Covid-19 : le gouvernement prend-il trop de risques avec les prêts garantis par l'Etat pour faire face à la crise ?
Plus de 125 milliards d'euros de crédits ont été distribués à plus de 610 000 entreprises pour renflouer leur trésorerie. Mais le dispositif n'est pas sans risque. En cas de faillite des emprunteurs, l'Etat devra payer l'addition.
C'est l'une des principales mesures du gouvernement pour soutenir l'économie, éprouvée par l'épidémie de coronavirus. Depuis le printemps, les entreprises en manque de trésorerie peuvent souscrire des prêts garantis par l'Etat (PGE) auprès de leurs banques. Plus de 125 milliards d'euros ont ainsi été empruntés depuis le mois de mars, par plus de 610 000 entreprises, majoritairement de petite taille (93% de TPE et de PME). Mais le dispositif est à double tranchant. Car si les emprunteurs font banqueroute, alors c'est à l'Etat de payer l'addition : à hauteur de 90% du montant pour les TPE et les PME, et de 70 à 80% pour les grandes entreprises.
Des prêts largement octroyés
Le système des PGE a été lancé un peu partout en Europe. Mais c'est en France que la formule a le plus de succès, devant l'Italie (120 milliards d'euros), l'Espagne (108 milliards), le Royaume-Uni (88 milliards) et l'Allemagne (55 milliards). Et les compteurs sont loin d'être arrêtés. Le gouvernement français a prévu une enveloppe totale de 300 milliards d'euros de fonds mobilisables. Et à la mi-octobre, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a annoncé un allongement du dispositif de six mois supplémentaires, jusqu'en juin 2021.
"C'est un grand succès. Les PGE ont bien pénétré le tissu des TPE et des PME, y compris dans les entreprises qui n'avaient pas de relations bancaires très structurées", relève Nicolas Véron, économiste au think tank Bruegel et à l'Institut Peterson. Laurent Munerot, le président de l'Union des entreprises de proximité (U2P), qui représente 2,8 millions d'artisans, de commerçants et de professions libérales, fait le même constat. "Honnêtement, il n'y a pas eu beaucoup d'entreprises qui n'ont pas eu le droit au PGE. En poussant, nous avons même réussi à ce que des entreprises en situation délicate puissent en bénéficier", souligne-t-il. De fait, le taux de refus des demandes de PGE est très faible : seulement 2,8% des entreprises éligibles ont été éconduites, selon un compteur mis à jour chaque semaine par le gouvernement.
Résultat, le nombre de faillites est en chute libre depuis le mois de mars. Seulement 20 500 procédures pour un redressement ou une liquidation judiciaire ont été ouvertes dans les tribunaux de commerce, depuis le début de l'année. C'est 40% de moins qu'en 2019 et en 2018. Et ce phénomène touche également les procédures de conciliation, ces ententes confidentielles organisées à huis clos entre les chefs d'entreprise en situation délicate et leurs créanciers pour éviter les tribunaux. "Nous avons assez peu de nouveaux dossiers qui soient des conséquences directes de la pandémie", reconnaît Serge Pelletier, avocat spécialiste du droit des entreprises en difficulté.
Des pertes nettes estimées à 3,6 milliards d'euros
Mais pour l'avocat, les aides d'Etat, dont les prêts garantis, ont eu un effet d'aubaine qui a profité à toutes les entreprises sans distinction, même celles qui étaient déjà en difficulté avant la pandémie. "Les critères d'attribution des PGE sont relativement souples. Tant que vous n'êtes pas engagé dans une procédure de sauvegarde ou de redressement judiciaire et que le niveau de vos capitaux propres vous laisse à l'écart de la définition d'entreprise en difficulté selon les règles européennes, le dossier passe", relève Serge Pelletier. Renflouées par ces apports de trésorerie, un grand nombre d'entreprises ont ainsi pu éviter le dépôt de bilan. Mais cette situation n'est pas tenable sur le long terme. "Le gouvernement a simplement retardé l'échéance. Il va y avoir une crise économique majeure qui va forcément entraîner une vague de faillites. Les entreprises bénéficient actuellement de faveurs de trésorerie. Mais cette situation a pour conséquence de faire grossir les passifs. Et à terme, il faudra payer", affirme Serge Pelletier.
Interrogé par franceinfo, Bercy assume pleinement cette part de risque.
"Le fait qu'on ait beaucoup moins de procédures collectives cette année, c'est le signe qu'effectivement, nous avons soutenu largement. Mais c'était une volonté de notre part."
Le ministère de l'Economieà franceinfo
Conscient malgré tout du risque de voir un grand nombre d'emprunteurs acculés en 2021 par les premières échéances de leurs crédits, le gouvernement s'est résolu à allonger les délais de remboursement. Bruno Le Maire a annoncé le 29 octobre que les entreprises en difficulté pourraient demander une deuxième année de différé avant de commencer à rembourser leur PGE, en plus de la première année blanche déjà prévue par le dispositif. Cette annonce amène les prévisionnistes à revoir à la baisse leurs prédictions sur le nombre de faillites en 2021. L'assureur crédit Coface prévoit ainsi une hausse des dépôts de bilan de seulement 16% par rapport à 2019.
Quel sera le montant de la facture des PGE pour l'Etat, et donc le contribuable ? Une première estimation a été inscrite dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2021, actuellement en discussion au Parlement. Le gouvernement, qui s'appuie sur des modélisations faites par la Banque de France, table sur 4,6% de défaillance, soit des pertes brutes de 6,4 milliards d'euros étalées sur six ans jusqu'en 2026. Et grâce aux primes générées par les emprunts, évaluées à 2,9 milliards d'euros, les pertes nettes seraient rabaissées à 3,6 milliards d'euros. Mais ce scénario a été préparé avant la décision de reconfiner le pays, le 30 octobre. Interrogée par franceinfo à propos de l'impact du reconfinement sur ses calculs, la Banque de France botte en touche. "Malheureusement, nous ne sommes pas habilités à y répondre", explique l'institution financière.
Une majorité d'entreprises n'ont pas dépensé leur PGE
Les prévisions inscrites dans le PLF ne prennent notamment pas en compte les nouvelles annonces faites en octobre par Bruno Le Maire : la possibilité offerte aux entreprises de demander un différé de remboursement d'une année supplémentaire, jusqu'en 2022 pour les emprunts faits cette année, et l'extension du dispositif jusqu'en juin 2021. Bercy ne prévoit pas de répercussion forte de ces dispositions. "Ces deux éléments vont avoir un impact extrêmement marginal sur le montant de l'évaluation des pertes de l'Etat sur ce dispositif", affirme le ministère de l'Economie à franceinfo.
Du côté de la Banque publique d'investissement Bpifrance, le discours se veut aussi plutôt rassurant. L'institution, qui fait l'intermédiaire entre l'Etat et les banques dans la distribution des PGE, relève que peu d'entreprises ont dépensé l'argent qu'elles ont emprunté. "Notre dernière enquête réalisée au mois de septembre sur un échantillon de 600 entreprises montrait que plus des deux tiers n'avaient pas ou peu touché à leur PGE", explique Philippe Mutricy, directeur de l'évaluation, des études et de la prospection chez Bpifrance. L'expert se veut également confiant sur les capacités de remboursement : "Dans notre baromètre, plus de 19% des entreprises envisagent de rembourser intégralement dès 2021. Celles qui pensent ne pas pouvoir rembourser ne sont que 4%." Mais le représentant de Bpifrance appelle malgré tout à la prudence face à une situation particulièrement instable qui peut rebattre les cartes d'un jour à l'autre.
"On est dans un moment très difficile. La situation change très vite et nos équations sont débordées par le nombre d'inconnues qui s'ajoutent quasiment chaque semaine."
Philippe Mutricy, de Bpifranceà franceinfo
De fait, l'optimisme des uns n'est pas partagé par les autres. "Je commence à voir arriver des dossiers extrêmement abîmés. Il s'agit surtout de restaurateurs et de salles de fitness. Il n'y a tellement rien sur les comptes bancaires qu'il n'y a plus d'espoir. Et parfois ces entreprises ont contracté des PGE", constate l'avocat Serge Pelletier. Yves Marmont, expert-comptable dans l'Ain et président de la Fédération des centres de gestion agréés (FCGA) qui assistent 300 000 petites entreprises, voit lui aussi la situation se dégrader. "Il y a des entreprises qui n'ont pas demandé de PGE au premier confinement et qui en font la demande maintenant. Ça veut donc dire que ça se tend. Sachant qu'au premier confinement, j'ai des clients qui l'ont pris en pensant ne pas avoir à l'utiliser. Et aujourd'hui, non seulement ils l'ont utilisé, mais ils en demandent un deuxième", explique Yves Marmont.
Pour l'heure, les données de suivi de l'octroi des PGE publiées par le gouvernement ne montrent pas d'explosion des demandes depuis le reconfinement. Cette absence de mouvement ne rassure pas Laurent Munerot. "Quand on n'envisage pas la suite, on ne prend pas d'emprunt", s'inquiète le président de l'U2P.
En attendant, ce poids des incertitudes se ressent jusqu'au Parlement, qui doit voter avant la fin de l'année le PLF 2021 et son plan de relance de 100 milliards d'euros. "Nous allons débattre avec des chiffres qui sont déjà obsolètes. Ça commence à devenir énervant", s'emporte le sénateur LR Jean-François Husson, rapporteur général du budget au Sénat, tout en tempérant : "En même temps, je pense qu'il est encore trop tôt." A l'Assemblée nationale, la députée LREM Bénédicte Peyrol fait le même aveu d'impuissance. En tant que rapporteuse spéciale pour le volet "Engagements financiers de l'Etat" du PLF, c'est à elle qu'incombe la responsabilité de suivre le coût budgétaire des PGE. Interrogée par franceinfo sur l'impact du reconfinement sur le coût du dispositif, Bénédicte Peyrol reste indécise : "Je ne peux pas vous dire si ça va doubler ou tripler. Tout dépend de la reprise économique. Et, en toute humilité, je ne sais pas."
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