en lui transmettant son rapport. Devant le tribunal, elle explique qu'elle était "arrivée à la conclusion que les faits qu'[elle] examinai[t] étaient susceptibles de caractériser une mise en danger d'autrui et du harcèlement moral". 

A la même époque, le cabinet d'expertise Technologia est mandaté par la direction et le CHSCT (Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) pour mener une étude. A la barre, son cofondateur, Jean-Claude Delgenès, témoigne que "les salariés étaient devenus des cibles". "On était dans une logique de rouleau compresseur. Seul comptait le résultat", explique-t-il à la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant. Une enquête interne est effectuée par son cabinet en septembre 2009. En trois semaines, 80 000 employés répondent, dont 25 000 en quatre jours. La fierté d'appartenir à l'entreprise, qui s'élevait à 95%, chute à 39%.

Un syndicaliste : "Il y avait un suicide toutes les semaines"

"Qu'est-ce que vous avez fait ? Rien, rien, rien !" Patrick Ackermann laisse éclater sa colère lors de sa déposition, le sixième jour du procès, comme le rapporte la journaliste Chloé Pilorget-Rezzouk dans les colonnes de Libération. "L'été 2009 a été un traumatisme, il y avait un suicide toutes les semaines", renchérit le syndicaliste, premier témoin entendu dans le procès. C'est lui qui, le 14 septembre 2009, a déposé plainte au nom de la fédération Sud-PTT pour "mise en danger de la vie d'autrui". Ce "n'est pas simple pour un syndicat de porter plainte contre sa direction", prend-il soin de préciser devant le tribunal. 

Les syndicalistes ont rapidement repéré les signes d’un profond malaise. Mais comme le raconte Fabienne Viala, élue CGT entendue le même jour que Patrick Ackermann, "les suicides sont connus par la direction en 2007, mais elle s’oppose aux expertises. (…) Elle a fait le choix de ne pas soigner les causes du mal. "

Un ancien salarié : "J'étais un bon à rien, un parasite"

Daniel Doublet, ex-cadre dirigeant à France Télécom, fait partie des premières victimes entendues jeudi 23 mai. Jusqu'en 2004, il avait sous sa responsabilité entre 150 et 200 agents. Puis en 2005 – une "année terrible", une "année noire" – une enquête menée sur lui conclut à une "insuffisance professionnelle". Il est alors, comme de nombreux autres salariés, pressé de quitter France Télécom, mais il s'accroche. En mars 2006, il est affecté à Besançon, à 450 kilomètres de sa famille qui vit en Ile-de-France. Entre 2006 et 2008, il a présenté 32 candidatures pour se rapprocher de sa famille. En vain. 

"A partir d'août 2006, après la disparition de mon unité, on ne me donne plus de travail, raconte-t-il au tribunal. Je ne suis même pas dans l'organigramme ! Imaginez mon isolement. Je ne suis rien du tout. Je suis soi-disant chargé de mission, mais sans lettre de mission !" se souvient-il. Une situation qui a duré, selon lui, jusqu'en mars 2009. Période pendant laquelle il ne touche plus de part variable. "Ça s'accompagne d'une dévalorisation insupportable. J'étais un bon à rien, un parasite", lâche le retraité.

Du côté des familles des victimes, une enseignante retraitée est également venue témoigner. Son mari, fonctionnaire chez France Télécom, s'est suicidé en 2006. A la barre, elle a raconté un homme submergé par son travail et impliqué. "Mon mari n'avait jamais eu de problème psychologique. Il était très attentif aux salariés avec lesquels il travaillait dans le centre d'appel, mais peut-être pas assez à lui-même." Sa voix se brise quand elle décrit avec des mots simples ce "jeudi matin" de novembre : "Il est parti en voiture devant moi et j'ai appris quelques heures plus tard qu'au lieu de partir à Bordeaux, il s'était suicidé à notre domicile." 

Le procès doit durer jusqu'au 12 juillet.

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