Témoignages "Je préfère perdre un peu d'argent plutôt que deux ans de ma vie" : sept grévistes contre la réforme des retraites racontent leurs "sacrifices"
"Au lieu de faire le plein, on met 30 balles et on voit au jour le jour." Depuis mi-janvier, Yann Werner, agent hospitalier en Moselle, limite toutes ses dépenses. Cette réduction de son train de vie n'est pas seulement liée à l'inflation qui grignote son salaire depuis de longs mois, mais également aux dix journées de grève contre la réforme des retraites qu'il a faites.
Comment les grévistes, occasionnels ou "en reconductible", tiennent-ils depuis trois mois avec des revenus diminués, parfois amputés d'un mois de salaire complet ? Coups de pouce des caisses de grève, économies entamées, chasse aux promotions dans les grandes surfaces… Sept d'entre eux témoignent pour franceinfo, avant la 12e journée de mobilisation prévue jeudi 13 avril.
Ahmed Berrahal, 14 jours de grève : "Les caisses de grève ne couvrent pas le salaire"
Pour le déjeuner, Ahmed Berrahal, machiniste à la RATP, a pris une nouvelle habitude. "Je vais manger chez mes parents", explique le quadragénaire. "Cela m'évite de devoir faire les courses", précise le salarié, dont les revenus ont fondu ces derniers mois. Avec 14 journées de grève au compteur, Ahmed estime avoir renoncé à environ 1 300 euros depuis janvier, pour un salaire mensuel net qui tourne habituellement autour de 2 000 euros.
Pour continuer à payer ses factures d'électricité et son loyer de 830 euros par mois, il a réduit toutes ses autres dépenses. "On se serre la ceinture, on restreint les sorties, on évite de prendre la voiture, on réduit même le nombre de cigarettes qu'on fume", énumère-t-il. Une bouffée d'oxygène devrait bientôt lui permettre de souffler. "Trois caisses de grèves nous ont versé des chèques de 5 000, 10 000 et 15 000 euros", se félicite-t-il, depuis le centre bus de Flandres à Pantin (Seine-Saint-Denis). Selon ses calculs, après le partage entre les grévistes, il espère ainsi bénéficier de 800 à 900 euros d'aide dans les jours à venir. "Les caisses de grève ne couvrent pas tout notre salaire mais elles permettent de tenir, se réjouit-il. Sans elles, on ne pourrait pas continuer."
Valérie, 12 jours de grève : "On n'ira pas en vacances au camping cet été"
Chez Valérie, dans un petit village du Gard, les discussions avec "[s]es deux ados" tournent souvent autour du même sujet. "Ils me disent 'Ohlalala, ça va être chaud la paie, maman'", raconte cette éducatrice spécialisée de 50 ans. Depuis le 19 janvier, cette mère célibataire a fait grève à 12 reprises. De quoi amputer ses revenus d'environ 1 000 euros, sans compter le jour et demi de RTT utilisé. Un "sacrifice", pour celle qui gagne 2 000 euros net par mois. Conséquence pour ses deux grands enfants : "On a différé l'achat de la paire de baskets", explique Valérie. "Et on va plutôt prendre de l'occasion qu'aller en magasin", précise-t-elle. Au supermarché, la quinquagénaire traque désormais les étiquettes "-50%" sur les produits presque périmés. Les loisirs vont aussi être réduits pour toute la famille : "On n'ira pas en vacances au camping cet été... mais chez des amis !"
Désormais, tout tourne autour de la mobilisation pour Valérie. Pas question de prendre sa voiture seule pour faire les dizaines de kilomètres qui la séparent d'Alès ou d'Aubenas pour aller manifester chaque semaine. "On a fait un tableau Excel pour proposer des covoiturages depuis la place du village", explique la militante de longue date. Ces petits arrangements lui permettent d'envisager une mobilisation encore longue, si cela est nécessaire. "On ne lâchera pas. Je vais continuer à perdre de l'argent. On va continuer à m'enlever des jours de RTT. Mais ça vaut mieux que deux ans de plus", assure-t-elle.
Guillaume Clerc, six jours de grève : "Je ne touche pas à la marque des couches de notre enfant"
Les placards de Guillaume Clerc sont un peu plus vides que d'habitude. "Je fais moins les courses en ce moment, j'essaie de manger tout ce qu'il y a déjà chez moi", explique ce chargé de clientèle à la banque postale. Le plus difficile ? "J'avais une pâte à tartiner bio que j'aimais beaucoup, je n'en prends plus", souffle le Nordiste de 25 ans. Depuis mi-janvier, il a fait grève à six reprises, pour une perte nette d'environ 80 euros par jour non travaillé. Malgré cette baisse de rémunération, il y a une chose à laquelle Guillaume Clerc ne renoncera pas. "Je ne touche pas à la marque des couches de notre enfant, assure-t-il. La grève, c'est mon choix, ça ne doit pas avoir d'impact sur lui."
Même si la mobilisation est faible dans son entreprise, lui est convaincu de la nécessité de faire grève... dans la limite des finances disponibles. "Je suis allé à la plupart des manifestations, mais c'est vrai que j'ai dû en ignorer une ou deux, reconnaît le jeune père. Dans le contexte d'inflation actuel, je ne pourrais pas faire comme les éboueurs parisiens. Je pense que j'ai les ressources pour faire encore deux ou trois grosses journées d'action. Pas plus."
Marion Laval, sept jours de grève : "C'est déjà la galère habituellement, ça va juste être encore plus la galère"
Dans son collège d'Alès (Gard), Marion Laval a installé une petite caisse de grève dans la salle des professeurs. "Ce n'est pas pour moi, mais pour les surveillants ou les accompagnants d'élèves en situation de handicap qui gagnent moins de 1 000 euros par mois et qui ont bien du mal à faire grève", explique la professeure de lettres classiques. Mais la dernière fois qu'elle a voulu la relever, la boîte en carton était désespérément vide. Pas de quoi entamer sa détermination. "C'est une question de conviction", affirme Marion Laval.
Depuis le début de la mobilisation contre la réforme des retraites, l'enseignante de 34 ans a déjà fait grève sept fois, soit quasiment lors de tous les appels nationaux de l'intersyndicale. "Sauf le mercredi, parce que j'ai ma classe de troisième dont je suis la professeure principale", précise Marion Laval. Sa mobilisation devrait lui coûter environ 850 euros, alors qu'elle gagne près de 2 300 euros par mois, heures supplémentaires comprises. "C'est déjà la galère habituellement, alors ça va juste être encore plus la galère...", résume-t-elle.
Julien, 18 jours de grève : "Je fais partie de ceux qui peuvent se le permettre"
En ce début d'année 2023, le salaire de Julien, professeur de technologie au collège, va être réduit comme peau de chagrin. Depuis mi-janvier, il a cumulé 18 jours de grève contre la réforme des retraites. Au total, "cela va me coûter environ 1 500 euros", a calculé l'enseignant de 38 ans. Habituellement, sa fiche de paie affiche autour de 2 000 euros net. Mais ce manque à gagner ne l'inquiète pas plus que ça. "Je fais partie de ceux qui peuvent se le permettre, assure l'enseignant. Je vis seul, je n'ai pas d'enfants, j'ai peu de contraintes financières." Julien a aussi quelques économies et un petit patrimoine immobilier qui fait rentrer un peu d'argent.
Une situation plutôt confortable, qui lui permet de mettre toutes ses forces dans la mobilisation. "J'ai fait grève pour les grandes manifestations à Paris, mais aussi pour aider au blocage de certains lieux, comme l'incinérateur à Ivry", explique Julien, depuis le Val-de-Marne. Pour lui, c'est "le prix à payer pour se faire entendre". Et s'il espère que la situation va "s'apaiser", il n'est pas près de baisser les bras : "Si on doit continuer, on continuera."
Yann Werner, 10 jours de grève : "Je préfère perdre un peu d'argent que deux ans de ma vie"
Chez Yann Werner, en Moselle, la grève se fait en famille. A ses côtés, sa fille et sa compagne ont également rejoint le bloc des grévistes contre la réforme des retraites. "C'est hyper important. Je préfère perdre un peu d'argent plutôt que deux ans de ma vie", affirme le magasinier. Mais la mobilisation est aussi une affaire de sous. Avec ses trente-et-un ans d'ancienneté, Yann Werner touche moins de 1 900 euros net par mois. Depuis le mois de janvier, il s'est privé d'environ 500 euros de salaire. "Et encore, je n'ai fait grève que quelques heures à chaque fois", précise-t-il. Sa fille, elle, a dû renoncer au bout de deux jours de grève. "Dans le périscolaire, avec 800 euros par mois, elle ne pouvait pas faire plus", reconnaît le militant de longue date.
Yann Werner et sa compagne, eux, ont décidé de continuer la grève, malgré le "double impact financier" sur le budget du couple. "On est déjà ric-rac toute l'année, alors un peu plus ou un peu moins… au moins on se bat pour quelque chose !", lance le quinquagénaire. S'il a déjà grignoté sur ses jours de congés, multiplié les actions en dehors de ses heures de travail et réduit ses achats, Yann Werner ne compte pas s'arrêter là : "Moi, j'arriverai toujours à me démerder. J'ai la chance d'avoir une maison et un jardin. Au pire, je ferai pousser des salades."
Xavier Chiarelli, 23 jours de grève : "L'obstacle financier n'est pas toujours le principal obstacle"
Depuis le 7 mars, Xavier Chiarelli n'a pas touché à une seule enveloppe, ni à un seul timbre. Ce postier de 42 ans est engagé dans une grève reconductible, votée chaque jour depuis un mois lors de l'assemblée générale interprofessionnelle des Hauts-de-Seine. Un engagement total qui va lui coûter, au minimum, un mois de salaire complet, soit environ 1 500 euros net. Ce manque à gagner devrait être, en partie, comblé par un chèque de la caisse de solidarité que les grévistes attendent avec impatience. "Ça ne va pas me payer ma grève, mais ça va me permettre de payer mon loyer et mes factures", espère-t-il.
L'enjeu est ailleurs pour Xavier Chiarelli. "L'obstacle financier n'est pas toujours le principal obstacle pour faire grève", assure-t-il. Selon ce postier syndiqué, il s'agit d'abord de "convictions". Les siennes n'ont pas changé depuis le début du mouvement. "Le but, ce n'est pas de témoigner ou de faire un sacrifice, balaie le quadragénaire. Le but, c'est de gagner."
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