Reportage Grève contre la réforme des retraites : à l'incinérateur d'Ivry, les manifestants défendent les blocages pour "toucher l'Etat au portefeuille"

Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Des opposants à la réforme des retraites bloquent le site de l'incinérateur d'Ivry, en banlieue parisienne, le 27 mars 2023. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)
Plusieurs centaines de personnes ont empêché la réception des ordures au centre d'incinération des déchets de ce site en bordure sud de la capitale, lundi. Mais au-delà de la mobilisation quotidienne, les interrogations sur la suite du mouvement fusent.

Les applaudissements retentissent devant le centre d'incinération des déchets d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), lundi 27 mars. En cette fin de matinée, les camions bennes rentrent se garer, après avoir déchargé leur cargaison à Romainville (Seine-Saint-Denis), faute d'avoir pu accéder au site d'Ivry. Dès 8 heures, des dizaines, puis des centaines de salariés d'autres secteurs sont venus prêter main forte aux grévistes de l'incinérateur, qui ont cessé le travail le 6 mars pour protester contre la réforme des retraites.

Parmi eux : des éboueurs, des cheminots, des salariés des industries électriques et gazières, des enseignants, des étudiants. Mais aussi quelques députés de La France insoumise, comme Antoine Léaument et Eric Coquerel, ou encore Alice Coffin, adjointe Europe Ecologie-Les Verts (EELV) à la mairie de Paris. Résultat : malgré la présence de policiers, le barrage filtrant a fonctionné, empêchant l'incinérateur de réceptionner les ordures. Depuis la cabine de leur véhicule vert, les éboueurs saluent la foule dans un concert de klaxons.

"Faire grève n'est pas suffisant"

Pourquoi s'être déplacé sur un lieu de travail qui n'est pas le leur ? "Il faut que les secteurs de pointe puissent tenir, qu'ils sentent qu'ils ne sont pas seuls", explique Bertrand, enseignant d'histoire-géographie en Essonne. Ce militant du Snes-FSU, le premier syndicat des enseignants de second degré, est venu en compagnie de connaissances de l'interprofessionnelle du 20e arrondissement, un réseau de travailleurs lancé en 2019 lors de la lutte contre le précédent projet de réforme des retraites.

"Les blocages ont des répercussions médiatiques, ça permet de relancer la discussion avec les collègues, de leur montrer que le mouvement n'est pas mort."

Bertrand, professeur d'histoire-géographie

à franceinfo

"Il ne faut pas se cantonner aux manifestations de l'intersyndicale, où on défile bien gentiment une fois par semaine, puis on rentre chez soi", avance aussi Maurin, professeur de SES dans un lycée de Courbevoie (Hauts-de-Seine). "Je vais là où je suis le plus utile, j'essaie d'être dans l'action", ajoute celui qui s'informe sur les lieux de blocage via le média alternatif paris-luttes.info. "Faire grève n'est pas suffisant. Il y a besoin de faire des actions qui dérangent, sinon, on n'est pas écouté", renchérit Aurore, développeuse dans une PME en informatique. En grève depuis le 7 mars, elle a été prévenue de l'appel des salariés de l'incinérateur par des connaissances rencontrées ici la semaine dernière.

Maurin et Anton, deux professeurs opposés à la réforme des retraites, sont venus participer au barrage filtrant à l'incinérateur d'Ivry, en banlieue parisienne, le 27 mars 2023. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

A côté d'elle, Nicolas et Joël, ingénieur-chercheur et cadre chez EDF, ont été envoyés par la coordination régionale d'Ile-de-France de la CGT. "Ce matin, certains de nos collègues grévistes sont allés aider le mouvement à l'incinérateur d'Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) et d'autres sont venus ici", détaillent les deux quinquas. Pour obtenir le retrait de la réforme des retraites, "il faut toucher l'Etat au portefeuille en organisant des grèves reconductibles partout où c'est possible", estime Nicolas.

"Ce dont on rêve, c'est que les grands patrons appellent [Emmanuel] Macron en lui disant : 'Arrête tes conneries, on perd trop d'argent.'"

Joël, cadre chez EDF

à franceinfo

"Il faut une unité beaucoup plus forte au niveau de la nation, il faut que tout le monde fasse grève, acquiesce Paul*, technicien exploitant de l'incinérateur d'Ivry. [Emmanuel] Macron l'a dit lui-même, il n'y a qu'en mettant l'économie à terre que ça va marcher." "Mon message aux autres travailleurs, c'est : 'N'attendez pas qu'on gagne la bataille sans vous, venez nous aider !'", lance aussi Samuel, éboueur dans le 14e arrondissement de Paris, qui rappelle qu'en 2006, la mobilisation avait eu raison du contrat de première embauche (CPE) porté par le gouvernement de Dominique de Villepin.

"Une grève, ça coûte"

Pourtant, malgré l'opposition d'une majorité de Français et des manifestations record, les grèves reconductibles peinent à essaimer au-delà de quelques secteurs stratégiques (énergie, raffineries, dockers, cheminots, éboueurs). "Ça fait un moment que l'intersyndicale aurait dû annoncer la grève générale reconductible", lâche Aurore, mettant le doigt sur les divergences stratégiques entre syndicats réformistes et contestataires. "Une grève, ça coûte, et tout le monde n'a pas les moyens de la faire", justifie Nicolas, qui a cessé le travail depuis trois semaines, et confesse se "reposer sur [s]a partenaire et piocher dans [s]es économies".

Samuel, éboueur dans le 14e arrondissement de la capitale, est venu soutenir le barrage filtrant de l'incinérateur d'Ivry, le 27 mars 2023. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

"Bien sûr que trois semaines sans salaire, ça fait mal, mais ensuite la victoire c'est pour toute une vie !, rappelle David*, salarié de l'incinérateur d'Ivry. Je pense à mon fils, j'aimerais lui laisser ce qu'on m'a légué." Alors que la principale caisse de grève nationale a dépassé les deux millions d'euros fin mars, ce jeune papa n'a que peu d'espoir de toucher un centime. "Je ne compte pas là-dessus : si je fais grève, c'est par conviction. Et je continuerai jusqu'au retrait de la réforme."

Bertrand, le prof d'histoire-géo, ne croit plus "à la grève générale totale". Mais, selon lui, elle n'est pas nécessaire pour obtenir le retrait de la réforme tant contestée. "Il faut que le gouvernement ne puisse pas anticiper la fin du mouvement, donc que ça vienne de partout, qu'il y ait des blocages successifs par secteur. A chaque fois, il faut tenir le blocage le plus longtemps possible. Et ensuite, un autre secteur doit prendre le relai", détaille celui qui espère que l'enseignement organisera "une semaine morte" avec des fermetures massives de classe. "Les flics vont être à cran, ils font des heures pas possibles", relève de son côté Jean*, exploitant à l'incinérateur d'Ivry.

"A un moment, on est tous humains, il y aura forcément une bavure policière... Pour que le gouvernement recule, il faudra peut-être ça."

Jean*, salarié de l'incinérateur d'Ivry

à franceinfo

"Il faut qu'on organise davantage nos réseaux"

Le barrage filtrant a fonctionné, la journée est un succès. Mais la bataille est loin d'être gagnée, relève Marc Bontemps, secrétaire général du Syndicat de la production de la région parisienne, qui fait partie de la FNME-CGT. "Comment on utilise nos ressources limitées pour bloquer partout ?", s'interroge le syndicaliste face à la foule rassemblée devant l'incinérateur. "On est 700, mais on pouvait bloquer le site de la même manière en étant 200. Et les 500 autres auraient pu être utiles ailleurs. Il faut qu'on organise davantage nos réseaux, de manière à toucher plus de secteurs économiques pour généraliser la grève."

Pour ce faire, des salariés de divers secteurs (raffineries, éboueurs, cheminots, transports aériens...), des collectifs étudiants et contre les violences policières ont lancé mi-mars le Réseau pour la grève générale, qui vise à promouvoir le lancement de comités d'action locaux afin de recenser et d'aider à l'organisation de la grève générale dans un grand nombre de secteurs. En Ile-de-France, une nouvelle réunion était prévue lundi soir.

 * Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.

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